Monsieur le président, monsieur le ministre d'État, monsieur le ministre, mes chers collègues, la commission d'enquête sénatoriale sur l'immigration clandestine que j'ai eu l'honneur de présider a été guidée tout au long de son minutieux travail par le souci constant de rendre compte avec pertinence et objectivité de réalités éprouvant notre humanisme.
Derrière la froideur statistique des chiffres de l'immigration illégale, qu'elle soit clandestine à proprement parler ou irrégulière, se cachent autant de trajectoires individuelles marquées par le déracinement, la misère, l'isolement et, trop souvent, l'exploitation de cette détresse par des réseaux criminels très bien organisés.
À l'instar de ce que relevait la Cour des comptes dans son rapport public particulier consacré à l'accueil des immigrants et à l'intégration des populations issues de l'immigration, le phénomène de l'immigration clandestine revêt un impact social considérable, qui dépasse le seul champ de nos politiques migratoires. La France, qui est traditionnellement une terre d'accueil des étrangers, ne peut plus faire l'économie d'une réflexion globale et systémique sur le processus d'intégration de ces individus venus d'ailleurs pour jouir de notre modèle républicain.
Pour parvenir à une vision globale de ces phénomènes, la commission d'enquête a procédé à cinquante-sept auditions, mais aussi à de nombreux déplacements en France, en outre-mer et à l'étranger, afin de se rendre compte par elle-même des réalités du terrain. Tout naturellement, la réflexion s'est concentrée sur l'adaptation de nos moyens juridiques, administratifs, voire diplomatiques à la nouvelle réalité de l'immigration en France.
Au terme de ce travail, la commission a formulé quarante-cinq recommandations. Je souhaite insister plus particulièrement sur un point qui a retenu toute notre attention : le manque criant de fiabilité des indicateurs rendant compte de la réalité de l'immigration clandestine. Si, par définition, celle-ci ne peut être officiellement comptabilisée, il n'en reste pas moins vrai que notre outil statistique est inadapté aux faits que le législateur doit réguler.
Les estimations actuelles - 200 000 à 400 000 clandestins - restent trop imprécises pour définir des dispositifs efficaces. De plus, l'outil dont nous disposons est, en l'état, incompatible avec les exigences européennes d'harmonisation. Nos travaux ont donc logiquement abouti à proposer sa réforme profonde, en permettant notamment, sous le contrôle rigoureux de la CNIL, la Commission nationale de l'informatique et des libertés, une interconnexion des fichiers administratifs comportant des données relatives aux étrangers en situation irrégulière.
La commission d'enquête a longuement insisté, dans ses conclusions, sur la nécessité de renforcer en premier lieu le volet juridique et financier destiné à tarir en amont les flux. Le projet de loi relatif à l'immigration et à l'intégration constitue une amorce de réponse à cette problématique, qui est également la plus complexe à traiter, car elle met en jeu des moyens très divers : contrôle de l'entrée sur le territoire, lutte contre la fraude, politique d'aide au développement.
La maîtrise de l'accès au territoire français reste la clef de voûte de notre politique migratoire, particulièrement dans nos représentations diplomatiques et consulaires. À cet égard, celle-ci a sans aucun doute largement bénéficié de la modernisation de notre législation au cours des dernières années, notamment en matière de contrôle de la délivrance des visas de court séjour.
Parallèlement, l'européanisation croissante des politiques d'immigration permet une meilleure coopération entre des États ayant à connaître de flux d'immigration presque comparables - je pense à l'Espagne, à l'Italie, au Royaume-Uni ou à l'Allemagne. Dans ce cadre, l'harmonisation du contrôle de l'utilisation des visas, en particulier le visa biométrique, contribuera à l'allégement des procédures, mais aussi à leur plus grande efficacité.
Néanmoins, la crédibilité du contrôle aux frontières induit le renforcement des moyens logistiques alloués à la police aux frontières, laquelle constitue maintenant le chef de file d'une véritable police de l'immigration. Il est impératif que nos forces de l'ordre soient à même de lutter à forces égales avec les réseaux de criminalité organisés qui profitent de la détresse humaine.
