Intervention de Yann Gaillard

Réunion du 4 décembre 2004 à 9h30
Loi de finances pour 2005 — Culture

Photo de Yann GaillardYann Gaillard, rapporteur spécial de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, il est d'usage, effectivement, comme vient de le rappeler notre collègue Jack Ralite, depuis quelque trois ans, de ne pas présenter le budget de la culture dans un rapport spécial, de manière généraliste et, je dirai, philosophique, mais de procéder par des questions-réponses. Je m'abstiendrai donc de souligner que, dans la pénurie actuelle, monsieur le ministre, vous êtes plutôt favorisé. Je n'insisterai ni sur le chiffre absolu de 2 707 millions d'euros ni sur l'honorable pourcentage d'augmentation de 5, 9 % dont jouit votre budget. J'irai donc droit à mes cinq questions.

La première porte sur le patrimoine. Vous en avez fait votre seconde priorité, et le premier programme, au titre de la LOLF, en quasi-égalité avec le spectacle vivant. Mais, c'est la loi du temps, le patrimoine n'est pas susceptible d'être durablement guéri de ses plaies. Comme disait Victor Segalen, dans Aux dix mille années de son ouvrage Stèles : « Ces barbares - c'est-à-dire nous - vénèrent des tombeaux dont la gloire est d'exister encore ; des ponts renommés d'être vieux et des temples de pierre trop dure dont pas une assise ne joue. »

Et de conclure, au nom de quelque vieux sage de l'antiquité chinoise : « Point de révolte : honorons les âges dans leurs chutes successives et le temps dans sa voracité. »

Bien entendu, ce programme, monsieur le ministre, n'est ni le vôtre ni le nôtre. Nous avons participé ces deux dernières années, les uns et les autres, aux trois actes d'une comédie des erreurs, d'ailleurs partagées.

Premier acte : en 2003, nous nous élevons, aussi bien la commission des finances, sous la plume de son rapporteur spécial, que la Cour des comptes, en la personne de M. Labrusse, contre la pratique consistant à demander, pour des raisons d'affichage, plus de crédits qu'on ne peut en dépenser. Docile, le ministère de la culture dimensionne les crédits de paiement à la hauteur des besoins, compte tenu des crédits de report possibles. Mais, dans ce mouvement, il n'a pas assez pris garde à la contradiction qu'il y avait à réduire les dotations et à encourager les opérateurs à ouvrir de nouveaux chantiers. Résultat : les dotations pour 2004 en crédits de paiement se révèlent au plus juste, au point de déboucher cette année, comme l'année dernière, sur des crises de paiement dans de nombreuses régions et sur l'arrêt des travaux entrepris.

La dette du ministère de la culture s'élevait à 60 millions ou 70 millions d'euros le 1er juillet 2004. Plein de bonne volonté, votre directeur de l'architecture et du patrimoine s'attaque à la réduction de cette dette envers les entreprises du groupement des monuments historiques. On redéploie 20 millions d'euros de l'administration centrale vers les directions régionales des affaires culturelles, les DRAC, dont 17 millions d'euros en provenance de l'établissement public de maîtrise d'ouvrage des travaux culturels, l'EMOC, et 3 millions d'euros d'autres services nationaux, crédits qu'il faudra bien reconstituer un jour. Et une disposition bienvenue de la loi de finances rectificative prévoit 31 millions d'euros supplémentaires

La dette restante, en gros 20 millions d'euros, peut-être même moins, selon les dernières estimations, devrait pouvoir être épongée en 2005. Félicitations !

Ce deuxième acte répond donc aux sollicitations pressantes qui s'élevaient de tous les points des territoires où l'on trouve les ponts, les tombeaux, les temples dont parlait Segalen, et ils sont nombreux dans notre beau pays ! On pouvait penser qu'était ainsi réglé le problème de nos entreprises spécialisées et qu'elles allaient reprendre confiance dans l'avenir, rassurer leurs compagnons, qui sont eux-mêmes, de par leur technicité et leurs traditions, un élément précieux de notre patrimoine, un patrimoine vivant, comme l'on dit au Japon. Eh bien, non !

