Bien sûr, ce sont choses humaines : tout est affaire d'interprétation ; de plus vulgaires diraient de rapports de force, voire d'influence.
Justement, les traditions de la France ont, dans certains domaines, valeur universelle et contribuent au patrimoine de l'humanité. Ainsi, la laïcité, au sens où nous l'entendons, n'est française que dans la mesure où elle répond à des problèmes universels que se posent tous les peuples. Si nous l'entendions autrement, il conviendrait, par exemple, de dire que la pénicilline est écossaise parce que c'est un Ecossais qui l'a inventée. C'est pourquoi nous devons être d'une vigilance très grande.
M. Badinter nous dit, puisque nous en sommes à la question de la laïcité, que le mot « Constitution » crée une confusion. Soit ! Mais nous avons affaire à un objet juridique particulier qui a valeur de Constitution : ce n'est pas le fruit d'une interprétation personnelle, c'est écrit en toutes lettres dans le texte !
D'abord, dans le préambule du traité : « Sa Majesté le roi des Belges et les vingt-quatre autres chefs d'Etat et de gouvernement remercient les membres de la Convention d'avoir élaboré le projet de Constitution au nom des peuples européens »... qui seront fort contents d'apprendre que tout cela a été fait en leur nom !
Ensuite, à l'article I-1, il est précisé que ce texte est une Constitution. Je veux bien qu'ensuite on fasse entendre au peuple qui aura à se prononcer que, bien qu'il soit écrit dans le texte que c'est une Constitution, ce n'est pourtant pas une Constitution parce que d'autres ont décidé qu'il ne correspond pas à l'idée qu'ils s'en font... Mais, précisément, le modèle juridique de construction de l'Europe ne correspond à aucun modèle que nous connaissons !
Enfin, ce qui est adopté pour l'Union ne s'applique qu'à l'Union, nous dit-on. Soit ! Mais ce qui s'applique à l'Union s'impose à 80 % de notre droit ! Par conséquent, ce qui vaudra du point de vue de la politique européenne vaudra pour la politique française.
La question des principes qui sont à l'oeuvre dans chacun des aspects techniques des politiques nationales sera donc mise en cause par le niveau européen à chaque fois que nous aurons à délibérer.
Résumons-nous.
Tout d'abord, on ne peut exclure un conflit d'interprétation entre le niveau européen et notre Conseil constitutionnel au sujet de la Constitution européenne.
Ensuite, on ne peut exclure un conflit entre la Cour de Luxembourg et celle de Strasbourg, qui ont toutes deux à connaître de ces sujets, et l'on n'a pas rendu service à l'Europe en soumettant le même texte de référence à deux cours. Mais, puisque c'est la même chose, pourrait-on dire, il n'y aura pas de problème ! Or, précisément, ce n'est pas la même chose ! Dans le traité qui s'applique à l'Union, il manque un petit alinéa de la Convention européenne des droits de l'homme dans lequel il est indiqué que la mise en oeuvre des droits visés peut connaître certaines limitations liées à l'intérêt public. Dans le traité, cette limitation n'est possible que lorsqu'elle se heurte à des objectifs que se donne l'Union. Or la laïcité ne figure pas parmi les objectifs de l'Union. C'est un fait établi !
Par ailleurs, soit nous considérons que le « droit au travail » et le « droit de travailler » prévu par la Constitution européenne, c'est du pareil au même, et que le « droit au travail » de notre Constitution n'a aucune incidence sur les exigences que les citoyens et les travailleurs peuvent formuler à l'égard de l'Etat ; soit nous supposons au contraire que nous avons inscrit le « droit au travail » plutôt que le « droit de travailler » dans notre Constitution parce que cela avait une force plus grande. Là aussi, il y a un risque de conflit !
Enfin, lorsque nous nous réjouissons en France de voir figurer le droit de grève dans le texte de la Constitution, nous lisons trop vite ! En effet, le texte de la Constitution européenne reconnaît pour la première fois de notre histoire le même droit de grève aux employeurs, en établissant le droit au lock out. Et je mets quiconque au défi de me démontrer le contraire !