La commission d'enquête a souhaité rappeler avec force qu'aucune politique d'immigration ne saurait occulter la coopération avec les pays de provenance des populations. Principe très souvent rappelé, mais trop souvent oublié, l'aide au développement demeure un facteur important de tarissement des flux de personnes. Il s'agit ici de traiter au fond les raisons qui conduisent des milliers de personnes à laisser derrière elles leurs racines : les initiatives de codéveloppement mises en place par le ministère des affaires étrangères doivent être approfondies.
Second volet étudié par la commission d'enquête, le traitement des clandestins présents sur notre sol se décline selon trois axes : la lutte contre la transformation de l'entrée régulière en séjour irrégulier, la lutte contre les pourvoyeurs de moyens permettant le maintien en France et, enfin, les moyens pour mettre fin au séjour illégal.
Sur ce point, nous avons été particulièrement préoccupés par le contrôle du retour des titulaires de visas. Nous avons proposé que soient mis en place des visas en forme de diptyque susceptibles d'assurer un contrôle plus efficace et, à terme, de rendre plus difficile, grâce aux potentialités qu'offrira le système européen d'information sur les visas, le passage du court séjour au séjour irrégulier.
Pour ce qui concerne le droit d'asile, la loi du 10 décembre 2003 avait pour objet de tarir une source importante du séjour irrégulier : les déboutés du droit d'asile. La commission d'enquête a souhaité que l'application de cette réforme concilie la maîtrise des délais de procédure avec le renforcement des garanties accordées aux demandeurs d'asile.
Parallèlement, la lutte contre le travail clandestin et les marchands de sommeil a d'ores et déjà abouti à une mobilisation inédite de l'ensemble des services concernés. La commission d'enquête a cependant souhaité que l'application des sanctions se fît avec une plus grande célérité, afin de concentrer la répression sur les responsables des réseaux.
Monsieur le ministre d'État, l'ensemble de ces considérations ne sauraient faire oublier un phénomène beaucoup plus inquiétant, tant par son ampleur que par son impact ; je veux parler de l'immigration clandestine de masse qui frappe l'outre-mer français, et particulièrement la Guyane, la Guadeloupe et Mayotte.
Ces collectivités ultramarines sont beaucoup plus exposées en raison de contraintes géographiques et géopolitiques bien sûr, mais aussi de la plus grande perméabilité des frontières ou de la proximité avec des pays sources. L'effort de rattrapage sur les moyens alloués à l'Hexagone doit être non seulement poursuivi, mais encore renforcé.
Les conséquences socioéconomiques de l'immigration illégale de masse sont potentiellement explosives : engorgement des services publics, travail clandestin, installation anarchique des populations, insalubrité, voire violences et graves troubles à l'ordre public. La commission d'enquête a estimé positives les dispositions du présent projet de loi tendant, pour Mayotte, à lutter contre l'obtention frauduleuse de titres de séjour, voire de la nationalité française. Cependant, la Guadeloupe et la Guyane restent les parents pauvres de ce texte.
Monsieur le ministre d'État, je monte aussi à cette tribune pour me faire le porte-parole du mécontentement croissant de la population guyanaise, excédée par les atermoiements des gouvernements successifs face aux conséquences de l'immigration irrégulière massive qui frappe cette région. La rhétorique grandiloquente ne suffit plus ; les actes deviennent urgents, chaque jour un peu plus.
Monsieur le ministre d'État, je viens vous rappeler que vous étiez venu en Guyane décorer de la Légion d'honneur et promouvoir à titre posthume le lieutenant Jean-Richard Robinson, un policier lâchement assassiné en service par des clandestins. Je viens vous rappeler également que deux gendarmes ont été tués par des clandestins. Tout récemment, dans la réserve naturelle des Nouragues, deux gardiens ont été lâchement assassinés par des clandestins. Les chercheurs d'un camp du CNRS tout proche ont repris leur activité il y a deux jours avec des gendarmes, mais l'inquiétude demeure.
