Intervention de Robert Badinter

Réunion du 10 juin 2008 à 16h15
Adaptation du droit pénal à l'institution de la cour pénale internationale — Adoption d'un projet de loi

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, il n’y a pas de plus grande cause, pour des femmes et des hommes qui croient en la justice, que celle qui vient aujourd’hui devant nous.

Lutter contre l’impunité des auteurs de crimes contre l’humanité, dont les victimes se comptent par milliers, par dizaines de milliers, par centaines de milliers, voire parfois plus encore, est l’impératif catégorique moral de tous ceux qui croient dans les valeurs fondamentales de la démocratie et des droits de l’homme.

Je n’ai pas besoin de rappeler devant la Haute Assemblée que le chemin a été long et difficile, pour ceux qui croient dans cette cause, avant d’arriver jusqu’à ce jour.

Je n’ai pas non plus besoin de rappeler qu’il aura fallu attendre les crimes commis par les nazis, en se souvenant qu’aucune civilisation, serait-ce la plus brillante, la plus rayonnante au sein de la culture européenne, n’a prévenu la commission de ces crimes. Terrible enseignement !

Je n’ai pas davantage besoin de rappeler que, après Nuremberg – qui doit sa force à l’exemplarité de sa procédure, sinon, elle n’aurait été que le jugement de vaincus par les vainqueurs –, après Tokyo – qui a été plus incertain, parce que l’un des principaux responsables, pour ne pas dire le premier responsable, du conflit et des crimes atroces commis à cette occasion, notamment par les Japonais, a échappé à toute poursuite, pour des raisons politiques internationales que chacun connaît –, c’est un long silence qui s’est abattu sur le monde entier.

Les juristes, pour leur part, continuaient à œuvrer pour l’instauration d’une juridiction pénale internationale, qui mettrait un terme à ce scandale moral que constitue l’impunité des auteurs de crimes contre l’humanité et de grands crimes de guerre.

La guerre froide interdisait au Conseil de sécurité toute prise de position en ce domaine.

Le résultat est là : le XXe siècle, qui s’est ouvert avec le génocide arménien, s’est achevé avec le génocide rwandais et il a connu entre-temps, ce qui demeurera comme la flétrissure première de l’Europe pendant ce siècle, le génocide des Juifs et des Tziganes. Celui-ci n’a pas empêché que d’autres génocides soient commis ultérieurement ; je pense en particulier au génocide cambodgien, pour lequel certains de ses responsables sont actuellement jugés, après bien des difficultés.

L’exigence qui s’impose à nous, d’un point de vue tant moral que juridique, dans le traitement de cette question décisive, c’est de prendre toutes dispositions visant à interdire l’impunité de ces criminels. Aucune considération d’intérêt économique ou d’alliance internationale ne doit prévaloir sur cette exigence-là.

Il aura fallu qu’éclate au cœur de l’Europe, quelques décennies seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un conflit marqué par des génocides et des crimes de guerre, le conflit de l’ex-Yougoslavie, pour qu’on se résolve enfin à créer la Cour pénale internationale. J’ai consacré à cette cause à la fois de l’énergie et du temps J’ai été au centre de ces événements en tant que président de la commission d’arbitrage de la conférence de Genève sur l’ex-Yougoslavie. Les diplomates, enclins avant tout à la prudence, privilégiaient le règlement pacifique du conflit avant tout traitement judiciaire. Comme si la paix pouvait être acquise sans que justice soit rendue !

Il aura fallu que la télévision montre chaque soir les crimes commis dans l’ex-Yougoslavie et la révolte de l’opinion publique pour que le Conseil de sécurité des Nations unies, sur le fondement du chapitre 7 de sa charte, décide enfin de créer un tribunal pénal international pour juger les auteurs de ces crimes. Puis un autre tribunal pénal international a été mis en place pour juger les auteurs du génocide rwandais, crime contre l’humanité.

On n’a pas assez porté témoignage des efforts des magistrats qui ont œuvré, dans des conditions très difficiles, pour l’arrestation des auteurs des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda. Dans ce dernier cas, la difficulté de leur tâche tenait davantage aux spécificités malheureuses du continent africain.

Je tiens donc à rappeler les résultats obtenus.

À ce jour, 111 jugements ont été prononcés pour l’ex-Yougoslavie. Sans doute en y aurait-il eu 112 si M. Milosevic n’était pas mort en cours de procès. À cet égard, permettez-moi d’évoquer un souvenir personnel : lors de la conférence de La Haye, en 1991, alors que je lui expliquais qu’il serait un jour jugé, il m’avait fait part de sa totale incrédulité. Deux criminels de première importance, cependant, n’ont toujours pas été appréhendés : Ratko Mladic et Radovan Karadzic. Certaines grandes puissances auraient-elles intérêt à ce qu’ils ne le soient pas ? L’histoire le dira.

Le Tribunal pénal international pour le Rwanda, quant à lui, a jugé 34 personnes et a prononcé 29 condamnations ; 24 procès sont encore en cours et 6 détenus sont en attente de jugement. Des mandats d’arrêt ont été lancés, certains exécutés, d’autres pas.

Mais, quel que soit le mérite de ces juridictions, un tribunal ad hoc, parce que sa compétence est limitée dans le temps et à un domaine particulier, ne peut satisfaire à cette exigence essentielle de justice et ne peut prévenir la réédition de ces crimes atroces. Chaque fois qu’est arrêté et jugé l’auteur d’un crime contre l’humanité, qui, en raison de ses fonctions, de son rang ou de ses amitiés internationales croyait échapper à la justice internationale, non seulement la justice avance, mais elle incite les criminels potentiels à s’interroger sur les possibilités qu’ils auront d’échapper ultérieurement au châtiment qu’ils méritent. On ne peut dissocier la prévention de la répression.

Dans quelque temps, nous célébrerons le dixième anniversaire de la convention de Rome instituant la Cour pénale internationale. Une autre fois, je pourrai vous narrer toutes les difficultés que nous avons rencontrées. Toujours est-il qu’elle a pu voir le jour non pas en vertu d’une décision des Nations unies, mais grâce à l’appui des organisations non gouvernementales, pour lesquelles elle était et demeure une cause essentielle.

La Cour pénale internationale constitue un immense progrès, compte tenu de son caractère permanent et de la compétence universelle dont elle jouit dès lors qu’elle est saisie par le Conseil de sécurité – c’est le cas pour le Darfour. À ce jour, 139 États sont parties à cet espace conventionnel, parmi lesquels tous les États de l’Union européenne ; malheureusement, ni la Russie, ni la Chine, ni l’Inde, ni les États-Unis, quatre très grandes puissances, n’en sont membres.

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