Intervention de Michel Billout

Réunion du 13 décembre 2006 à 15h00
Commission d'enquête sur les causes de la panne d'électricité du 4 novembre 2006 — Adoption des conclusions négatives du rapport d'une commission

Photo de Michel BilloutMichel Billout :

Monsieur le président, mes chers collègues, les sénateurs du groupe CRC ont saisi le Sénat d'une proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur les causes de la panne d'électricité du 4 novembre 2006 et sur l'état de la sécurité d'approvisionnement de l'électricité en France, dans le cadre des politiques européennes d'ouverture à la concurrence du secteur énergétique.

Nous regrettons que la commission des affaires économiques ait conclu au rejet de la proposition de résolution tendant à la création de cette commission d'enquête, tant en raison de la gravité du sujet que des arguments avancés dans le rapport. Si le Sénat venait à suivre la position du rapporteur, M. Poniatowski, nous nous contenterions de la mise en place d'une mission d'information. Force serait alors de constater l'impuissance des parlementaires français face à un problème majeur qui touche directement notre pays et nos concitoyens.

Rappelons que la création d'une commission d'enquête illustre la volonté politique de l'assemblée de se saisir d'un fait significatif et relativement grave. Or, monsieur le rapporteur, vous nous opposez l'argument selon lequel la panne d'électricité ne serait un sujet ni assez lourd ni assez sensible pour justifier la mise en oeuvre d'une telle procédure, comme le furent l'affaire d'Outreau ou encore les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires. Nous vous laissons la responsabilité de ces comparaisons, qui nous paraissent aussi hasardeuses qu'inutiles.

Pour notre part, nous tenons à souligner le fait que la survenance d'une panne générale d'électricité n'est pas une hypothèse d'école. D'un coût important, elle serait susceptible de provoquer une grave crise, de porter atteinte à la sécurité des personnes et de paralyser l'économie. Il nous paraît donc essentiel de ne pas minimiser les risques en présence et de tout mettre en oeuvre pour éviter au maximum qu'ils ne deviennent réalité.

Contrairement à ce qui s'est passé en 1978 - durant une période de grand froid qui a connu un pic de consommation électrique -, la panne est intervenue à un moment où la consommation d'électricité était habituelle. De plus, elle a été déclenchée par une manoeuvre habituelle et préparée à l'avance ! Vous comprendrez dès lors, monsieur le rapporteur, que l'absence de commission d'enquête en 1978 et 1987 est un argument qui ne nous convainc absolument pas !

Les conditions déclenchant la survenance d'une telle panne nous poussent, au contraire, à croire que la création d'une commission d'enquête parlementaire dotée de pouvoirs d'investigation étendus est plus que nécessaire.

En effet, les pouvoirs accordés aux parlementaires dans le cadre de la commission d'enquête - le droit de citation, la possibilité pour les rapporteurs d'exercer leur mission sur pièces et sur place, de demander à la Cour des comptes des enquêtes sur la gestion des services et des organismes, mais surtout la possibilité de se faire communiquer tout document de service - ne seraient pas inutiles pour analyser de manière approfondie les causes de la panne.

Rappelons que, en l'état actuel, le droit international ne nous permet évidemment pas, sauf mise en oeuvre de la coopération judiciaire internationale, d'exercer ces pouvoirs à l'encontre d'une personne se trouvant à l'étranger. Cependant, au titre de la puissance territoriale, la commission d'enquête pourrait exercer ces prérogatives en France.

En fait, au nom de pouvoirs que le Parlement ne détient pas et qu'il n'entend pas, bien sûr, usurper, vous le privez des outils efficaces nécessaires à l'application de sa mission de contrôle.

J'aborderai maintenant les arguments qui, à notre sens, font vraiment débat.

Lorsque nous avons déposé cette proposition de résolution, le 9 novembre dernier, effectivement - et nous n'avons jamais dit le contraire -, un certain nombre d'éléments étaient à notre disposition. Mais les tentatives d'explication de la panne étaient faibles et peu abouties. D'ailleurs, le gouvernement allemand lui-même a demandé à cette même date des précisions au gestionnaire de réseau E.ON.

