Intervention de Rachida Dati

Réunion du 10 juin 2008 à 16h15
Adaptation du droit pénal à l'institution de la cour pénale internationale — Adoption d'un projet de loi, amendement 26

Rachida Dati, garde des sceaux, ministre de la justice :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, il y a soixante-trois ans, le fracas des armes se taisait sur notre continent et l’Europe retrouvait la paix. La communauté internationale découvrait l’horreur des camps et la barbarie nazie. Le monde avait un immense besoin de justice et d’humanité.

L’accord de Londres du 8 août 1945 a décidé la constitution du tribunal de Nuremberg. Celui-ci était chargé de juger les auteurs des crimes les plus graves commis durant ce conflit : vingt-quatre des principaux dignitaires du régime nazi ont comparu devant cette juridiction. La France a pleinement participé à cette justice internationale, puisque deux magistrats français ont siégé lors de ce procès.

Le procès de Nuremberg a été un premier pas. Il a montré que ces crimes sont l’affaire de tous, et non pas d’une seule nation. Il a montré que c’est l’humanité tout entière qui avait été atteinte par les atrocités commises.

Les événements dramatiques de l’histoire contemporaine ont malheureusement confirmé la nécessité de juger les crimes qui sont les pires.

Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a été institué le 25 mai 1993 : cent soixante et une personnes ont été mises en accusation devant cette juridiction.

Le Tribunal pénal international pour le Rwanda a été créé par l’Organisation des Nations unies en 1994.

Cependant, jusqu’à une époque récente, les juridictions internationales n’étaient que provisoires. Leur compétence était restreinte à des événements précis, circonscrits dans le temps et situés géographiquement.

Certains États, dont la France, ont souhaité aller plus loin et mettre en place une juridiction pénale internationale permanente, à vocation universelle. Cette volonté a abouti à la création de la Cour pénale internationale. Fondée par le traité de Rome du 17 juillet 1998, cette Cour fonctionne depuis le 1er juillet 2002.

La France a joué un rôle déterminant dans la création de cette juridiction, qui s’inspire très largement de notre conception de la justice. Aujourd’hui, 139 États ont signé le traité de Rome et 106 l’ont ratifié. Notre pays est l’un des premiers à l’avoir ratifié, le 9 juin 2000.

Le projet de loi présenté aujourd’hui témoigne de la pleine participation de la France à la justice pénale internationale. Il adapte notre droit aux infractions qui relèvent de la compétence de la Cour pénale internationale.

Pour permettre la ratification de la convention de Rome créant la Cour pénale internationale, je rappelle que nous avons déjà été amenés à adapter largement notre droit. La Constitution a été modifiée le 28 juin 1999 pour en permettre la ratification, à la suite de l’avis rendu par le Conseil constitutionnel le 22 janvier 1999.

Une loi du 26 février 2002 a ensuite permis que la France puisse pleinement coopérer avec la Cour pénale internationale pour l’exercice des poursuites, l’exécution de ses décisions et l’indemnisation des victimes. Je rends ici hommage au président Badinter, qui était à l’origine de cette proposition de loi.

Enfin, la loi du 31 décembre 2003 a autorisé la ratification d’un accord sur les privilèges et immunités. Il s’agissait d’assurer l’indépendance des personnels de la Cour ainsi que des personnes qui concourent à son activité.

La France, là encore, fait partie des premiers États à avoir ratifié cet accord.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi qui vous est soumis aujourd’hui traduit un engagement sans réserve de la France, celui de respecter et de faire respecter les principes du droit international humanitaire et du droit pénal international, comme M. le rapporteur Patrice Gélard l’a excellemment souligné dans son rapport.

Ce projet de loi traduit la confiance de la France dans la Cour pénale internationale et son universalité.

La question de la compétence universelle de la Cour est essentielle. Elle a été largement débattue par votre commission des lois, sous la présidence de M. Jean-Jacques Hyest.

La France n’a pas introduit de clause de compétence universelle dans sa législation. Mais j’indique dès à présent que le Gouvernement est disposé, sous certaines conditions, à faire évoluer le texte sur ce point.