Je ne viens surtout pas signifier que tous les immigrés clandestins sont des meurtriers potentiels. Je veux simplement témoigner auprès de vous et de la Haute Assemblée de la grande déception des Guyanaises, des Guyanais et de leurs élus devant le projet de loi que vous nous proposez. En son état actuel, le projet de loi s'appliquerait in extenso à l'ensemble des départements français, y compris ceux de l'outre-mer, en application de l'article 73 de la Constitution.
Le dispositif a minima que vous proposez pour la Guyane n'est pas acceptable. La France hexagonale n'est certainement pas confrontée, comme nous, aux mêmes problématiques, ni à leur caractère comminatoire.
Des clandestins abattent lâchement des membres des forces de l'ordre, les ressources minières sont pillées par des étrangers clandestins, la pression démographique de l'immigration - régulière ou non - met en péril l'équilibre socioéconomique de la Guyane.
La situation devient intolérable. C'est l'ordre public lui-même qui est maintenant en péril.
Posons-nous la question de savoir s'il n'y a pas dysfonctionnement dans les services de l'État : justice, services de police et de gendarmerie, affaires étrangères. L'État en a d'ailleurs bien conscience, puisqu'il a chargé un préfet d'en établir un diagnostic. Aujourd'hui, des citoyens veulent se faire justice eux-mêmes. Des collectifs spontanés se sont déjà formés pour raser des habitations illégales et en expulser les habitants sans titre.
L'intolérance n'a pourtant pas sa place sous ces latitudes équatoriales ou tropicales, pas plus que dans l'océan Indien.
La Guyane se dressera toujours devant tout tribunal de la « bien-pensance » qui l'accuserait d'intolérance et de xénophobie. Car porter une telle accusation serait ignorer comment s'est forgée notre identité : nous sommes tous débiteurs de l'immigration.
L'histoire de notre pays est celle de rencontres : entre des peuples, des cultures, des croyances, des langues, des traditions. Cette terre, originellement habitée par des Amérindiens, a été façonnée par des vagues d'immigration successives.
L'installation, en 1643, des premiers colons français à ce qui allait devenir Cayenne, fut rapidement suivie des premières vagues d'esclaves, qui constituèrent la première immigration de masse. L'institution coloniale et esclavagiste, malgré l'intermède abolitionniste de la Révolution, arracha des milliers d'hommes et de femmes à l'Afrique. Ces derniers furent contraints, sous le fouet du maître, de recréer ici une nouvelle socialisation qui participa à l'éclosion d'une identité guyanaise. Ce mélange de rapports de force et de violence engendra le premier embryon de société pensée sur ces terres équatoriales.
L'histoire nous enseigne aussi que toutes les tentatives institutionnalisées de peuplement par les différents gouvernements se sont soldées par des échecs pour le développement de la Guyane. Déjà en 1763, l'expédition de Kourou conduite par Choiseul s'acheva sur un désastre et la mort de plus de 6 000 des 10 000 colons, tués par les maladies et les fièvres. Le bagne, alimenté par les flots de prisonniers venus de l'Hexagone, contribua lui aussi, à sa façon, aux flux d'immigration vers la Guyane.
Nous n'avons pour autant de leçons à recevoir de personnes, car nous sommes toujours prêts à accueillir les populations en difficulté. L'immigration chinoise, syro-libanaise ou sainte-lucienne a trouvé en Guyane un nouveau lieu d'épanouissement. Après l'éruption de la montagne Pelée en 1902, des milliers de Martiniquais vinrent trouver refuge chez nous. Une ville entière, Montjoly, fut construite pour eux, et ils oeuvrèrent au développement de leur terre d'accueil. Les descendants de ces réfugiés sont toujours parmi nous et se considèrent, je l'espère, comme des Guyanais à part entière.
Dans les années soixante-dix, peu de nations de la Caraïbe souhaitaient accueillir les réfugiés haïtiens fuyant la terreur du régime de Duvalier. La Guyane a été pour eux une terre d'accueil. En 1977, les Mông persécutés par Pol Pot et les Khmers rouges trouvèrent eux aussi, en Guyane, une terre hospitalière et bienveillante ; encore que, à cette époque, la majorité des élus n'avait pas apprécié la méthode employée par le Gouvernement.
