Intervention de Christine Albanel

Réunion du 13 mai 2008 à 16h00
Langues régionales ou minoritaires — Discussion d'une question orale avec débat

Christine Albanel, ministre de la culture et de la communication :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, en évoquant la place des langues régionales dans notre société et les mesures qui pourraient être prises pour la consolider, M. Alfonsi nous a invités à ouvrir dans cette enceinte un débat dont les termes et la portée ont toujours passionné nombre de nos concitoyens.

Aborder la question des langues régionales, des langues des Français, c’est, en effet, toucher directement à l’idée que l’on se fait de l’identité nationale, à la manière dont elle s’exprime, aux représentations que l’on y attache. La place des langues dans la société intéresse la dimension publique de la vie, en même temps qu’elle touche à l’intime en chacun de nous. En l’évoquant, nous nous situons toujours sur le double registre du rapport à autrui, puisque toute langue est un outil de communication, et du rapport à soi-même, puisque toute langue est aussi un marqueur d’identité.

Or, depuis une dizaine d’années, cette question est récurrente. Régulièrement, à l’occasion de modifications constitutionnelles, le sujet de la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires s’invite dans les assemblées. Nos concitoyens attendent légitimement que les pouvoirs publics leur apportent une réponse sans ambiguïté sur ce point.

Il ne faut pas oublier les conditions dans lesquelles ce texte a vu le jour.

Promulgué en 1992, au lendemain de la chute du mur de Berlin, il répondait notamment à la nécessité de protéger des minorités que le nouvel ordre des choses en Europe centrale pouvait bousculer.

Tout autre est évidemment la situation en France, où s’est développé progressivement un enseignement des langues régionales, où les diverses expressions culturelles, soutenues par l’État et les collectivités locales, se voient accorder une large place par les médias. Pour être souvent jugées insuffisantes, ces avancées n’en sont pas moins bien réelles.

Si la France a signé la charte en 1999, elle n’a pas pu la ratifier, le Conseil constitutionnel ayant jugé qu’elle comportait des clauses contraires à la Constitution. Notre position n’a évidemment pas changé, et la charte ne sera pas ratifiée. Je l’ai dit la semaine dernière à l’Assemblée nationale : le Gouvernement, autant pour des raisons pratiques que pour des raisons de principe, ne souhaite pas modifier la Constitution dans un sens qui permette la ratification.

Sur le plan des principes, le Conseil constitutionnel a estimé que la charte conférait des droits spécifiques et imprescriptibles à des groupes de locuteurs à l’intérieur de territoires, ce qui portait atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français.

Or ces principes fondamentaux s’opposent, selon le Conseil constitutionnel, à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance.

Il a également considéré que les dispositions énoncées dans le préambule de la charte, ainsi que dans les parties I et II, n’étaient pas dépourvues de portée normative : elles sont contraires au premier alinéa de l’article 2 de la Constitution, aux termes duquel « la langue de la République est le français », en ce qu’elles tendent à reconnaître un droit à pratiquer une autre langue que le français, au-delà de la vie privée, dans la sphère publique, à laquelle la charte rattache la justice, les autorités administratives et les services publics.

C’est donc sur un double terrain, celui de l’atteinte aux principes fondamentaux de la République et de la méconnaissance de la primauté du français dans la sphère publique, que le Conseil constitutionnel s’est placé pour affirmer que la charte comportait des dispositions contraires à la Constitution.

Nos concitoyens sont naturellement attachés à ces principes, sur lesquels nous ne souhaitons pas revenir, de même, j’en suis persuadée et cela a été dit, que la représentation nationale. C’est d’ailleurs pour ce motif précis que le Président de la République s’était déclaré défavorable à la ratification de la charte lors de la campagne électorale présidentielle.

Toutefois, au-delà de la décision du Conseil constitutionnel, il faut avoir présentes à l’esprit des considérations d’ordre institutionnel, pratiques et financières qui, prises ensemble, confortent le Gouvernement dans son intention de ne pas ratifier la charte.

Ainsi, il n’est, à l’évidence, pas souhaitable qu’une administration nationale ou territoriale soit obligée de s’exprimer dans la langue d’une région donnée. L’instauration d’une condition incontournable de maîtrise de cette langue régionale pour être recruté en tant que fonctionnaire pourrait, en effet, être une conséquence logique de la ratification de la charte.

