Intervention de Jean-Pierre Leleux

Réunion du 27 janvier 2011 à 9h00
Indépendance des rédactions — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Jean-Pierre LeleuxJean-Pierre Leleux, rapporteur de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication :

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, l’examen de la proposition de loi déposée par nos collègues socialistes est l’occasion, pour le Sénat, d’engager un débat sain et fort utile.

L’accélération de la concentration au sein de la presse quotidienne régionale, l’immixtion d’actionnaires dans les décisions de publication de certains articles, la protection effective du secret des sources, entre autres, sont autant de sujets susceptibles de créer des polémiques autour de la question de l’indépendance réelle des journalistes vis-à-vis des pressions extérieures.

Ne nous leurrons pas : depuis déjà deux décennies, les sondages font apparaître que plus de 60 % des Français soupçonnent les journalistes d’être inféodés, peu ou prou, au pouvoir politique ou aux puissances financières.

À tous ceux qui pensent que ce débat n’a pas sa place au Parlement, je veux rappeler que, depuis la révision constitutionnelle de 2008, il revient au législateur de fixer les règles concernant « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ». Nous sommes donc parfaitement dans notre rôle en ouvrant ce débat capital pour la liberté d’expression et la crédibilité de l’information dans notre démocratie.

Je crois pouvoir affirmer que nombreux sont ceux, parmi nous, qui partagent le constat et les inquiétudes légitimes exprimées aussi bien par les auteurs de la proposition de loi que par les journalistes eux-mêmes. Il est de notre responsabilité constitutionnelle de répondre à ces dernières.

Devons-nous, pour cela, nous hâter d’inscrire dans la législation le dispositif particulièrement complexe qui nous est proposé ?

Je ne le pense pas, car la méthode retenue ne respecte pas deux exigences fondamentales : d’une part, tenir compte de la multiplicité des configurations au sein des entreprises de presse ; d’autre part, éviter d’alimenter, voire de structurer, un climat de défiance permanent entre la direction d’une publication et sa rédaction. C’est pourquoi, mes chers collègues, je vous proposerai, à la fin de mon intervention, deux solutions concrètes qui privilégient une voie négociée dans la représentation des rédactions au sein des titres de presse.

Permettez-moi de revenir sur les raisons qui ont conduit la commission à donner un avis négatif sur l’adoption de cette proposition de loi.

À l’heure actuelle, la protection du journaliste vis-à-vis des pressions extérieures repose déjà non seulement sur un certain nombre de dispositions législatives et conventionnelles, mais aussi et surtout sur des dispositifs et des pratiques établis dans le cadre d’accords négociés entre la direction et le personnel de la rédaction.

Je pense ainsi à la loi du 4 janvier 2010, qui consacre dans notre droit positif la protection du secret des sources des journalistes. Il s’agit d’une garantie fondamentale pour le journaliste lui permettant de mener à bien sa mission d’investigation et d’information du public.

Je pense également à la convention collective nationale de travail des journalistes, qui consacre « le droit pour les journalistes d’avoir leur liberté d’opinion, l’expression publique de cette opinion ne devant en aucun cas porter atteinte aux intérêts de l’entreprise de presse dans laquelle ils travaillent ».

Je pense en outre aux modalités de représentation des rédactions et à leurs prérogatives dans le fonctionnement d’une entreprise éditrice qui sont aujourd’hui régies, au sein d’un certain nombre de publications – cela concerne vingt à vingt-cinq entreprises –, par des accords passés entre les représentants du personnel et les organes dirigeants. C’est le cas, par exemple, de Libération, du Monde, ou encore de Télérama.

Par ailleurs, se généralisent progressivement les dispositifs de médiation afin d’organiser un droit de réponse de la rédaction aux demandes ou aux contestations des lecteurs et de permettre une forme de contrôle citoyen.

Enfin et surtout, les journalistes bénéficient, à titre individuel, de la clause de conscience et de la clause de cession, qui garantissent l’autonomie des rédacteurs vis-à-vis des propriétaires de l’entreprise éditrice. Ces deux clauses fondent la liberté intellectuelle des journalistes en leur permettant d’opposer leur droit moral et de quitter leur publication en percevant des indemnités au moins égales à celles qui sont octroyées dans le cas d’un licenciement lorsque cette publication a fait l’objet d’un changement de caractère ou d’orientation – c’est le cas de la clause de conscience – ou lorsqu’une modification du contrôle de la société les employant tend à porter préjudice à leurs intérêts moraux – c’est le cas de la clause de cession.

