Madame la présidente, mes chers collègues, je me trouve dans la curieuse situation d'intervenir le premier, avant le rapporteur de la commission des affaires économiques, au sujet d'une proposition tendant à créer une commission d'enquête dont je suis l'auteur et qui a reçu le plein soutien de mon groupe.
Cette forme d'intervention constitue une première. Elle est aussi la conséquence curieuse du rendez-vous manqué du Sénat avec sa rénovation.
Depuis la révision constitutionnelle de 1995, qui a créé des séances mensuelles réservées à l'initiative parlementaire dans chaque assemblée, la pratique est fort différente à l'Assemblée nationale et au Sénat : au Palais-Bourbon, chaque groupe dispose à tour de rôle d'un droit de tirage ; au palais du Luxembourg, la majorité contrôle tout.
Depuis longtemps, nous réclamons que l'opposition puisse, dans ce cadre, faire débattre le Sénat de ses initiatives, sans que la majorité, qui sélectionnait jusqu'à présent les propositions et ne retenait que celles qui lui convenaient, dispose d'un droit de veto.
À la fin du mois d'octobre dernier, nous avons cru obtenir satisfaction, la conférence des présidents ayant admis que chaque groupe politique pourrait disposer, à la proportionnelle, d'un droit d'initiative parlementaire. Toutefois, la majorité a dénaturé complètement cette petite avancée, en refusant aux groupes socialiste et CRC, lorsqu'ils déposent une proposition, le droit de la présenter eux-mêmes en séance publique.
Je n'ai donc pu être désigné rapporteur de la résolution tendant à tendant à créer une commission d'enquête sur EADS : cette tâche a été confiée à un sénateur de la majorité, alors même que je suis, avec mon groupe politique, à l'origine de cette demande, que la majorité avait toujours la possibilité de rejeter par un vote négatif.
Mes chers collègues, même à l'Assemblée nationale, ces pratiques hégémoniques n'ont plus cours depuis plus de dix ans !
Nous continuons d'espérer que notre proposition de résolution recueillera l'assentiment de notre assemblée. C'est pourquoi je souhaite en préciser de nouveau très clairement l'objet.
Tout d'abord, eu égard aux récents développements de l'actualité, je veux affirmer avec force que cette commission d'enquête, dans le strict respect de la séparation des pouvoirs, ne porterait aucunement sur des faits relevant de la justice.
Ensuite, dans notre esprit, il ne s'agit à aucun moment de fragiliser, directement ou indirectement, les groupes EADS et Airbus.
En tant qu'élu de la Haute-Garonne, je suis trop conscient des enjeux économiques et sociaux liés à ces entreprises pour envisager une seule seconde que l'intérêt national ou local, celui des citoyens et des salariés, puisse trouver son compte dans l'affaiblissement de notre industrie aéronautique.
Je suis bien trop conscient que sont en cause l'emploi de dizaines de milliers de salariés, l'avenir des 15 000 fournisseurs d'Airbus et l'économie de plusieurs villes françaises, comme Meaulte, dans la Somme, Nantes, Saint-Nazaire ou Toulouse, dans la Haute-Garonne, pour participer à des actions négatives.
Je ne crois pas que la création d'une commission d'enquête porterait tort à ces entreprises et serait interprétée comme un signe de défiance du Sénat à leur égard. Au contraire, j'estime qu'une volonté marquée de rendre transparentes et de mettre à plat les difficultés rencontrées par ces groupes, ainsi que leurs causes, serait de nature à prouver à tous que la France, à travers son Parlement, se montre très attentive à l'avenir de l'industrie aéronautique en général, et d'EADS et Airbus en particulier, et qu'elle est prête à aider sur tous les plans ces deux entreprises.
Notre proposition de résolution tend essentiellement à identifier les dysfonctionnements qui ont conduit à une situation devenue aujourd'hui inquiétante à plusieurs titres, et donc à éviter qu'ils ne se renouvellent.
Cette situation est inquiétante en raison des retards de production et de livraison de l'A380, car c'est bien de cet avion qu'il s'agit. L'argumentation de l'entreprise semble faible, car les problèmes de câblage et de harnais qu'elle met en avant ne peuvent justifier à eux seuls les retards. Nous estimons que les causes profondes de ces problèmes sont intimement liées au système de gouvernance du groupe, c'est-à-dire à la non-intégration de l'entreprise Airbus. L'un des objectifs de la commission d'enquête que nous souhaitons instituer serait de clarifier ce point.
