Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, aborder par le biais d’une proposition de loi la question de l’indépendance des rédactions par rapport aux pouvoirs politiques et économiques internes ou externes aux entreprises de presse montre à quel point les rapports entre la politique et les médias sont dégradés par les évolutions contemporaines.
Force est de constater que nos concitoyens ont de plus en plus tendance à se méfier des journalistes, à cause non seulement d’une concentration outrancière des titres et supports médiatiques entre les mains de quelques groupes industriels et financiers, mais aussi de pratiques professionnelles qui ne « passent » plus.
J’observe, par ailleurs, que ce débat concerne essentiellement des titres de presse, des télévisions ou des radios que l’on qualifie de « généralistes » ou de « nationaux » et que l’on évoque rarement l’indépendance des rédactions de publications ou médias audiovisuels spécialisés dans la culture, le sport, la gastronomie… ou les mots croisés !
Il me paraît pourtant absolument essentiel que l’on puisse faire confiance aussi à d’autres formes de presse spécialisée ; je pense en particulier à une revue comme Prescrire qui, dans le domaine médical, a alerté l’opinion sur le danger de certains médicaments.
Mais, aujourd’hui, nous limiterons notre discussion à l’indépendance des rédactions par rapport à des pressions économiques et politiques qui viendraient de l’intérieur ou de l’extérieur des sociétés éditrices ou audiovisuelles, dont la loi a pourtant prévu de restreindre la concentration.
La France n’est, hélas, pas la seule à connaître ce dilemme. Nos voisins italiens vivent sous ce modèle depuis maintenant vingt-cinq ans. Un magnat des médias est même parvenu à devenir Président du Conseil et à le rester, malgré quelques intermittences, près de quinze ans !
On peut d’ailleurs se demander si c’est vraiment à nous, législateurs, de dire comment doit être organisée, à l’intérieur de chaque média, la liberté de nommer des dirigeants indépendants qui devront ensuite décider de traiter, hiérarchiser, évaluer et exposer l’actualité.
La réponse est oui ! Et il faut le regretter, en rappelant, comme le font nos collègues socialistes, que c’est la Constitution qui nous donne la possibilité – par défaut, il faut bien le dire – d’organiser la liberté d’action de professionnels qui nous interpellent chaque jour sur les divergences au sein des assemblées parlementaires. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’actualité !
Ce qui a été présenté comme une avancée dans la relation entre les médias et les citoyens est, en fait, la parfaite illustration de la régression de la confiance entre journalistes et citoyens-consommateurs, car le recours au « médiateur des auditeurs, téléspectateurs et lecteurs » est révélateur du malaise qui existe aujourd’hui dans l’opinion publique.
Un média digne de ce nom, doté de règles de fonctionnement efficientes, ne devrait pas avoir besoin de recourir à la médiation avec l’opinion publique, mais il faut avouer que l’on comprend parfois la méfiance de l’opinion envers les journalistes. Le fait n’est pas nouveau : j’ai encore en mémoire les prestations d’un élu écologiste qui, alors qu’il était journaliste de télévision, vantait les mérites de l’énergie nucléaire à l’occasion de ce que la profession appelle « un ménage », avant de devenir un contempteur de cette activité, une fois élu !
Nos collègues socialistes ont présenté une proposition de loi sur les sociétés ou associations de journalistes qui va bien au-delà des revendications des syndicats. Faire élire un directeur de la rédaction « de par la loi » me paraît constituer un danger et aussi une régression. Imposer dans chaque société ayant un conseil de surveillance la présence du représentant des journalistes me paraît être une réponse inadéquate. En tout cas, ce n’est pas là que je situe l’enjeu. Quid des SARL de presse dans les petites structures ? D’autant que la culture d’entreprise est forcément différente selon que l’on est journaliste dans une chaîne de télévision, un journal traditionnel, ou encore dans une agence de presse, selon que le média représente telle ou telle sensibilité... Bref, au lieu de préciser les détails, fixons quelques grands principes !
Je retiendrai, par exemple, les propositions de nos collègues socialistes relatives aux changements importants dans le capital social qui peuvent influencer la politique rédactionnelle d’un média. Mais le déséquilibre des pouvoirs internes est-il la seule menace pour les médias, et la presse écrite en particulier ?
N’y a-t-il pas des menaces plus « subtiles », comme l’influence d’un annonceur omniprésent ; je pense en particulier aux rédactions des quotidiens et hebdomadaires régionaux qui sont dépendantes des annonces légales, de la publicité des collectivités locales, mais aussi aux quotidiens gratuits qui sont tributaires de certaines autorisations d’utilisation du domaine public. Pourquoi ne pas obliger les entreprises médiatiques, comme pour la répartition du capital, à indiquer, une fois par an, les noms de leurs principaux annonceurs ?