C'est que, troisième acte, ces entreprises mêmes, ayant focalisé toutes leurs revendications sur la dette - leurs dirigeants syndicaux ont, semble-t-il, changé - n'avaient pas perçu les effets redoutables de ce vertueux coup de torchon dans leur secteur si diversifié et si fragile.

Grâce à une gestion plus saine, que nous avons réclamée, les reports de crédits d'une année sur l'autre ont diminué, les impayés du ministère ont été réduits. Mais les entreprises de restauration de monuments historiques ne peuvent plus attendre le même volume d'activité. Pis encore : elles ne peuvent plus vivre d'espoir. L'ivresse légère qui accompagne toute cavalerie budgétaire - car c'est un peu de cela qu'il s'agit - laisse place à une dure réalité.

Sans doute est-il difficile de mesurer cette réalité ou cette illusion qui reposent sur des engagements informels qui auraient été passés, des marchés dont la notification est remise à plus tard, parfois même après appels d'offres, voire encore à de futurs appels d'offres qu'on entrevoyait, et qui semblaient justifiés par le désir de survie des monuments, et celui des entreprises, de grand savoir-faire et de haute qualité, qui le servent, et qui en usent.

Ce sont 100 millions d'euros qui, d'après les confidences des intéressés, manqueraient à l'appel, du fait de ce retour à la réalité rugueuse à étreindre, comme dit le poète.

J'en arrive à ma première question, monsieur le ministre : vous qui avez de grandes ambitions pour le patrimoine, qui avez laissé entrevoir un objectif de 260 millions d'euros pour 2008, et qui pensiez sans doute pouvoir prendre appui sur un sol assaini, comment pensez-vous pouvoir traiter cette délétère désillusion, éviter qu'elle ne se transforme en maladie de langueur dans ce secteur si particulier, mais si qualitatif, si omniprésent de par le territoire, de notre industrie ?

Sans quoi, il ne nous resterait, dans un avenir plus ou moins lointain, qu'à faire comme les Persans, dont le voyageur Jean-Baptiste Tavernier remarquait, au xviie siècle, « qu'ils aimaient mieux faire un bâtiment nouveau que d'en relever un vieux qu'ils laissaient tomber en ruine faute de quelques réparations de peu d'importance ».

Autrement dit, combien d'années faudra-t-il pour trouver l'adéquation idéale entre les crédits de paiement, les autorisations de programme, les ouvertures de chantier et la sauvegarde du patrimoine monumental français ?

Ma deuxième question porte sur les réformes en cours dans votre ministère. Elles sont diverses et me paraissent plutôt en bonne voie, au moins sur le plan des intentions, mais le rapporteur spécial que je suis aimerait obtenir des précisions sur les délais.

Pour ne pas quitter tout à fait le patrimoine, la commission des finances attacherait du prix à voir se concrétiser trois réformes fondamentales : celle du statut des architectes en chef des monuments historiques - elle est déjà bien amorcée après des décennies d'immobilisme - celle des DRAC et celle des SDAP.

Envisagez-vous, comme votre prédécesseur, de mettre en place des services patrimoniaux intégrés dans les DRAC et, en particulier, de donner autorité aux conservateurs régionaux des monuments historiques sur les différentes cellules de la DRAC, comme l'inventaire et l'archéologie ?

Quant à la régionalisation des services départementaux de l'architecture et du patrimoine, sera-t-elle effective, tout en prévoyant la nécessaire mise à la disposition des préfets ? Où en est-on dans la réforme du statut des architectes des bâtiments de France, dont notre rapport de 2002 - les 51 mesures pour le patrimoine monumental - et le rapport Bady montrent la nécessité, que soulignait avec une certaine insistance, il y a quelques jours encore, notre collègue Serge Dassault en commission des finances ?

L'étendue des pouvoirs de ces fonctionnaires et la volatilité des règles appliquées d'un département à l'autre nous inquiètent, ainsi que le sentiment d'arbitraire, qui, parfois, en résulte.

Je ne vous poserai pas de question sur la marche du principal chantier de la réforme, celui qu'implique la mise ne oeuvre de la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF. Aussi bien dans la conception que dans la préparation, le travail effectué au ministère de la culture mérite en effet des compliments - il est exemplaire ! -, ainsi qu'en témoigne mon rapport écrit. De même y a-t-il lieu de vous féliciter des expérimentations qui, si le compte est bon, ne concerneraient pas moins de huit DRAC, et qui préparent réellement cette mise en oeuvre de la LOLF.

