Intervention de Michel Billout

Réunion du 13 décembre 2006 à 15h00
Commission d'enquête sur le groupe eads — Adoption des conclusions négatives du rapport d'une commission

Photo de Michel BilloutMichel Billout :

Madame la présidente, mes chers collègues, préalablement à mon intervention et puisque je ne l'ai pas fait lors du débat précédent, je souhaite souligner ma satisfaction de voir inscrites à l'ordre du jour de nos travaux deux propositions de résolution émanant de l'opposition parlementaire.

En effet, dans l'ordre du jour des séances mensuelles réservées, il est bien rare qu'une telle place soit accordée aux initiatives de l'opposition. Je formule donc le souhait que, lors des prochaines séances mensuelles réservées, cet équilibre soit maintenu.

Cependant, cette bonne disposition de la majorité ne va pas jusqu'à accéder à la demande de création d'une commission d'enquête sur le groupe EADS. En effet, la commission des affaires économiques a formulé un avis négatif à ce sujet, au double motif qu'une enquête judiciaire sur l'infraction de délit d'initié est en cours et que l'État n'étant actionnaire que de 15 % du groupe, la représentation nationale n'est pas fondée à enquêter sur la situation de ce groupe européen, qui n'est pas une entreprise publique nationale.

Si le premier argument, que nous ne contestons pas, peut se comprendre aisément, le second est plus hasardeux. En effet, indépendamment de la participation française dans le capital de cette entreprise, le secteur d'activité de cette dernière est un fleuron de l'industrie nationale depuis la création de la société Aérospatiale. À ce titre, la commission des affaires économiques reconnaît d'ailleurs pleinement le caractère stratégique du secteur d'activité d'EADS.

Pourtant, au motif que l'État ne serait pas suffisamment présent dans le capital de ces entreprises, la représentation nationale n'aurait ni à connaître des difficultés qu'aurait pu faire naître leur gestion ni à influer sur les enjeux relatifs à ce secteur d'activité.

Si l'on suit bien le raisonnement, c'est donc, à terme, l'ensemble de l'économie qui doit échapper au pouvoir politique, puisque, selon les dogmes libéraux, les services publics et les entreprises nationales appartiennent à l'histoire et doivent céder la place à la concurrence libre et non faussée, censée régir désormais l'ensemble des activités humaines. Cet argument apparaît d'ailleurs en filigrane dans la motivation du refus de la commission des affaires économiques de création d'une commission d'enquête, refus qui tient, pour partie, aux conséquences de la création de cette commission sur la bourse, ainsi que vous l'avez du reste rappelé, monsieur le rapporteur.

Nous déduisons également de votre argumentaire que la majorité gouvernementale va clairement dans le sens de l'abandon du modèle gaulliste, qui a permis l'intervention étatique dans les secteurs clés de l'économie française. En effet, depuis vingt ans, l'État ne cesse de se dessaisir de ses participations dans les entreprises publiques, dont la liste est longue : Gaz de France, Électricité de France, Air France, Aéroports de Paris, etc.

Dans le domaine de l'aéronautique, le gouvernement Jospin a autorisé, il est vrai, la privatisation de l'entreprise Aérospatiale et sa fusion avec l'entreprise Matra, société du groupe Lagardère, comme cela est souligné dans le rapport écrit.

Cette opération a effectivement permis la création d'EADS en 2000, groupe conçu non comme une coopération intergouvernementale, mais comme une entreprise européenne fonctionnant avec les actionnaires de plusieurs pays, notamment français, allemands, espagnols, qu'ils soient publics ou privés, et dont l'objectif premier était de concurrencer Boeing.

Les communistes, dans leur diversité, n'étaient pas forcément favorables à cette opération. Mais là n'est pas la question aujourd'hui.

Certes, le gouvernement Jospin a fait des erreurs, notamment quand son action a été dans le sens d'un accompagnement du libéralisme mondialisé et qu'il s'est séparé des outils de maîtrise publique, et donc citoyenne.

Concrètement, lorsque Lionel Jospin déclarait, en 2002, que le pouvoir politique ne pouvait contraindre l'économie, je pense qu'il a fait une erreur fondamentale, qui explique, en partie, la désaffection envers la politique de nombre de nos concitoyens.

En tout cas, le fait que le gouvernement Jospin ait, en son temps, fait le choix de privatiser l'entreprise Aérospatiale ne permet certainement pas d'affirmer que, aujourd'hui, les parlementaires de gauche ne pourraient débattre de la situation d'EADS.

