Dans la situation actuelle, une contradiction peut apparaître entre les impératifs de bonne gestion et l'objectif d'administration d'une bonne justice
L'un des principaux problèmes est l'importance de plus en plus grande du rôle du procureur par rapport à celui du juge du siège. Cela est lié au développement des procédures alternatives et accélérées de jugement. Là encore, je me réfère aux travaux de notre mission d'information.
Le procureur a non seulement une palette de procédures plus étendue, ce qui augmente d'autant sa liberté de manoeuvre, mais, dans ces nouvelles procédures, il dispose également d'un pouvoir de « quasi-préjugement », pour reprendre les termes du procureur général près la Cour de cassation, M. Jean-Louis Nadal.
Ainsi que cela a été évoqué, confier l'ordonnancement des dépenses du programme « Justice judiciaire » conjointement au Premier président et au procureur général de chaque cour d'appel renforcera encore la tendance que je viens de décrire, qui n'est pas sans poser de problèmes. En effet, le procureur ne bénéficie pas d'un statut aussi protecteur vis-à-vis de sa hiérarchie que le juge du siège.
Permettez-moi de citer la délibération unanime de la Conférence nationale des Premiers présidents de cour d'appel du 2 juin 2005 : « Une telle situation ne garantit manifestement pas l'indépendance des juges. »
Le risque principal est que les mesures de rationalisation, dans un pays qui se traîne en queue du peloton européen pour ses efforts budgétaires en matière de justice, ne soient pas des instruments de bonne gestion, mais simplement une manière de réaliser des économies.
On ne peut qu'adhérer à l'objectif de rationalisation du fonctionnement des services de l'Etat et de recherche de la meilleure allocation possible de l'argent public.
Là où des expérimentations de la LOLF ont été réalisées, des résultats intéressants ont pu être observés. Des économies sont sans doute possibles, par une responsabilisation des prescripteurs en matière d'expertises diverses. Mais jusqu'où ?
Quelle signification peut avoir un système de « bonus-malus », selon le niveau de restrictions que les magistrats s'imposent, comme l'expérience est paraît-il tentée ? A un moment, l'objectif de rationalisation budgétaire, de complémentaire à celui d'administration d'une bonne justice, lui devient opposé.
Outil de transparence et de modernisation de l'Etat, la LOLF risque donc, dans un contexte de restrictions budgétaires, de devenir un moyen commode de réduire les dépenses et les coûts.
Quelques % de 1 %, ce que représentent les services judiciaires dans le budget de l'Etat, cela ne fait que quelques 10 millièmes ! En tout cas, ce n'est pas suffisant pour faire face à la judiciarisation accélérée de la société et aux évolutions que j'ai évoquées précédemment.
La fongibilité, asymétrique ou pas, n'a d'intérêt que dans la mesure où des crédits ne sont pas utilisés. Ceux-ci peuvent alors servir utilement là où ils font défaut. Mais quand il en manque partout, on ne fait que déshabiller Pierre pour habiller Paul. De positif, l'effet de la fongibilité devient négatif.
Aux dires des orateurs précédents, chaque projet de loi doit être accompagné d'une étude d'impact. Je ne peux qu'applaudir ! Les évaluations doivent être sincères et réalistes. Là aussi, je ne peux qu'applaudir ! Des réserves doivent être constituées pour faire face aux imprévus et aux évolutions incertaines. J'applaudis encore ! Mais si le montant global des crédits disponibles est insuffisant, rien ne changera !
Les évaluations sincères des besoins réels ne manquent pas ; je vous renvoie à la loi d'orientation et de programmation pour la justice, qui prévoyait la création de 10 000 postes, dont 950 juges de l'ordre judiciaire et 3 500 fonctionnaires et agents des services judiciaires. De même, le rapport Warsmann préconise la création de 2 500 emplois d'agents de probation.
A l'évidence, l'exécution de la loi d'orientation et de programmation a pris un important retard, retard qu'accentue le projet de loi de finances pour 2006. En effet, avec 250 équivalents temps plein travaillés pour l'ensemble du budget de la justice et 93 magistrats de l'ordre judiciaire, nous serons loin du compte.
S'agissant des frais de justice, je serai bref, car les orateurs précédents y ont fait allusion : ils sont manifestement sous-évalués. Les besoins pour 2006 sont en effet évalués à 600 millions d'euros. Ils seront abondés à hauteur de 370 millions d'euros. Or nous avons déjà dépensé 419 millions d'euros en 2005.
Il est faux de croire que la croissance de certains frais de justice ne résulte que d'une facilité que se donnent enquêteurs et magistrats. C'est le produit d'une évolution fondamentale.
Dans un tel contexte, face à une demande de complément d'enquête, d'expertise, qu'est-ce qui l'emportera ? Est-ce l'objectif de maîtrise budgétaire ou bien celui d'administration d'une bonne justice ?
Se posent donc non seulement la question de l'indépendance du juge, mais aussi celle d'une justice efficace.
J'en viens au troisième point de mon intervention : les objectifs, la mesure des performances réalisées et les indicateurs de résultats, qui constituent des innovations tout à fait intéressantes. Ceux-ci posent la question des limites de la philosophie managériale qui sous-tend la LOLF.
Les objectifs retenus dans le projet de loi de finances pour 2006 sont de deux types très différents.
Il s'agit d'abord de généralités de bon sens, qui sont autant de truismes : « rendre des décisions de qualité dans des délais raisonnables, améliorer la réponse pénale et son exécution ».
Il s'agit ensuite d'objectifs techniques, facilement appréhendables : « maîtriser la croissance des frais de justice pénale, accélérer la délivrance des bulletins du casier judiciaire ». Mais leur signification en termes de justice est particulièrement problématique.
Si l'on peut s'entendre sur ce que seraient des délais raisonnables et les mesurer, à quoi reconnaît-on des « décisions de qualité » ? Nos réformateurs restent muets sur ce point, pourtant essentiel !
J'aurais tendance à dire qu'une justice de qualité est d'abord une justice « juste » ! Mais que signifie « juste », me répondrez-vous ? Qu'est-ce qu'une décision de qualité ? Est-ce une décision acceptée par les principaux intéressés ? Par exemple, on pourrait la mesurer par le taux d'appel. Cela semble de bon sens.
Or on observe que les taux d'appel sont très variables selon le type de contentieux et de délits. Globalement, d'une juridiction à l'autre, ils varient de 1 à 2 en matière pénale et de 1 à 2, 5 en matière civile. Ces taux ne peuvent donc être utilisés pour mesurer la qualité des décisions d'un TGI.
Les taux d'appel dépendent de nombreux facteurs, sur lesquels le TGI n'a aucune prise, par exemple la culture locale. Ainsi, lorsque je me suis rendu à Bastia, dans le cadre de la mission d'information relative aux procédures accélérées de jugement en matière pénale, il m'a été expliqué que les recours y étaient nombreux parce que l'on est toujours innocent !