Nous savions que E.ON Netz avait mis hors service une ligne électrique à très haute tension afin de laisser passer un navire de croisière. Des flux d'électricité plus importants que prévu chargeant les lignes en service dans le sens est-ouest, des protections de surcharge ont mis alors hors service deux lignes de 400 kilovolts acheminant les flux est-ouest. De nombreux ouvrages de transport en ont fait de même en quelques secondes, sous l'action d'automates de protection. À vingt-deux heures dix, le réseau d'Europe continentale était coupé en trois régions déconnectées les unes des autres.

Tous les pays concernés ont procédé à des délestages. Ceux-ci, grâce aux dispositifs de protection fréquencemétrique installés sur le réseau de distribution français, ont très clairement permis de sauver le réseau national et, simultanément avec l'ensemble des distributeurs européens, de sauver l'Europe d'une grave crise.

Comme l'a très justement souligné le rapporteur, la production hydraulique a permis de remettre rapidement à niveau les réseaux national et européen. Les gros moyens de production, notamment nucléaires, ont maintenu le réseau au moment de l'écroulement de fréquence.

Enfin, il faut saluer la réaction du personnel de RTE, Réseau de transport d'électricité, qui, dans une logique de service public intégré, a assuré une coordination des actions prises depuis la production jusqu'à la distribution.

Cependant, plus d'un mois après les événements, des zones d'ombre demeurent. RTE confesse sur son site Internet que « l'enchaînement précis et les causes de cet événement ne seront connus avec exactitude qu'à l'issue des enquêtes européennes lancées par ETSO [European transmission system operators, l'Association européenne des gestionnaires de réseaux de transport d'électricité] et l'UCTE », l'Union pour la coordination du transport d'électricité.

De plus, notre information reste limitée. Votre rapport, qui s'est essentiellement fondé sur le rapport de RTE, témoigne de la faible diversité des sources d'information.

Les enquêtes conduites par l'UCTE et le Conseil des régulateurs européens de l'énergie sont une bonne chose mais, contrairement à ce qui est soutenu dans le rapport, nous ne considérons pas qu'elles fassent perdre de son intérêt à la création d'une commission d'enquête nationale. Ces documents constitueront autant d'éléments utiles à l'exercice par la commission d'enquête de sa mission de contrôle.

Dans son rapport intermédiaire, l'UCTE fournit un début d'analyse intéressant. En effet, l'organisation estime que l'incident est imputable à plusieurs causes.

D'abord, elle dénonce le manque d'anticipation des électriciens allemands, aggravé par le manque absolu de coordination entre les quatre gestionnaires de réseau, notamment entre RWE et E.ON. Ce constat montre la nécessité de conserver un seul gestionnaire de réseau de transport de l'électricité en France, comme c'est le cas à l'heure actuelle avec RTE, filiale à 100 % d'EDF. On a constaté que les structures héritées du service public intégré EDF ont sauvé le réseau.

Ensuite, l'UCTE note que les électriciens ont mis un certain temps à réduire la puissance véhiculée sur leurs réseaux pour ne pas compromettre la tenue « d'engagements commerciaux trop importants ». Autrement dit, la sûreté a été sacrifiée au nom de la rentabilité.

Enfin, il semblerait que les champs d'éoliennes espagnols et allemands aient été un facteur aggravant de la panne.

Si les éléments envisagés dans ce rapport constituent de précieux renseignements, nous pensons que d'autres questions peuvent être posées. On ne voit pas pourquoi l'étendue du champ d'investigation serait laissée au bon vouloir des organismes précités. C'est dans cette optique que la pertinence d'une commission d'enquête nationale s'affirme.

En effet, il nous faut déterminer les raisons qui ont transformé une manoeuvre planifiée et connue en incident incontrôlé. Les analyses à mener sont complexes et ne doivent pas s'arrêter à l'identification des causes directes de l'incident. Il est primordial de s'interroger sur l'influence de la mise en place de la libéralisation du marché de l'énergie à l'échelle européenne, libéralisation qui est beaucoup plus avancée dans d'autres pays qu'en France.

Les critères de marché génèrent des flux supplémentaires sur le réseau électrique européen ; je pense aux importations importantes en provenance de la zone est de l'Europe, car moins chères en termes de coûts de production. Il reste à déterminer si ces flux ont contribué à une aggravation de l'incident. La financiarisation du système électrique européen entraîne des risques pour celui-ci, comme en témoignent les précédents incidents qui ont touché l'Italie ou la Californie.