Les sénateurs communistes estiment qu'il est plus qu'urgent de faire le bilan des politiques de libéralisation et de privatisation menées au niveau tant national qu'européen, avant de continuer dans cette fuite en avant. Il devient, en effet, pressant d'analyser si ce désinvestissement des pouvoirs publics dans les secteurs clés de l'économie, aboutissant à laisser comme seul régulateur la loi du marché, a permis un véritable développement de ce secteur et répondu aux besoins des usagers.

Dans le secteur de l'aéronautique, notamment, au regard des difficultés d'EADS et de l'opacité incroyable qui entoure la gestion de cette entreprise, nous estimons que cette politique de retrait des pouvoirs publics n'est pas concluante. À cet égard, je trouve que la proposition de résolution émanant du groupe socialiste est intéressante et aurait mérité plus qu'un débat de quelques heures, de même que le sujet aurait mérité plus qu'une simple information des parlementaires dans plusieurs mois.

J'en viens, maintenant, au fond même de cette proposition de résolution, c'est-à-dire ce qui légitime une en quête sur la situation de l'entreprise EADS, sur les causes qui ont provoqué le retard de livraison de l'A380 et, finalement, sur la politique industrielle de cette société.

À mon sens, la question du retard de livraison ne peut se comprendre et s'analyser que dans le cadre global de la politique industrielle de ce groupe. En effet, de nombreux arguments techniques peuvent être avancés pour justifier ce retard, notamment l'utilisation d'un logiciel non conforme pour le câblage à l'usine de Hambourg. Cependant, je considère que ces retards sont la conséquence directe de la politique industrielle de cette entreprise ou, plutôt, de son absence de politique industrielle.

En effet, comment ne pas considérer que la gestion de cette entreprise orientée vers la recherche d'une rentabilité maximale crée ce type de risques ?

Les causes profondes de la crise que connaît aujourd'hui EADS sont le fruit d'une stratégie essentiellement financière, qui a fait prévaloir les intérêts des actionnaires sur la logique industrielle.

En effet, alors que les dividendes versés aux actionnaires n'ont jamais été si importants - ils ont progressé de manière continue sur quatre ans, pour parvenir à une augmentation de 200 % -, une politique de réduction des coûts est largement mise en oeuvre dans le même temps.

On se trouve donc devant une stratégie de réduction des coûts de production qui ne saurait absolument pas se justifier par des difficultés financières ni par la situation de l'euro par rapport au dollar, comme le suggère la commission des affaires économiques, mais qui s'explique uniquement par la volonté des actionnaires français, allemands et espagnols d'augmenter leurs profits.

Ils ne sont pas d'ailleurs déçus : les profits ont encore été en hausse de 30 % en 2005. Pour l'année 2006, le géant de l'aéronautique table sur une progression du chiffre d'affaires de près de 3 milliards d'euros.

C'est dans ce cadre que l'entreprise a lancé, il y a maintenant deux ans, le plan « Route 06 », destiné à économiser 1, 5 milliard d'euros par an.

Ainsi, les actionnaires ont voulu, pour des raisons financières, réduire les délais d'études et de développement de l'A380 de sept à cinq ans. La conséquence directe de cette décision est que la filiale Airbus a réduit en 2004 son budget de recherche et développement, alors que ce nouvel avion était en plein développement.

La filiale Sogerma a également été sacrifiée parce qu'elle n'atteignait pas le taux de rentabilité espéré par les actionnaires. Le conseil d'administration a en effet décidé « d'arrêter les activités déficitaires sans perspectives de rentabilité ».

Le recours accru à la sous-traitance est aussi source de risque puisqu'il élargit encore un peu plus la chaîne de production.

Nous estimons donc que c'est ce plan qui est fondamentalement à l'origine des retards de production de l'A380 : il ne s'agit pas de simples problèmes de compatibilité technique ou de gouvernance d'entreprise.

Vouloir aller toujours plus vite en rognant toujours davantage sur les coûts comporte en effet ce type de risque.

Pourtant, cela ne fait nullement reculer la direction d'EADS, qui persiste dans cette logique. En effet, le lancement de l'A350, décidé le 1er décembre dernier en conseil d'administration, est lié à la mise en oeuvre d'un nouveau plan de restructuration, intitulé « Énergie 8 ».

Ce plan vise à permettre l'autofinancement par EADS de l'A 350, à hauteur de 5 milliards d'euros, d'ici à 2010. Il tend également à ce que les sous-traitants prennent à leur charge 1, 8 milliard d'euros de coûts de développement, c'est-à-dire qu'ils devront eux-mêmes pratiquer des réductions de coûts de production.

