J’admets volontiers qu’en matière de politique extérieure et de défense, il soit difficile d’avancer très rapidement. Mais que les progrès soient si lents dans des domaines touchant à la sécurité des citoyens, à leurs libertés, aux problèmes humains issus de l’absence d’harmonisation européenne, c’est tout simplement inacceptable !
Dès lors, comment s’étonner de la désaffection qui se manifeste, par exemple lors des élections européennes ?
Sans doute, avons-nous obtenu le traité de Lisbonne… Mais, devant la complexité invraisemblable de ce texte – je mets au défi quiconque d’en lire plus de trois pages de suite sans avoir une crise de nerfs –, j’ai cru pouvoir le comparer à un dédale, un dédale sans Minotaure, où le seul fil d’Ariane possible reste le développement des coopérations particulières entre les États décidés à avancer malgré tout.
Pardonnez-moi, mes chers collègues, de revenir sur cette idée, mais j’ai eu la satisfaction, cet après-midi, d’entendre le ministre allemand des affaires européennes la reprendre très exactement, et même d’une manière encore plus précise puisqu’il a évoqué des noyaux agissants ou rayonnants. Cela m’a évidemment réconforté.
Toutefois, la situation a changé ; on doit, d’une certaine manière, le regretter, mais on peut aussi s’en féliciter. Maintenant, le Minotaure est là : c’est la crise, une crise qui touche, au cœur même de la construction européenne, l’économie et la monnaie.
Voici donc l’épreuve de vérité… Ou bien nous aurons le courage de Thésée, et nous irons plus loin dans l’intégration, ou bien nous verrons l’Europe se dissoudre dans l’impuissance.
Suivre le fil d’Ariane, selon nous, consiste à accepter un certain degré de différenciation entre les États membres. Il est évident qu’on ne peut pas gérer à vingt-sept une zone euro où nous sommes seize ! Il faut donc admettre que la zone euro doit être dotée de tous les mécanismes spécifiques dont elle a besoin pour fonctionner. Je ne fais ici que répéter ce que pratiquement tous les orateurs ont dit avant moi.
Ces mécanismes sont nécessaires et j’espère que, à défaut de pouvoir les instaurer officiellement, nous pourrons les mettre en place officieusement, que nous donnerons dans les faits à l’Eurogroupe un peu plus de consistance, de dynamisme et de possibilités d’action.
Dès lors, nous devons être prêts à un exercice en commun des souverainetés. Bien sûr, il ne s’agit pas de remettre en chantier les traités. Nous n’en avons pas le temps et ce n’est probablement pas indispensable. Une gouvernance économique européenne peut très bien prendre la forme, au moins dans un premier temps, d’un accord politique et, surtout, de pratiques politiques. C’est notamment le cas de la surveillance budgétaire mutuelle, vis-à-vis de laquelle, à mon avis, nous ne devons pas avoir de réserves.
Monsieur le secrétaire d’État, nous avons un léger désaccord sur ce point : je ne crois pas que l’Europe puisse dicter les budgets nationaux. En revanche, elle peut – c’est d’ailleurs, me semble-t-il, ce que seul un organe indépendant et extérieur au Gouvernement peut faire – décrire les réalités, analyser les situations, placer chacun devant ses responsabilités et, ainsi, rendre possibles des mesures, voire des sanctions, qui ne sauraient effectivement émaner que d’une instance politique responsable.
Un organisme technique indépendant des États membres peut donc intervenir au cours d’une phase préparatoire, mais je ne vois pas comment un État donné pourrait faire des observations à un autre sur ses prévisions budgétaires.
Il en va de même pour la surveillance mutuelle, tout aussi nécessaire, en matière de compétitivité et de viabilité des modèles économiques.
Si nous sommes réellement incapables de débattre vraiment de ces questions entre Européens et d’en tirer des conclusions communes, il est inutile de parler de coordination des politiques économiques !
Il est clair que soit nous sortirons ensemble de la crise, soit nous n’en sortirons pas. Il est tout aussi clair, selon moi, que nous ne sortirons ensemble de la crise qu’en franchissant une étape dans la voie – employons le mot – de l’intégration.
Cette étape – je le dis clairement, parce qu’il faut tout de même finir par appeler les choses par leur nom – ne peut être qu’une démarche de type fédéral, plus exactement de type confédéral, au sens où l’entendent les juristes.
En effet, cher Jean-Pierre Chevènement, il ne s’agit nullement d’abolir nos « États-nations » dans leur réalité ancestrale, qu’elle soit politique, sociale, économique ou culturelle. Il s’agit de doter ceux d’entre eux qui le veulent vraiment de mécanismes institutionnels plus simples et plus efficaces que ceux du traité de Lisbonne, et de leur permettre ainsi d’affronter le monde nouveau de la mondialisation, à égalité de chances avec les grandes puissances qui dominent notre temps et font d’ores et déjà la loi.
Pour cela, il ne suffira pas de multiplier les dispositions et les arrangements particuliers qui caractérisent la phase actuelle, marquée sans doute par une prise de conscience de la nécessité d’agir ensemble – je pense tout particulièrement au couple franco-allemand –, mais aussi par de très nombreux malentendus, hésitations et sous-estimations de la gravité des problèmes et de la difficulté à passer de la discussion à l’action.
Le destin des Européens ne peut être suspendu à l’agenda des tête-à-tête gastronomiques de Mme Merkel et de M. Sarkozy ! Il ne suffit pas de créer des bouées de sauvetage au fur et à mesure que les difficultés apparaissent, comme nous le faisons actuellement. Il faut faire de l’Europe un grand bateau moderne, capable de tenir la haute mer de la mondialisation.
Mon sentiment profond est que, tôt ou tard, il faudra en venir à un traité particulier, établi au départ entre les plus résolus, mais restant ouvert à tous les autres, instituant une gouvernance qui allie ce qu’il faut de participation démocratique – donc parlementaire – à ce qu’il faut d’efficacité et d’autorité dans la gouvernance, pour ne pas dire le gouvernement, des affaires européennes.
N’oublions pas qu’il existe à cet égard une pierre d’attente, celle qui a été posée il y a quelques lustres – certains d’entre nous, les plus anciens, dont je suis bien évidemment, s’en souviennent – par le projet de nos amis Karl Lamers et Wolfgang Schäuble, ce dernier étant aujourd’hui l’un des principaux ministres du gouvernement allemand. Nous avons eu grand tort, à cette époque, de ne pas donner suite à cette proposition.