Avant les logiques de libéralisation, l'interconnexion des réseaux européens d'électricité était motivée par des considérations de sécurité et de solidarité plus que par des logiques commerciales. En cas de difficultés sur le réseau, les différentes entreprises électriques réglaient les problèmes à travers les échanges dits « à bien plaire ». Désormais, les logiques commerciales rendent difficiles ces échanges, comme le note d'ailleurs l'UCTE.

De plus, les marges permettant d'assurer l'équilibre production-consommation se dégradent partout en Europe. Les 3000 mégawatts de réserves primaires sont très largement insuffisants quand on sait que cela représente une marge de deux à trois degrés centigrades seulement. Aussi, augmenter les capacités des interconnexions pour répondre à des exigences purement commerciales n'est pas sans danger.

Cela me conduit à aborder la question cruciale de l'implantation des moyens de production. Cette implantation, comme le maillage des réseaux, en termes de proximité par rapport aux lieux de consommation, sont, à notre avis, des éléments essentiels. L'entreprise intégrée ne réfléchissait pas uniquement en fonction de la rentabilité à court terme pour implanter un moyen de production, mais aussi en fonction des problématiques réseaux.

La marchandisation de l'électricité induit, a contrario, que les producteurs implantent les nouveaux moyens de production dans des lieux qui rentabilisent au maximum les investissements. On se retrouve donc avec des projets d'implantation sur les mêmes sites - terminal gazier, port - qui ignorent les contraintes du réseau. RTE est alors obligé d'avoir recours à un appel d'offres pour localiser au mieux certains moyens de production. C'est encore un coût supplémentaire généré par la déréglementation ! Cette logique s'applique également au cadre européen, comme en témoigne l'incident du 4 novembre dernier.

Le comportement de la production décentralisée - éolien, cogénération - dans la zone ouest a été largement mis en cause. Lorsque la fréquence a atteint 49 hertz, une grande partie de cette production s'est séparée du réseau ; il a manqué 2 800 mégawatts en Espagne et, par ricochet, 1 600 mégawatts en France.

Cela a aggravé l'ampleur de l'incident et aurait pu conduire à un black-out. Cela montre qu'il est nécessaire d'avoir, à côté de ces productions renouvelables ou de pointe, utiles par ailleurs, une structure de parcs de production permettant de sécuriser le réseau et de compenser leur versatilité. Il est également nécessaire que les recherches soient accélérées pour fiabiliser la tenue des éoliennes face aux aléas pouvant survenir sur un réseau électrique.

Enfin, le rapport considère que le délai de six mois imposé par les textes à une commission d'enquête pour achever ses travaux n'est pas adapté en l'espèce. Compte tenu de l'ouverture totale du marché de l'énergie fixée par l'Europe au 1er juillet 2007 et de l'intérêt de connaître les causes de la panne et l'état de la sécurité d'approvisionnement dans le cadre de ces politiques européennes, nous ne considérons pas que ce délai imposé constitue une entrave, bien au contraire.

L'actualité politique, avec la promulgation de la loi relative au secteur de l'énergie, la privatisation de GDF, la remise en cause du maintien des tarifs réglementés du gaz et de l'électricité par la décision du Conseil constitutionnel, montre l'urgence de mettre un arrêt net à la déréglementation du secteur énergétique.

Aujourd'hui, le Gouvernement organise la privatisation de GDF ; demain, EDF sera sans aucun doute concernée. On voit déjà les dommages collatéraux à travers la volonté de suppression des tarifs réglementés. L'opposition n'est d'ailleurs pas la seule à considérer que « la libéralisation du secteur de l'énergie est suicidaire pour le consommateur » ; c'est Dominique Paillé, député UMP, qui le déclarait récemment.

De plus, la fuite en avant engendrée par la politique folle de l'Europe n'est pas de nature à nous rassurer. La commissaire européenne à la concurrence, Nelly Kroes, a répété jeudi 30 novembre à Calais sa volonté d'une séparation « une fois pour toutes » entre les réseaux de transport d'énergie et les producteurs. Elle a précisé que cela passait par la « séparation patrimoniale », autrement dit par la sortie des réseaux du périmètre de leurs maisons mères. Cette déclaration ouvre la voie à une nouvelle directive imposant la séparation totale des réseaux de transport des producteurs.

Pour toutes ces raisons et devant l'urgence de la situation, nous vous demandons, mes chers collègues, d'adopter notre proposition de résolution visant à la création d'une commission d'enquête.

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