En imposant la mise en place de dispositifs selon des formats contraignants, voire inapplicables dans le cas de publications aux effectifs très réduits, la présente proposition de loi met à mal la diversité et la souplesse des solutions ad hoc qui ont déjà été négociées au niveau de chaque entreprise entre la rédaction et la direction. Il est en effet prévu que l’entité chargée de représenter l’équipe de rédaction auprès de la direction prenne la forme, soit d’une « équipe rédactionnelle permanente et autonome » composée de fait de l’ensemble des journalistes professionnels, soit d’une « association de journalistes » ou d’une « société de rédacteurs ». Or une association de journalistes ne peut logiquement être constituée que sur l’initiative des journalistes eux-mêmes.

À supposer que les professionnels refusent de se constituer en association, la lecture de l’article 1er laisse entendre que l’instance représentant la rédaction prendra automatiquement la forme d’une « équipe rédactionnelle permanente et autonome », dont les prérogatives prévues sont encore plus substantielles que celles d’une association de journalistes. Elle disposera en effet d’un droit de veto sur tout changement de politique éditoriale et sur la désignation du responsable de la rédaction. À aucun moment la direction ne se voit donc reconnaître la possibilité de négocier avec la rédaction la forme que pourra prendre l’instance de représentation de la rédaction et le contenu de ses prérogatives.

L’asymétrie est flagrante, car en cherchant à renforcer les pouvoirs de la rédaction, on nie totalement l’autonomie de la direction dans la gestion de l’entreprise. Compte tenu des marges de manœuvre très limitées de la direction, rares seront alors les investisseurs qui s’aventureront dans ce type d’entreprise. Or on connaît la sous-capitalisation évidente de ce secteur d’activité.

Comble de cette asymétrie, qui nous paraît être un obstacle majeur, le directeur de la publication continuera à être seul responsable pénalement d’un contenu dont il n’aura pas nécessairement la maîtrise éditoriale en dernier ressort, puisque l’équipe rédactionnelle disposera d’un droit de veto sur la politique éditoriale.

Cela étant, ma principale inquiétude est la suivante : les dispositions envisagées pourraient contraindre l’exercice par le journaliste des droits qu’il tire des clauses de conscience et de cession. L’absence d’opposition des représentants de l’équipe rédactionnelle aux changements de politique éditoriale envisagés par la direction pourra s’interpréter comme un satisfecit donné par la rédaction. Il deviendra alors plus compliqué pour un journaliste de démontrer que ces projets éditoriaux constituent, selon lui, des « changements notables » dans l’identité du titre pouvant justifier son recours à la clause de conscience. Cette proposition de loi aboutirait donc à mutualiser une clause de conscience qui doit rester individuelle.

Enfin, pour ce qui concerne les dispositions relatives à la transparence financière des entreprises de presse, à savoir les articles 2, 3 et 4, certaines sont d’ores et déjà satisfaites par des mesures encore plus complètes, que nous avons introduites dans la proposition de loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit.

Les autres dispositions envisagées sont, soit redondantes avec celles des articles 5 et 6 de la loi du 1er août 1986, soit tout simplement inapplicables en pratique. Nous y reviendrons lors de l’examen des articles.

Pour l’ensemble de ces raisons, mes chers collègues, la commission de la culture vous propose de ne pas adopter le texte qui nous est soumis.

Néanmoins, parce que ses objectifs sont louables et aussi parce que je suis convaincu que nous pouvons trouver ensemble des solutions permettant de mieux garantir la représentation des rédactions au sein des entreprises de presse, je souhaite formuler deux propositions.

Dans le cadre de la réforme des aides publiques à la presse, vous avez annoncé, monsieur le ministre, que les éditeurs devront passer des contrats avec l’État. Ce système d’aides contractualisées doit permettre de faire émerger des entreprises de presse fortes et indépendantes.

Un certain nombre de ces aides ont précisément pour finalité le renforcement du pluralisme et la modernisation éditoriale des titres de presse. Par conséquent, je pense qu’il serait utile d’inclure parmi les objectifs contenus dans les contrats passés par l’État avec les entreprises bénéficiaires d’aides publiques le renforcement du respect de la déontologie de l’information.

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