La situation est inquiétante également en raison des conséquences financières et boursières de ces retards pour l'entreprise, qui ont entraîné la mise en place du plan « Énergie 8 », dont nous redoutons les conséquences sur l'emploi, les sous-traitants et l'économie de nombreuses régions françaises.
Je le rappelle, d'ici à 2010, la sous-traitance sera réduite à 20 % de ce qu'elle est aujourd'hui. On va lui demander de participer au capital d'EADS, mais aussi, et surtout, d'aller produire dans des pays à bas coûts de production et faisant parie de la zone dollar. Que la première entreprise dont l'identité est européenne ait besoin de se refaire une santé en délocalisant en zone dollar ne constitue-t-il pas un déplorable paradoxe ?
La situation est inquiétante encore en raison du faux départ de l'A350, en fait un A330 « relooké ». Cet appareil est aujourd'hui reconverti en A350 XWB, mais son coût initial a doublé, pour atteindre 10 milliards d'euros, et il sera mis sur le marché, dans le meilleur des cas, avec six ou sept ans de retard par rapport à l'avion de Boeing, le Dreamliner ou Boeing 787, qui enregistre aujourd'hui près de 450 options d'achat.
Mes chers collègues, pour vous donner une idée de ces investissements, je vous rappelle que 10 milliards de dollars, soit la somme consacrée aux dépenses de recherche et développement d'un seul avion, correspondent à peu près au trentième du budget de l'État.
La situation est inquiétante, enfin, au regard de la gouvernance de l'entreprise, même si aujourd'hui l'arrivée de M. Louis Gallois à la présidence d'Airbus et à la co-présidence d'EADS est plutôt de nature à nous rassurer. De même, l'annonce récente du lancement de l'A350 XWB constitue un signal positif, avec toutefois ce bémol : son financement doit être clarifié rapidement.
L'arrivée chez Airbus, comme directeur général délégué, de M. Fabrice Brégier, ancien directeur de la division Eurocopter, entreprise installée à Marignane, dans les Bouches-du-Rhône, constitue un autre point positif. En effet, cette entreprise est le leader mondial de son secteur et elle vient de remporter le « marché du siècle », si j'ose dire, en vendant 280 hélicoptères à l'armée américaine. Mes chers collègues, il s'agit d'un beau symbole, qui prouve que tous les défis peuvent être relevés pour peu que soient réunies qualité, compétence, volonté, cohérence et, ajouterai-je, transparence.
Or c'est en matière de cohérence que le bât a blessé pour Airbus et EADS. Nous estimons qu'il est essentiel de nous pencher sur le système de gouvernance et les mentalités : je fais allusion aux tiraillements et rivalités qui sont dictées par l'esprit national des uns ou des autres, voire par quelques vanités déplacées.
Faute de cet examen auquel nous souhaitons que le Sénat procède, il est fort à craindre que les mêmes maux ne se traduisent par les mêmes erreurs.
Je connais parfaitement les circonstances et les contraintes politiques, économiques et industrielles qui ont conduit à adopter le système de gouvernance en vigueur. Celui-ci avait sa pertinence, mais force est de constater qu'il ne répond pas aux schémas classiques et provoque, dans les moments difficiles, des paralysies et des incohérences.
C'est pourquoi je persiste à penser qu'il serait judicieux et salutaire que notre assemblée s'interroge de manière approfondie sur ce mode de fonctionnement.
Nous sommes tous ici intimement convaincus de l'importance d'EADS et d'Airbus pour l'économie nationale et européenne. Mes chers collègues, quand Airbus tousse, l'économie française et européenne s'enrhume, si vous m'autorisez cette paraphrase.
C'est pourquoi, au-delà de querelles politiques qui n'ont pas lieu d'être sur un tel sujet, j'estime que la Haute Assemblée s'honorerait en créant cette commission d'enquête, dont les conclusions, j'en suis persuadé, permettraient d'éviter la répétition des erreurs passées, ce qui constitue la raison d'être de notre démarche.
En conclusion, mes chers collègues, au moment où les compagnies aériennes risquent d'annuler leurs commandes d'A380 et où la compagnie allemande Lufthansa vient de choisir des Boeing 747-800, je crois que tous, l'État français, EADS et Airbus, trouveraient leur compte à un examen minutieux des dysfonctionnements intervenus, et je vous invite donc à voter pour cette proposition.