La première condition, c’est de réserver en priorité à la Cour pénale internationale l’exercice des poursuites. C’est avant tout la Cour qui a une compétence universelle. C’est sa légitimité propre.

Le statut de Rome fixe le principe de la complémentarité : la Cour est compétente à chaque fois que l’État partie ne veut pas ou ne peut pas poursuivre l’auteur d’un crime international. En quelque sorte, la Cour se substitue à l’État défaillant. Un autre État ne peut pas revendiquer une légitimité comparable.

C’est pourquoi seule une compétence subsidiaire est acceptable. J’observe que c’est d’ailleurs le sens de l’amendement n° 26 qui a été déposé par M. Badinter et le groupe socialiste.

La deuxième condition tient à l’existence d’un rattachement suffisant avec la France. Il ne suffit pas, en effet, que la personne en cause se trouve en France.

Le principe de compétence élargie signifie très clairement que les auteurs de crimes contre l’humanité et les criminels de guerre ne peuvent espérer trouver un asile en France.

C’est la raison pour laquelle une condition de résidence habituelle en France me paraît nécessaire. Cette condition existe déjà dans notre droit, notamment pour lutter contre le tourisme sexuel.

Enfin, on ne peut prétendre juger en France que des personnes qui ont commis des faits punissables dans leur pays ou devant une juridiction internationale dont leur pays a accepté la compétence.

C’est un principe cardinal du droit pénal : on ne peut être jugé que pour des faits pénalement sanctionnés là où on les commet.

L’amendement proposé par la commission satisfait à toutes ces préoccupations. Aussi, le Gouvernement émettra un avis favorable.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le Gouvernement vous invite ainsi à reconnaître l’autorité morale et juridique de la Cour pénale internationale et à lui faire confiance.

Il vous invite également à respecter pleinement le principe de complémentarité. C’est pour cette raison que le projet de loi adapte notre droit pénal aux infractions relevant de la Cour pénale internationale.

Monsieur le rapporteur, vous connaissez très bien ce sujet, puisque vous avez déjà été le rapporteur, pour le Sénat, de la proposition de loi de M. Badinter relative à la coopération avec la Cour pénale internationale.

Comme vous l’avez rappelé dans vos rapports, la loi du 26 février 2002 ne réalisait pas une adaptation complète de notre droit aux dispositions de la Cour pénale internationale. Vous écriviez très justement en 2002 que les crimes prévus dans le statut de Rome « correspondent largement, mais pas totalement, à des qualifications prévues par le droit français ».

Le projet de loi qui vous est soumis aujourd’hui vise à assurer une meilleure concordance de notre droit avec les crimes prévus par la convention de Rome.

La première partie du texte élargit la définition des crimes contre l’humanité à des actes qui n’étaient pas prévus dans le droit français.

Il s’agit essentiellement des exactions de nature sexuelle et de la ségrégation raciale, qui n’étaient pas visées dans la catégorie des crimes contre l’humanité.

Le projet de loi modifie la définition même du crime contre l’humanité.

Il supprime une condition liée au mobile des crimes. Jusqu’à présent, il n’y avait crime contre l’humanité que si l’acte était inspiré par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux. Cette exigence, trop restrictive, est donc supprimée.

En revanche, la notion de « plan concerté » a été maintenue pour définir le crime contre l’humanité. Bien que cette notion, je le sais, ait fait l’objet de débats, le Gouvernement tient à ce qu’elle soit maintenue, car elle constitue le signe distinctif des crimes contre l’humanité.

Ces crimes, en effet, doivent être nettement distingués des autres crimes, et notamment des crimes de guerre, qui sont des violations des lois et coutumes de la guerre.

Même lorsque ce sont des populations civiles qui en sont victimes, les crimes de guerre ne peuvent s’assimiler aux crimes contre l’humanité. Ces derniers s’inscrivent dans une logique d’anéantissement, de négation pure et simple du droit à la vie ou de l’humanité d’une population donnée.

En 1991, Michel Sapin, alors ministre délégué à la justice, l’avait très bien exprimé : les crimes contre l’humanité doivent rester suffisamment circonscrits pour conserver leur dimension exceptionnelle.