La disparité des situations des médias français, après des années de concentration souvent mal conçue ou tardive par rapport aux évolutions du secteur, explique la situation de 2011. L’arrivée, depuis l’étranger, de nouveaux concepts, comme les quotidiens gratuits ou les rédactions multimédias, et la survivance de quelques combats d’arrière-garde dans les secteurs connexes tels que la diffusion, qui a une importance cruciale pour les journaux payants, ont amené des entreprises, qui n’avaient que la presse et l’édition comme objet et supportaient donc de lourdes charges fixes, à être de plus en plus dépendantes de la publicité.
Ces titres sont devenus des « proies » pour de grands groupes qui dégagent des bénéfices considérables et qui ont rapidement exercé un contrôle et imposé des normes de rentabilité incompatibles avec les performances des sociétés de presse. Sans parler de la tentation de « diriger » la ligne rédactionnelle en cas d’actualité contraire à leur image ou à leurs intérêts… À la télévision, la situation n’est guère meilleure : supprimer le financement publicitaire conduit à une dépendance envers l’argent public.
En effet, n’oublions pas non plus l’exigence d’indépendance rédactionnelle vis-à-vis des pouvoirs publics. Dans ma région, le groupe de presse du quotidien monopolistique avait des objectifs de rentabilité à deux chiffres. Aujourd’hui, sans l’aide de modernisation versée par le Gouvernement pour entretenir ses rotatives, il ne pourrait plus investir ; il doit de surcroît demander des délais de paiement pour régler ses charges sociales.
Alors, par rapport à qui le journal doit-il être indépendant ? Par rapport à ces nouveaux actionnaires, qui n’investissent plus ? Par rapport à l’État, qui apporte des subventions et toutes les aides publiques directes ou indirectes ? Par rapport aux annonceurs publics, qui achètent des pages et des pages pour communiquer sur tout et rien, et dont on voit la photographie des dirigeants quatre ou cinq fois dans la même édition accompagnée de titres laudateurs ?
On ne pourra affranchir les journalistes du pouvoir de l’argent que si l’on change le modèle économique de la presse et des médias en France.
La convergence des rédactions de médias différents vers une organisation en rédactions intégrées, où les journalistes seront capables de faire leur métier sur plusieurs supports, est une voie qui s’ouvre aux professionnels et qui mérite que l’on réfléchisse aux moyens à leur attribuer pour mener cette transformation de leurs habitudes de travail. Elle est aussi source de réflexion sur des obligations éthiques nouvelles, avec les perspectives offertes par Internet. Parfois, un blog de journaliste est plus lu que certains médias regroupant plusieurs professionnels.
Mais c’est aussi en imposant que les chartes de déontologie journalistique recouvrent l’ensemble des activités des entreprises propriétaires de médias, avec une obligation d’autocontrôle par les organes dirigeants et les rédactions, que l’on arrivera à mieux libérer le travail des journalistes.
On pourrait aussi aller plus loin, en réglementant, comme dans la fonction publique, le « pantouflage » des cadres de la presse chez les clients-annonceurs des médias dont ils sont issus. Cette idée serait de nature à renforcer la confiance de l’opinion envers les journalistes. Combien de fois a-t-on vu tel journaliste devenir responsable des relations publiques ou attaché de presse d’une grosse société ou d’une collectivité locale sur laquelle il écrivait quelques semaines plus tôt ?
L’indépendance des rédactions restera un vœu pieux si l’on ne s’attaque pas vraiment au modèle économique de la presse française et si l’on n’impose pas dans les chartes de déontologie un respect rigoureux de distance vis-à-vis des pouvoirs économiques et politiques.
Cette « politique » de charte éthique doit aussi s’appliquer aux investisseurs et annonceurs.
C’est la raison pour laquelle il me paraît opportun de regarder du côté tant des investisseurs que des annonceurs la possibilité d’établissement de règles déontologiques.
On pourrait imposer aux annonceurs qui dépassent un certain volume financier dans les médias locaux de signer une charte par laquelle ils s’interdisent d’embaucher des journalistes des supports qu’ils utilisent dans l’année suivant leurs derniers investissements publicitaires.
On pourrait également exiger que lorsqu’un organe de presse est condamné pour diffamation il se trouve dans l’obligation de publier dans ses colonnes l’intégralité du jugement qui le concerne. Voilà une mesure salutaire qui obligerait les journalistes à un peu plus de prudence dans la rédaction de leurs articles relatifs à des affaires dites « sensibles » ou à l’évolution de procédures judiciaires !
De la même manière, mes chers collègues, vous constatez comme moi que le non-lieu d’un élu ou d’une personnalité en vue ne fait guère recette dans la presse.