Intervention de Yves Daudigny

Réunion du 19 février 2009 à 15h00
Organisation et régulation des transports ferroviaires et guidés — Suite de la discussion d'un projet de loi déclaré d'urgence

Photo de Yves DaudignyYves Daudigny :

Alors que la crise que nous vivons à l’heure actuelle se traduit par des flux de plus en plus tendus sur les différents marchés, par des fermetures d’entreprises et par l’explosion du chômage, à l’heure des promesses environnementales et des perspectives – bien réelles, celles-là – d’une économie un peu plus verte, à l’heure de plans de relance axés sur l’investissement, le fait de soumettre au Parlement, certes après quelques péripéties, un projet de loi concernant directement les transports ferroviaires mais qui ne traite pas réellement de cette question, laquelle emporte celles du développement durable, de l’aménagement de nos territoires et de la sauvegarde des emplois, relève de l’aberration !

Confronté dans mon département – à l’instar, sans doute, de nombre de mes collègues –, aux problèmes posés par le transport de marchandises par wagons isolés, je suis intervenu, le 29 janvier dernier, lors de l’examen de l’article 10 du projet de loi de programme relatif à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, dit « Grenelle I ».

J’ai – j’ose le dire ! – pris le train en marche pour évoquer la situation de l’entreprise Bayer, implantée à Marle, qui, en 2004, avait conclu un accord ponctuel avec la SNCF. Le problème n’a pourtant pas été résolu, car il est structurel : le service de transport par wagons isolés, assuré en l’espèce depuis trente ans par l’opérateur historique, est aujourd’hui proposé à des conditions telles – nombre de prestations réduit, prix multiplié par quatre, ponctualité non garantie ! – que l’entreprise cliente se voit contrainte de choisir entre le recours au transport routier, la délocalisation ou la fermeture pure et simple.

Une telle situation doit être considérée au regard des objectifs, très louables, du Grenelle I. Il est ainsi gravé dans le marbre de la loi que le transport ferroviaire sera prioritaire ; que des moyens dévolus à la politique des transports non routiers et non aériens seront mobilisés pour atteindre, en première étape, une croissance de 25 % de part de marché d’ici à 2012 ; qu’un effort financier multiplié par 2, 5 est promis pour la régénération du réseau, et ce compte tenu des enjeux de développement économique, d’aménagement et de compétitivité des territoires.

Dans le cadre de tels objectifs, que l’on ne peut qu’approuver, même s’ils sont déclinés au futur – mode de conjugaison que le législateur devrait, soit dit en passant, s’interdire –, la question du transport par wagons isolés est, certes, prise en compte, mais dans la seule perspective de l’éventuelle création d’opérateurs ferroviaires privés dits de proximité, les OFP.

Cela confirme donc l’abandon par la SNCF de l’activité de fret par wagons isolés. Les chiffres publiés montrent d’ailleurs l’abandon du fret ferroviaire dans son ensemble : entre 2000 et 2007, celui-ci est passé de 56 milliards à 40 milliards de tonnes-kilomètres transportées et a encore reculé de 7 % entre 2007 et 2008. En réalité, 85 % du fret est transporté par camion ; n’oublions pas que la SNCF, avec sa filiale Geodis, est devenue le premier transporteur routier.

Au début du mois de septembre 2007 – soit un mois et demi avant la tenue du Grenelle de l’environnement –, l’annonce d’une perte de 260 millions d’euros pour la branche fret de la SNCF a été suivie de celle de la fermeture de 262 gares françaises où était assurée l’activité de wagons de marchandises isolés.

Entendu le 16 octobre 2007 par la délégation à l’aménagement et au développement durable du territoire de l’Assemblée nationale, le directeur général délégué de Fret SNCF s’était voulu rassurant, en affirmant qu’il convenait « de relativiser l’impact de ces fermetures et de n’oublier ni les solutions de remplacement proposées ni l’économie de moyens ainsi réalisée par la SNCF et réinvestie ailleurs ». Ses propos confirmaient aussi, malheureusement, que la SNCF opère d’abord des choix de rentabilité pour économiser et investir ailleurs. La SNCF « libéralisée » est devenue une entreprise qui doit équilibrer ses comptes, ce qui est somme toute normal, mais elle le fait au détriment de son rôle d’acteur de l’aménagement du territoire. Quant aux solutions de remplacement évoquées, elles sont, pour l’instant, soit routières soit inexistantes.

Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, voilà donc la triste réalité ! Elle relativise terriblement les engagements du Grenelle I et contredit totalement ses objectifs ! Vous connaissez les données et leurs conséquences en termes d’aménagement du territoire, qui recouvre des enjeux à la fois environnementaux, économiques, sociaux et sociétaux.

C’est à cette aune que doivent être appréciées et jugées recevables ou non les propositions de ce texte relatif à l’organisation et à la régulation des transports ferroviaires. Le présent projet de loi opère le transfert aux opérateurs privés du transport par wagons isolés : c’est donc sous cet angle que je veux aborder la question, dans la mesure où les enjeux que je viens d’évoquer relèvent de choix politiques nationaux. En d’autres termes, le choix politique de libéraliser totalement le fret depuis le 1er janvier 2007 a-t-il produit les effets bénéfiques attendus ?

En effet, on nous a affirmé que cette libéralisation augmenterait le transfert modal de la route vers le rail. Or rien ne permet de soutenir l’assertion. En l’état actuel, une entreprise qui se situe, sur le plan géographique, à l’écart des grandes lignes aura nécessairement recours, pour de faibles livraisons, au mode de transport le plus fiable et le moins cher, ce qui n’est plus le cas du service de transport par wagons isolés, devenu extrêmement coûteux et aléatoire.