Le reste des financements nécessaires devrait être trouvé en passant par des émissions obligataires avec garantie publique.

Ce plan repose également sur un recours accru à la sous-traitance, à hauteur de 50 %, alors que le recours à la sous-traitance pour l'A 380 était de 30 %. Il ne s'agit donc pas, comme vous l'avez d'ailleurs indiqué, monsieur le rapporteur, d'une réduction de la sous-traitance, bien au contraire.

De plus, ce plan préconise une concentration des sous-traitants et une réduction de 30 % des prix de leurs prestations. Ce sera donc à eux d'assumer la charge de la sous-traitance en cascade : ils devront délocaliser dans les pays à bas coûts de main d'oeuvre.

D'autre part, ce plan préconise également des suppressions d'emplois.

C'est donc, une nouvelle fois, les emplois, les conditions de travail et les investissements qui pâtiront de la logique financière de l'entreprise.

Les sénateurs communistes estiment, devant cette situation, que les pouvoirs publics ont une responsabilité politique particulière, qui ne dépend pas de l'importance du capital détenu mais du caractère stratégique du secteur d'activité de l'entreprise EADS.

L'État français doit définir une politique industrielle pour la France et doter celle-ci des outils nécessaires pour parvenir aux objectifs démocratiquement fixés.

L'industrie aéronautique ne peut être laissée entre les seules mains des actionnaires, qui n'ont pas fait la preuve de leur capacité à développer l'activité de ce secteur.

Je ne reviendrai pas sur les récents problèmes judiciaires, mais on voit bien que les intérêts des actionnaires ne coïncident pas toujours avec les intérêts de l'entreprise. On voit également que, lorsqu'on laisse la gestion aux seuls actionnaires privés, ce sont leurs intérêts qui prévalent.

Nous ne pouvons nous en satisfaire.

Il faut rompre avec cette logique de régression et construire un grand projet industriel, avec des financements publics, contrôlés par les citoyens, pour des investissements à long terme, dégagés de l'emprise financière.

Ce projet passe par la définition de gammes complètes de produits, qui répondent aux besoins et ne soient pas soumis aux choix prioritaires d'actionnaires guidés par le souci du retour sur investissement le plus élevé dans le temps le plus court.

Airbus, qui a récemment décidé du lancement de l'A350, doit donc aujourd'hui y consacrer les budgets nécessaires.

L'avenir passe également par le successeur de l'A320, l'avion « monocouloir » qui a fait la différence dans la compétition avec Boeing.

Enfin, le gros-porteur A380 reste l'enjeu majeur des efforts industriels à engager. Il implique de nouveaux investissements technologiques et humains et une nouvelle conception des rapports entre maître d'oeuvre et sous-traitants.

Or la priorité donnée à la réduction des coûts, répercutée en cascade par tous les équipementiers, constitue une course effrénée vers la régression sociale et l'échec industriel.

Il faut donc sortir de cette ornière et revaloriser le travail, les salariés et leurs compétences. En effet, la compétence première d'Airbus, c'est avant tout le savoir-faire de ses salariés.

C'est pourquoi nous estimons, à l'inverse de certains de nos collègues qui préconisent l'abandon pur et simple des parts de l'État dans EADS, que seul un renforcement de la présence de capitaux publics sera à même de garantir une maîtrise citoyenne des enjeux liés à la politique industrielle dans le secteur aéronautique.

En effet, la gestion d'EADS est pour le moins opaque, et sa dimension européenne, loin de favoriser une plus grande transparence et une plus grande coopération intergouvernementale, vise tout simplement à éliminer la moindre velléité de contrôle public et démocratique des choix au sein de ce secteur, fleuron de l'industrie française, je le rappelle.

Je terminerai en disant que ce n'est pas cette construction européenne que nous appelons de nos voeux : ce n'est pas une Europe des capitaux privés intégrés dans le marché mondialisé, mais une Europe des peuples, une Europe démocratique, où les pouvoirs publics oeuvrent pour le développement partagé et le progrès pour tous.

Pour toutes ces raisons, les sénateurs du groupe communiste, républicain et citoyen estiment que cette proposition de résolution devrait être adoptée, afin de permettre à la représentation nationale d'apprécier la situation du secteur aéronautique et, ainsi, d'apporter de très utiles informations quant aux conséquences de la libéralisation dans ce secteur stratégique.

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