La Guyane est ouverte à l'étranger depuis des siècles. Cependant, monsieur le ministre d'État, la philosophie de votre texte n'est pas la nôtre, et nous ne pouvons accepter que le Gouvernement reste sourd à nos légitimes doléances en ne consacrant aucune mesure spécifique à la Guyane. La situation est pourtant pressante : une région comptant de 35 % à 40 % d'étrangers ne peut rester sans rien faire, sauf à marginaliser, à terme, sa population dans son propre pays. Si le débat en France hexagonale se concentre sur la question de l'immigration choisie, notre approche est bien différente.
En 1990, le Premier ministre déclarait : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde. » Mais, ajoutait-il, « elle doit savoir en prendre fidèlement sa part ». La Guyane en a déjà trop pris. Ce n'est pas l'immigration en tant que telle qui rend la situation intolérable, mais ce sont bien ses excès et les problèmes qu'ils engendrent nécessairement.
L'afflux massif de clandestins a provoqué l'extension de bidonvilles autour de Cayenne, alors que cette image devrait appartenir à un temps révolu. François Mitterrand, alors Président de la République, en visite en Guyane, avait même dit que « l'on ne peut pas continuer à tirer des fusées sur fond de bidonvilles ». Le satellite Hélios permet aux îles Canaries, région ultrapériphérique, de repérer les clandestins qui entrent sur leur territoire. Pourquoi le même dispositif ne pourrait-il être utilisé en Guyane, région également ultrapériphérique, mais d'où partent les fusées et les satellites ?
Les problèmes sont connus et clairement délimités. Le rapport de la commission d'enquête sénatoriale n'est venu que corroborer et mettre à jour des éléments que tous connaissent là-bas. Malheureusement, l'ombre tutélaire du Conseil constitutionnel désarme le bras du législateur. Fausse excuse ! L'étude attentive de la jurisprudence du Conseil montre pourtant que celui-ci n'accorde pas aux étrangers en situation irrégulière un droit d'accès et de séjour en blanc-seing. Mieux, dans une décision de 1993, il a admis le principe que la particularité des flux migratoires combinée à l'éloignement et à l'insularité, ainsi qu'aux contingences spéciales des collectivités d'outre-mer, pouvaient justifier que le législateur prévoie des dispositifs particuliers pour ces dernières. Cette disposition avait été prise pour la Guyane. Pourquoi ne pas poursuivre ?
C'est ainsi, monsieur le ministre d'État, qu'il faut accorder une carte de séjour « vie privée et familiale » aux étrangers vivant en Guyane depuis plus de dix ans, ainsi qu'aux personnes ayant eu une pièce d'identité, un passeport, qui, à la demande de renouvellement, se voient refuser ledit renouvellement.
Depuis 1945, près de soixante-douze lois sur l'immigration ont été votées. Ce chiffre est à lui seul un constat d'impuissance et d'aboulie de l'État. Dans sa célèbre conférence, faite en Sorbonne le 11 mars 1882, intitulée : « Qu'est-ce qu'une nation ? », Ernest Renan soulignait que, comme l'individu, la nation est « l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements ». Elle traduit aussi un « consentement, un désir clairement exprimé de continuer la vie commune ». Mieux encore, « l'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie ».
Or les clandestins d'aujourd'hui n'ont pas choisi la nation. Nul désir pour eux de lier leur existence au cours du fleuve du passé, du présent et du futur commun. Leurs motivations ne relèvent pas d'un désir de construire avec nous la Guyane, ou la France, en contrepartie de l'hospitalité que nous leur donnons. Seul l'appât du gain des prestations sociales les fait se lever chaque jour. La protection sociale guyanaise n'a pas pour vocation de financer l'aide au développement de nos voisins !
Monsieur le ministre d'État, vous conviendrez que je me vois obligé de déposer une série d'amendements...