La libéralisation menée en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Espagne nous est donnée en exemple, car elle y aurait entraîné une forte augmentation du fret. Comparaison est d’autant moins raison que rien n’est comparable entre la France et ces pays. Pour m’en tenir à l’Allemagne, je mentionnerai que la dette de la Deutsche Bahn a été rachetée en totalité par l’État fédéral à la fin des années quatre-vingt-dix. Les situations ne sont donc pas similaires. Le rapport de la Commission européenne sur la mise en œuvre du premier paquet ferroviaire montre, au contraire, que l’ouverture du secteur en Europe n’a pas permis d’atténuer l’hégémonie du transport routier.

C’est pourquoi un bilan de cette libéralisation s’imposait au préalable. Tel était le sens de la demande formulée par le groupe socialiste au travers d’un amendement examiné le 29 janvier dernier dans le cadre du Grenelle I et visant à insérer un article additionnel ainsi rédigé : « Le Gouvernement remet au Parlement une évaluation de la libéralisation du fret ferroviaire afin d’en mesurer l’impact en termes d’emploi et de qualité de service ainsi que d’en évaluer les conséquences en matière de continuité du réseau ferroviaire, tant sur le plan national que régional et de report modal. » Cet amendement, également défendu à l’Assemblée nationale, a été chaque fois rejeté, au motif qu’il trouverait meilleure place dans le projet de loi, alors déposé au Sénat, dont nous commençons l’examen aujourd’hui.

C’est dans une telle incertitude que la création d’opérateurs de proximité nous est présentée comme une solution. À cet égard, l’objectif de l’article 2 est de favoriser le développement des opérateurs privés, afin de créer une offre locale là où les lignes, structurellement déficitaires, sont menacées de fermeture. Il s’agit d’organiser le transport de marchandises à l’échelle des territoires, à l’image des shortlines en Amérique du Nord. Ce projet permettrait à RFF de confier à un opérateur, dans le cadre d’une convention, des missions de gestion du trafic, de fonctionnement et d’entretien des installations sur ces lignes de faible trafic réservées au transport de marchandises. RFF resterait responsable de la sécurité.

J’ai rappelé tout à l’heure l’annonce de la fermeture, au début du mois de septembre 2007, de 262 gares jusqu’alors dédiées au transport par wagons isolés. Accompagnée de la perspective de suppressions d’emplois et faite la veille de la tenue du Grenelle de l’environnement, cette annonce a évidement provoqué un émoi légitime et de nombreuses réactions. Il n’est pas inutile de rappeler que c’est dans ce même contexte qu’a été signé, le 26 septembre 2007, à Orléans, le protocole d’accord pour la création du premier opérateur de fret de proximité, Proxirail, appelé à assurer le transport de marchandises par wagons isolés que la SNCF venait d’abandonner.

Les OFP sont-ils viables ? Aucun pronostic n’est possible à ce jour, dès lors que les conditions mêmes de leur viabilité, celles du financement public, de l’emploi et des normes de sécurité, font encore question.

En termes de financement, l’impératif premier pour les OFP est de disposer d’un réseau ferré capillaire opérationnel, lequel nécessite à ce jour des investissements massifs pour sa remise en état. C’est le préalable qu’a lui-même posé le président du conseil d’administration de RFF, Hubert du Mesnil, lors d’un très récent débat tenu, le 4 février dernier, sur l’initiative de notre collègue député Jean-Pierre Marcon. Selon les propres termes de M. du Mesnil, ces investissements ne pourront se faire sans des aides publiques initiales importantes, étant entendu que l’on ne peut pas attendre une quelconque rentabilité de ces 4 000 kilomètres de voies qui ne supportent pas de trafic de passagers, dont 10 % sont totalement inutilisées, et donc en mauvais état. L’ensemble coûte 100 millions d’euros de frais de gestion annuels et ne rapporte qu’un million d’euros de recettes.

Comment ne pas s’interroger sur la légitimité du transfert à l’État et aux collectivités territoriales du coût des choix stratégiques de la SNCF, qui se débarrasse ainsi de la « branche malade » du fret ? Comment même y parvenir ?

En ce qui concerne la sécurité, l’abaissement des normes en vigueur a été évoqué comme une condition nécessaire pour ne pas dissuader d’éventuels opérateurs privés, au motif que le niveau de ces normes pourrait constituer une distorsion de concurrence. Sécurité moindre, coûts réduits, main-d’œuvre moins qualifiée, low cost et dumping social, tous ces facteurs ne risquent-ils pas de devenir réalité dans la perspective de l’ouverture aux opérateurs privés ?

L'ensemble de ces questions posées par la libéralisation et qui soulèvent des enjeux majeurs ne sont pas traitées. Au surplus, les maigres expériences menées révèlent l’extrême complexité de leur mise en place. La brièveté du texte qui nous est soumis aujourd’hui témoigne de l’absence de vision d’ensemble du problème du fret ferroviaire, ce que nous confirme malheureusement l’action dispersée du Gouvernement en la matière, lequel traite partiellement chacun des sujets dans des textes différents.

J’évoquais en séance, le 29 janvier dernier, la notion de rentabilité. Voilà ce sur quoi nous ne sommes pas d’accord : le fret ferroviaire, particulièrement le transport par wagons isolés, est, certes, financièrement déficitaire, mais il est économiquement utile à nos territoires, écologiquement indispensable, humainement profitable.

Il y a nécessairement des choix à faire. Mais l’on ne peut honnêtement prétendre les faire tous en même temps !

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