Cependant, deux motifs sinon d'inquiétude, du moins de perplexité, subsistent : où en est-on dans la définition des indicateurs de performance ? Et va-t-on pouvoir mettre au point une comptabilité consolidée entre la Rue de Valois et ses établissements publics, notamment les musées, consolidation qui serait indispensable pour évaluer les effectifs ?

Ma troisième question portera justement sur la Réunion des musées nationaux, la RMN. L'érection des plus grands de ces musées en établissements publics change profondément la donne. Quel avenir se profile pour la RMN quand elle voit entamer, au profit des mastodontes culturels, auxquels je rends hommage - la construction du Louvre II à Lens, notamment, est tout à fait exemplaire - deux de ses trois principaux métiers : l'organisation d'expositions et l'édition de catalogues ? Il lui reste les services commerciaux, dont l'efficacité et la rentabilité inspirent parfois le scepticisme.

Certes, les résultats de la RMN sont passés de moins 7, 7 millions d'euros en 2001 à moins 4, 9 millions d'euros en 2002, puis à plus 1, 44 million d'euros en 2003.

Le résultat de 2004 aurait été proche de l'équilibre, mais cela ne se fait-il pas au détriment des acquisitions, qui sont le premier devoir de la RMN, si l'on veut garantir l'avenir des musées français et le maintien de leur prestige par rapport au Metropolitan Museum of Art, au Museum of Modern Art, à la National Gallery ou à la Tate Gallery, pour ne citer que ceux-là, avec lesquels il faut bien négocier lorsqu'on organise des grandes expositions ?

En 2003, il avait fallu abonder les crédits d'acquisition d'une aide exceptionnelle en provenance du fonds du patrimoine. Qu'en est-il en 2004 ? Qu'en sera-t-il en 2005 ?

Certes, la RMN est désormais affectataire des galeries nationales du Grand Palais dont la programmation prend en compte - c'est heureux pour une bonne coordination - l'avis du musée du Louvre, du Quai Branly, de Versailles, d'Orsay, de Guimet, du Centre Pompidou et même de deux grands musées étrangers. Mais n'est-ce pas un peu court par rapport aux attributions antérieures de la RMN ? La peau de chagrin va-t-elle continuer à rétrécir ? En fin de compte, monsieur le ministre, que voulez-vous faire de la RMN ? Voulez-vous même en faire quelque chose ?

Le raisonnement qui vient d'être présenté sur la RMN pourrait également être appliqué au Centre des monuments nationaux, qui semble avoir perdu dans l'usage courant - et je m'en félicite - ce ridicule nom de Monum' dont il fut un temps affublé. Il est clair que Chambord devait se transformer en établissement public, avec un vrai patron à sa tête, et non rester un collectif d'administrations, plus ou moins contrôlé par un administrateur. Mais il faut tout de même que le Centre ait les moyens d'aider les monuments peu visités, non parce qu'ils sont mal gérés - d'ailleurs, ce ne sont pas les plus petits monuments qui sont le plus mal gérés, si j'en juge par la gestion de l'Arc de triomphe - mais parce qu'ils sont situés loin des circuits tant que le rapport Rémond, que j'approuve, n'aura pas séduit les grandes collectivités destinatrices de cadeaux qu'elles jugent peut-être empoisonnés.

La quatrième question concerne l'archéologie préventive.

En 2003, l'Institut national de recherches archéologiques préventives, l'INRAP, affichait un déficit de 38, 5 millions d'euros et a alors bénéficié d'une subvention de 27 millions d'euros. En 2004, il a présenté un budget en équilibre, mais il a eu besoin d'une avance de trésorerie de 23 millions d'euros - qui, à la différence d'une subvention, est en principe remboursable -, et d'une aide exceptionnelle du ministre de la culture de 11, 5 millions d'euros. Faut-il rappeler le fiasco, législatif autant que financier, auquel nous avons assisté ces dernières années, puisque ni la loi du 17 janvier 2001, qui a supprimé l'Association pour les fouilles archéologiques nationales, l'AFAN, et créé l'INRAP, avec une double redevance pour le diagnostic et les fouilles, ni celle du 1er août 2003, qui a renvoyé les fouilles à la loi du marché, ni la loi de finances pour 2003 avec sa réduction de crédits de 25 millions d'euros, n'ont permis d'assainir la situation ? Elles l'ont même plutôt aggravée.