Ne perdons pas de vue non plus l’existence de difficultés d’ordre pratique, difficultés liées d’abord au nombre de langues concernées. Lorsque la question du champ d’application de la charte s’est posée en 1999, quelque soixante-dix-neuf langues, dont trente-neuf pratiquées outre-mer, ont été identifiées et regroupées sous la dénomination de « langues de France ».

S’agissant de la France métropolitaine, cet ensemble comprenait toutes les langues visées par la loi Deixonne : le basque, le breton, le catalan, le gallo, la langue mosellane, la langue régionale d’Alsace et la langue d’oc dans ses différentes variétés, auxquelles s’ajoutaient notamment le flamand occidental, le franco-provençal et la langue d’oïl, ainsi que cinq autres langues parlées par des ressortissants français sur le territoire de la République, à savoir le berbère, l’arabe dialectal, le yiddish, le romani et l’arménien occidental.

Signe indiscutable de la richesse du patrimoine linguistique de notre pays, cette liste impressionnante souligne aussi la difficulté qui serait la nôtre de fixer le périmètre d’application de la charte, d’autant que celle-ci ne fournit pas d’indications sur les critères d’éligibilité, par exemple le nombre minimal de locuteurs. Le risque de dispersion de l’aide et des moyens au détriment des langues les plus représentatives serait réel.

J’attire également votre attention sur le coût que représenterait cette ratification.

La France a établi, lors de la signature de la charte, une liste de trente-neuf engagements auxquels elle se proposait de souscrire. Parmi ceux-ci figurait l’engagement de rendre accessibles dans les langues régionales ou minoritaires les textes législatifs nationaux les plus importants, à moins que ces textes ne soient déjà disponibles autrement.

La France proposait également de prendre l’engagement de permettre ou d’encourager la publication par des collectivités territoriales des textes officiels dont elles sont à l’origine dans lesdites langues, ainsi que l’emploi ou l’adoption des formes traditionnelles de la toponymie dans ces mêmes langues.

Tels qu’ils sont formulés, ces engagements, au demeurant parfaitement conformes à notre droit, ne relèvent pas en eux-mêmes d’une obligation : permettre ne signifie pas imposer ! C’est leur combinaison avec le préambule de la charte qui leur donne un caractère obligatoire. Pour l’État comme pour les collectivités locales, le refus de traduire un texte en une langue régionale pourrait sans doute être contesté devant les tribunaux sur le fondement de ce droit imprescriptible de parler une telle langue.

On peut donc imaginer le poids, pour les finances publiques, d’une obligation de traduction : il serait proportionnel au nombre de langues retenues, et cette obligation concernerait non seulement les textes futurs, mais également notre « stock » législatif !

Enfin, il y a, au plus profond de la décision du Gouvernement de ne pas ratifier la charte, la conscience que la question de la langue a toujours revêtu dans notre histoire une dimension particulière, notamment depuis que l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 a imposé aux parlements et aux tribunaux l’usage du français. La situation de notre pays, dont le patrimoine linguistique est le plus riche d’Europe, n’est pas la même que celle des grands pays occidentaux qui ont ratifié la charte.

Cependant, comme l’a fait observer le Conseil constitutionnel et l’a judicieusement rappelé M. Alfonsi, les trente-neuf mesures que la France se proposait d’appliquer en cas de ratification, y compris les deux mesures relatives à la traduction que je viens de citer, sont toutes conformes à notre cadre légal et réglementaire ; d’ailleurs, la France les applique déjà largement.

J’en veux pour preuve que, dans notre système éducatif, plus de 400 000 élèves suivent un enseignement de langue régionale aux différents niveaux des secteurs public et privé. Ces effectifs, en particulier dans le primaire, ont connu, ces dernières années, une augmentation spectaculaire, décuplant en dix ans, triplant au cours des cinq dernières années, selon les statistiques du ministère de l’éducation nationale. À une demande sociale forte, l’éducation nationale s’emploie à répondre en formant notamment de nombreux enseignants.

Aux termes de la loi de 2005 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, dite « loi Fillon », l’enseignement des langues régionales s’inscrit dans un partenariat étroit avec les collectivités territoriales, qui peuvent désormais s’investir au travers de la signature de conventions. L’école se substitue d’ailleurs largement aux familles puisque, actuellement, seul un Français sur huit environ a peu ou prou acquis par héritage la connaissance d’une langue régionale, qu’il ne transmet à son tour que dans un tiers des cas.

Pour ce qui concerne les médias, l’un des deux principaux vecteurs de la transmission des langues régionales, l’action du Gouvernement s’attache d’abord à élaborer et à faire respecter une réglementation libérale assurant la libre expression des langues régionales.

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