La notion de « plan concerté » n’est pas expressément prévue par le statut de Rome. Néanmoins, ce dernier définit le crime contre l’humanité comme « une attaque généralisée ou systématique » et précise que cette attaque doit être réalisée « en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque ».

C’est ce que traduit la notion de plan concerté, qui reprend exactement l’article 6 des principes de Nuremberg.

C’est surtout une précision essentielle pour ne pas affaiblir l’incrimination ultime de crime contre l’humanité.

La seconde partie de ce projet de loi vise à introduire une définition spécifique des crimes et délits de guerre.

La législation française n’assure aucune impunité aux criminels de guerre. En effet, la plupart des comportements définis dans le statut de Rome – assassinat, actes de torture, prises d’otages, actes sexuels contraints ou destructions – tombent déjà sous le coup de la loi pénale française.

La convention de Rome n’oblige pas les États parties à traduire en droit interne les infractions relevant de la compétence de la Cour. Néanmoins, le Gouvernement a souhaité le faire, car, dans ce domaine, la France doit être exemplaire.

Le projet de loi comporte donc les adaptations nécessaires pour couvrir le plus largement possible les comportements réprimés par la justice pénale internationale.

Premièrement, de nouvelles infractions sont créées. Elles figureront désormais dans un livre spécifique du code pénal consacré aux crimes et délits de guerre. Elles sont, de façon plus synthétique, la reprise fidèle de la très longue énumération du statut de Rome.

Des actes nouveaux pourront être punis spécifiquement par notre droit pénal.

Je pense, par exemple, à l’enrôlement de mineurs dans un conflit armé, à la prise à partie des populations civiles, notamment comme otages ou boucliers humains, ainsi qu’à tous les actes de guerre déloyaux ou disproportionnés.

Autre nouveauté, des règles de responsabilité particulières sont posées.

Une responsabilité pénale pour complicité passive est prévue pour que des supérieurs hiérarchiques, civils ou militaires, ne puissent s’exonérer de leur responsabilité dans les actes commis.

Inversement, les subordonnés ne pourront pas, en principe, s’affranchir de leur responsabilité au seul motif qu’ils ont exécuté des ordres. La gravité de ces actes justifie que les exécutants soient pleinement responsabilisés.

De plus, le niveau particulièrement élevé des peines prévues pour punir les crimes de guerre démontre la gravité que nous leur reconnaissons.

Ainsi, contraindre une personne à la prostitution fait encourir dix ans d’emprisonnement. Dans le cadre d’un conflit armé, la prostitution forcée, destinée à livrer une personne aux soldats, par exemple, sera désormais punie de la réclusion criminelle à perpétuité.

Enfin la prescription des crimes et des délits de guerre est allongée.

Le délai de prescription sera de trente ans pour les crimes, contre dix ans en droit commun. Pour les délits, la prescription passera à vingt ans, au lieu de trois ans. Les mêmes délais de prescription sont prévus pour les peines.

Certains se sont interrogés sur la possibilité de ne plus soumettre les crimes de guerre aux règles de la prescription. Tel n’est pas le choix du Gouvernement.

Le président Badinter l’avait souligné lors des débats sur la loi de 1996 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, et il l’a rappelé devant votre commission : l’imprescriptibilité doit demeurer tout à fait exceptionnelle : elle doit être limitée aux crimes contre l’humanité et ne saurait être étendue.

Plus récemment, le rapport d’information de MM. Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung sur le régime des prescriptions civiles et pénales avait abouti à la même conclusion.

Une nouvelle fois, le Gouvernement souhaite que la dimension absolue et singulière des crimes contre l’humanité soit préservée.

Madame la présidente, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, vous êtes appelés à vous prononcer sur un texte important.

C’est un texte novateur. Sur certains points, il va même au-delà des exigences de la Cour pénale internationale.

Votre commission des lois a amendé le projet de loi. Elle a souhaité qu’il se rapproche plus encore de l’esprit du statut de Rome. Je veux saluer la qualité et la précision du travail qu’elle a accompli. Ces amendements sont légitimes et seront accueillis favorablement par le Gouvernement.

Ce texte, je le dis avec force, marque la volonté de la France de participer activement au développement de la justice pénale internationale.

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