Cette année, vous aviez envisagé de confier à un bureau d'études privé une mission d'expertise, pour laquelle vos collaborateurs préparaient avec soin un appel d'offres, quand l'Assemblée nationale, puis le Sénat, se sont emparés du sujet, ajoutant un article 17 à la loi Sarkozy du 1er août 2004, dite de relance de la consommation et de l'investissement.

La réforme essentielle qu'apporte cet article est celle de l'assiette : à l'unité foncière se substitue la surface hors oeuvre nette. Il est dommage que nous ayons, dans un alinéa de cette loi - par générosité, peut-être imprudente - permis aux assujettis de redéposer leurs dossiers jusqu'à la fin de l'année, pour passer de l'ancien au nouveau régime, ce qui ne remplira sans doute pas les coffres de l'INRAP.

Mais, enfin, il semble que nous nous acheminions à moyen terme vers un système plus logique et plus équitable. A juste titre, vous avez demandé à un bureau d'études d'expertiser notre réforme d'été ; c'est juste un prêté pour un rendu... De son côté, la commission des finances, mes chers collègues, a confié au rapporteur spécial, avec l'assistance d'un magistrat de la Cour des comptes, une investigation sur pièces et sur place de l'INRAP. C'est la première application de l'article 58-1 de la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF.

Notre travail ne se limitera pas à la redevance. Nous avons également pour ambition de juger des relations administratives - préfectures, directions régionales des affaires culturelles et directions départementales de l'équipement - de la politique scientifique de l'établissement - pourquoi fouiller, si les trouvailles ne sont ni documentées ni exposées ? - et de la politique de personnel de l'INRAP - que deviendront les étudiants en archéologie et les personnes recrutées sous contrat à durée déterminée, dont l'inquiétude s'est déjà exprimée en face de nos assemblées, et même sur les bords de la Seine ?...

Car, enfin, monsieur le ministre, sans vouloir anticiper sur les résultats de notre mission, pourquoi les services archéologiques des DRAC ont-ils validé un nombre de prescriptions archéologiques en si forte croissance ? Pourquoi les responsables de l'établissement ont-ils pu créer jusqu'à 300 emplois en CDD avant que la sonnette d'alarme soit tirée ? Et pouvons-nous être assurés à l'avenir que les plaintes de nos collègues maires - surtout des nombreux maires ruraux qui nous écrivent toujours à ce sujet - pourront désormais être dissipées ?

Ma cinquième question concerne les intermittents du spectacle. Monsieur le ministre, vous n'avez pas ménagé votre peine pour sortir d'une crise qui avait emporté votre prédécesseur ! Les festivals de cet été se sont tenus, et vous avez, après des heures de dialogue, commencer à dissiper les méfiances et prêché le retour au bon sens. Le fonds spécifique provisoire que vous avez créé en juillet semble avoir eu un effet heureux. A vrai dire, par rapport aux estimations antérieures, notamment celle du conseiller Lagrave, et même aux 20 millions d'euros prévus à la création du fonds, on semble assister à une véritable évaporation des ayants droit. Que s'est-il passé ? Que va-t-il se passer ? On n'y voit pas très clair.

Dans leur lettre à l'UNEDIC du 1er décembre, le président et le rapporteur de la mission d'information sur les métiers artistiques créée par la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale, s'inquiètent des situations de détresse qu'implique l'accord du 13 novembre. Va-t-on repartir vers l'augmentation des dépenses ? Vous-même avez annoncé, devant cette mission, la transformation de votre fonds provisoire en fonds transitoire, réservant sans doute des explications plus éclairantes pour le débat prévu sur les métiers artistiques, le 9 décembre, à l'Assemblée nationale. Sans doute n'avons-nous pas la prétention de vous voir déflorer le sujet au Sénat, cinq jours à l'avance, mais il ne serait pas indifférent à la Haute Assemblée d'obtenir quelques indications de votre part. Cette demi-obscurité, quoi qu'il en soit, n'empêche pas la commission des finances de recommander au Sénat l'adoption des crédits du ministère de la culture.

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