Intervention de Robert Badinter

Réunion du 16 février 2005 à 15h00
Modification du titre xv de la constitution — Article 1er

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Nous avons d'un côté l'espace que je qualifierai « des droits de l'homme », le plus vaste, celui du Conseil de l'Europe, régi par la Convention européenne des droits de l'homme, par ses multiples annexes et par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Nous avons d'un autre côté l'espace juridique de l'Union européenne, caractérisé, en cas de conflit sur l'interprétation du droit communautaire, par la primauté de la Cour de Luxembourg. Enfin, nous avons les ordres juridiques internes, sur lesquels veillent les cours constitutionnelles.

Dans ces conditions, je peux le dire pour l'avoir vécu, la grande obsession des responsables de ces juridictions est de veiller à ce que l'on n'entre pas dans un conflit qui serait dans tous les cas, il faut bien le dire, difficile à gérer. On y parvient tant bien que mal, par une sorte de consensus, et les choses se règlent, disons-le, par de très nombreuses rencontres, voire par des coups de téléphone, si nécessaire, quand la question peut se poser.

Mais, les choses étant ce qu'elles sont, je veux souligner un point, et je prendrai volontairement pour exemple la question du principe de laïcité.

Comme le garde des sceaux l'a justement dit à l'instant, le Conseil constitutionnel a tenu à rappeler que nous ne pouvions et ne devions avoir à cet égard aucune inquiétude. En effet, lors des travaux de la Convention d'abord, puis dans le cadre du traité, ont été reprises mot pour mot certaines dispositions de la charte des droits fondamentaux - qui, aujourd'hui, va être incorporée avec valeur juridique obligatoire dans le traité, dans la Constitution européenne -, figurant dans la Convention européenne des droits de l'homme.

Tout le monde s'est donc posé la question de savoir ce qui se passera si figure dans l'ordre juridique européen une disposition qui, par sa nature, relèvera également de la juridiction de Strasbourg. Que se passera-t-il si les interprétations divergent ? Le praesidium, avec l'accord unanime de la Convention, a évidemment réaffirmé la primauté de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, s'agissant d'articles sur lesquels elle a été amenée, depuis longtemps d'ailleurs, à se prononcer.

Disant cela, je souhaite apaiser notre collègue M. Mélenchon et tous ceux qui, à juste titre compte tenu de leur exigence laïque, pourraient nourrir une inquiétude à cet égard.

Je me contenterai de donner lecture de trois considérants fort bien rédigés par le Conseil constitutionnel, qui rappelle que l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme « a été constamment appliqué par la Cour européenne des droits de l'homme [...] en harmonie avec la tradition constitutionnelle de chaque Etat membre ». En d'autres termes, la Cour de Strasbourg a toujours pris le soin de souligner qu'elle interprétait le principe de laïcité dans le respect des traditions constitutionnelles de chaque Etat membre.

Le Conseil constitutionnel français poursuit en marquant que « la Cour a ainsi pris acte de la valeur du principe de laïcité reconnu par plusieurs traditions constitutionnelles nationales » - pas par toutes, certes, mais par plusieurs, et certainement par la nôtre - « et qu'elle laisse aux Etats une large marge d'appréciation pour définir les mesures les plus appropriées, compte tenu de leurs traditions nationales, afin de concilier la liberté de culte avec le principe de laïcité ; que, dans ces conditions, sont respectées les dispositions de l'article 1er de la Constitution ». C'est de surcroît, pourrais-je presque dire, évident.

Lorsque la commission Stasi a abordé la question de la portée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, M. Costa, vice-président de cette institution, a pris le soin de rappeler que, en ce qui concernait la question du voile, nous n'avions pas à redouter de censure de la Cour au regard de sa jurisprudence.

Il est vrai que nous vivons une période difficile du fait de l'existence de sources parallèles d'interprétation. Il est néanmoins également vrai que nous avons pris le soin de veiller, lorsqu'il s'agissait d'un texte repris dans la charte après avoir été interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, à ce que ce soit cette dernière interprétation qui s'impose désormais à Luxembourg.

Le Conseil constitutionnel a bien fait de rappeler la primauté de ce qui constitue explicitement le « coeur du coeur » du noyau constitutionnel français. Ce ne sera pas toujours simple à mettre en oeuvre, mais ce n'est pas une raison - et ce sera ma conclusion - pour tirer argument de ce qui relève de la complexité plus que de la confusion et pour s'opposer à l'entrée en vigueur du traité constitutionnel.

Je le dis clairement : je soutiendrai ce texte, et je le voterai. Je mesure bien les difficultés qu'il suscitera inévitablement dans l'Europe des Vingt-Cinq. Ce n'est pas une raison pour ne pas faire ce pas en avant important. §

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