Intervention de Robert Badinter

Réunion du 5 juillet 2007 à 15h30
Récidive des majeurs et des mineurs — Article 3

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Nous abordons le point le plus saisissant et, dirai-je, le plus regrettable de ce texte.

L'esprit de ces dispositions est en effet contraire à la jurisprudence et aux principes du Conseil constitutionnel en matière de droit des mineurs, aux conventions internationales et, ce qui est plus important encore, au système que nous avons édifié depuis un demi-siècle concernant le traitement judiciaire des mineurs.

En matière de droit des mineurs, on est parti d'une évidence : le mineur est un être en devenir. On en a déduit des conséquences : une juridiction spécialisée, la primauté des mesures éducatives et, dans le cas de recours à l'emprisonnement, une atténuation qui est de l'ordre de la moitié. Tels sont les fondements constitutionnels de la justice pour mineurs. Les conventions internationales et l'évolution internationale vont dans le même sens.

Or, avec cet article 3, nous tournons d'un seul coup le dos à tout cela en créant des peines planchers qui comportent, certes, un niveau d'atténuation de peine, mais dont le ressort premier est l'emprisonnement, et c'est pourquoi j'ai utilisé l'expression « tourner le dos ». Voilà précisément ce que l'on ne doit pas faire !

Je tiens à dire que je suis de cette génération - triste privilège ! - que visait l'ordonnance de 1945. Datée du 2 février, elle n'a pas été prise après la victoire. La France était, pour l'essentiel, libérée, mais la guerre continuait. Pourquoi le législateur de 1945, sous la présidence du général de Gaulle, certes, mais avec la totalité des forces de la Résistance, a-t-il voulu qu'un texte relatif à la délinquance et à la protection de la jeunesse soit pris sans délai ? C'est parce que, dans la France telle qu'elle était à ce moment-là, il était absolument nécessaire de traiter ce problème.

La génération concernée a grandi alors même que plus d'un million et demi de pères de famille étaient prisonniers - ils l'étaient encore en février 1945 - alors que des centaines de milliers de déportés ne reviendraient pas. Ce sont les mères qui ont dû faire face à cette situation. Cette génération, qu'on a appelée les J3, qui a souffert de carences alimentaires, qui a vu autour d'elle tant d'exemples de corruption, qui a été le témoin du marché noir, de relâchements en tout genre et, pis encore, d'abandons et de trahisons, était tellement déboussolée que la délinquance y était considérable. C'est pour cette raison que, toutes affaires cessantes, dans une France à reconstruire, a été prise l'ordonnance de 1945 définissant les bases de ce que devait être le traitement judiciaire de la jeunesse en danger ou délinquante.

Si, à cet instant-là, l'éducatif a prévalu sur le répressif, ce n'était pas par laxisme - pensez aux rédacteurs de l'ordonnance -, mais par souci de prendre impérativement en compte la spécificité de l'adolescence, qui avait été si cruellement oubliée durant cette terrible époque. Les hommes qui portaient ces principes n'étaient pas mus par l'angélisme. La spécificité de l'adolescence est, depuis lors, devenu le fondement de notre droit des mineurs.

Les temps ont évidemment changé. L'ordonnance de 1945 a fait l'objet de plus de vingt révisions. Elle est un peu comme ces meubles de familles dont on remplace le tiroir, puis les serrures, mais dont on conserve la structure. En dépit de ces modifications, les principes qui l'avaient inspirée sont demeurés. Ce n'est ni par angélisme ni par laxisme qu'on se refuse à l'incarcération des mineurs, mais pour les raisons que j'ai évoquées plus haut. La prison, même si les bâtiments sont neufs, même avec la présence d'éducateurs, favorise grandement les risques de récidive. En l'espèce, c'est toujours avec une extrême prudence qu'il faut recourir à l'incarcération. Pour cette raison, ce projet de loi va dans le mauvais sens ; il nous conduit dans le mur.

J'entends dire que le moment est venu de traiter comme des adultes les mineurs de seize à dix-huit ans parce qu'ils sont plus musclés et mieux solides que leurs aînés, parce que leurs performances athlétiques sont supérieures. Comme si la maturité et la responsabilité pénale se mesuraient à la taille des biceps ! On perd le sens des choses ! Dans le même temps, tous les pays européens, notamment l'Allemagne, considèrent au contraire que les jeunes âgés aujourd'hui de dix-neuf ou de vingt ans manquent de maturité et qu'ils doivent relever de la protection judiciaire de la jeunesse. Aussi, non seulement c'est un non-sens que de traiter les mineurs comme des majeurs, mais encore c'est dangereux. Je le répète, on ne mesure pas la dangerosité d'un individu à sa taille ou à sa masse musculaire- à cet égard, il est vrai que ma génération n'était pas particulièrement ni bien nourrie ni athlétique.

En tout cas, ce qui continue d'être impératif, c'est de protéger la jeunesse, y compris contre elle-même, et non de recourir à la solution carcérale en la considérant comme une panacée. Cela dit, je peux comprendre ce réflexe de la part de ceux qui ont subi les actes de violence de jeunes dévoyés.

Enfin, ce qui caractérise la délinquance des adolescents, et spécialement de ceux qui sont âgés de quinze à dix-sept ans, c'est la révolte, révolte contre leurs parents et révolte contre la société. Cette délinquance se caractérise par la réitération. On ne vole pas une fois dans un supermarché, mais dix fois. On ne vole pas un vélo, on en vole cinq. On ne vole pas une voiture, on en vole trois. Ces périodes propices à la délinquance de l'adolescent prennent fin dès lors qu'une réponse appropriée lui est apportée. Or, en séparant les actes délictueux les uns des autres par une sorte de « saucissonnage » et en les jugeant indépendamment les uns des autres, ce projet de loi sur la réitération et la récidive nous conduit droit au désastre.

De cette génération qui est soumise à tant de tentations et dont les problèmes éducatifs sont si prégnants, on verra émerger un nombre croissant de délinquants qui, alors, ne seront plus des délinquants juvéniles.

C'est pourquoi, au nom du groupe socialiste, je demande avec fermeté la suppression de cet article. Il sera toujours temps de mettre à jour l'ordonnance de 1945 et d'en améliorer les procédures. Mais ne mêlez pas dans un même texte la révision de cette ordonnance et le traitement de la récidive des majeurs !

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