La langue créole s’est maintenue, non sans avoir subi des évolutions, des transformations et des enrichissements multiples. Que cette langue perdure aujourd’hui, c’est la preuve de sa vitalité et de la volonté des Réunionnaises et des Réunionnais de la conserver.
Pourtant, la politique imposée aux esclaves et aux colonisés a été non seulement la domination et la sujétion, mais aussi la destruction des cultures, comme le disait en ces termes Aimé Césaire : « Je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. »
Combien de fois n’a-t-on pas entendu des affirmations péremptoires selon lesquelles la langue créole, voire tel ou tel aspect de la culture de pays subissant la colonisation, étaient inférieurs à ce qui venait de l’Occident ? Le pire est que, du fait des complexes ainsi engendrés, des ressortissants de contrées colonisées ont parfois repris à leur compte ces jugements définitifs, reniant ainsi leur propre identité culturelle.
À la Réunion, la chasse à la langue créole faisait partie de la politique officielle, tant sur le plan administratif que dans l’éducation nationale. Le mot d’ordre d’un vice-recteur n’était-il pas de « fusiller le créole » ? Cela se passait il y a seulement trente ans !
Persister à vouloir « fusiller le créole » susciterait maintenant une réprobation unanime, tant il est admis aujourd’hui qu’il n’existe aucune échelle de valeurs pouvant permettre de classer les cultures selon d’illusoires critères de supériorité. Chacun de nous sait trop bien où cela a conduit l’Europe dans les années quarante.
De plus, à l’heure où bien des efforts sont faits pour sauvegarder la biodiversité, par respect pour la nature et pour ce qu’elle a produit sur les plans tant animal que végétal, comment admettre que ce qu’une société humaine a créé de spécifique et d’unique : sa culture, puisse disparaître sans dommage ?
Trop de langues, trop de cultures ont été anéanties. Parce que la diversité culturelle enrichit le patrimoine de l’humanité, il nous appartient d’en sauvegarder et d’en valoriser toutes les expressions, tant il est vrai que la culture unique est annonciatrice de la mort de toute culture.
À la Réunion, l’introduction du créole à l’école a toujours été un sujet de polémique et de déchirements, les uns estimant qu’elle est un obstacle à l’apprentissage du français – ce qui conduit certains à approuver la répression du créole –, les autres considérant au contraire que la prise en compte du vécu de l’enfant réunionnais dans tous ses aspects socioculturels, dont sa langue maternelle, contribue à son plein épanouissement et favorise, notamment, l’apprentissage de la langue française. Ceux-là insistent donc sur le fait que réprimer la langue maternelle engendre chez l’enfant de graves traumatismes, porteurs de blocages.
C’est sur le fondement de ces observations et dans le souci de valoriser et d’enrichir les cultures régionales que la loi organise à présent l’enseignement et le développement de la langue et de la culture régionales.
Une telle législation constitue une avancée indéniable et contribue à faire évoluer les esprits, mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.
À cet égard, permettez-moi de vous faire part d’une anecdote : voilà seulement quelques jours, un principal de collège a interdit à l’un de ses élèves de s’exprimer en créole à la télévision publique, alors même que l’émission à laquelle il participait était entièrement réalisée dans cette langue !
La mise en application des textes se heurte encore trop souvent soit à l’inertie, soit à des réflexes passéistes, quand il ne s’agit pas tout simplement de mauvaise foi. Madame la ministre, vous ne manquerez sans doute pas de faire un point d’étape sur ce sujet en compagnie de votre collègue chargé de l’éducation nationale, afin que les pesanteurs puissent être surmontées et les initiatives encouragées.
Pour conclure, sans doute conviendrons-nous tous, d’une manière plus générale, que la reconnaissance et la valorisation de la diversité culturelle ont besoin d’un souffle nouveau. La planète a eu droit à son sommet, qui s’est tenu en 1992 à Rio ; la diversité culturelle n’en mérite-t-elle pas autant ? Il serait tout à l’honneur de la France de prendre l’initiative d’organiser une telle conférence. Notre pays aura d’autant plus de légitimité à jouer ce rôle qu’il possède déjà une grande diversité, dès lors que sont pleinement reconnus les apports culturels spécifiques et uniques de toutes ses régions, en particulier ceux des départements et collectivités d’outre-mer.