Pour l'instant, les perspectives qui s'offrent au fret ferroviaire français nous incitent à en douter.
Quelles sont les données du problème ?
Nous le savons tous, les transports prennent une part considérable dans la dégradation de notre environnement quotidien : émission de gaz à effet de serre, bruit, répercussions sur la santé, insécurité routière, etc. C'est pourquoi la recherche d'un développement durable et respectueux de l'environnement doit constituer une clef essentielle de notre politique des transports.
Or nous savons que ces flux, tous modes confondus, vont continuer à croître de 50 %, dit-on, jusqu'en 2025. Certes, cette croissance est moins rapide qu'elle ne l'a été au cours des dernières années, mais les conditions de circulation sur les routes vont s'aggraver, en raison de la congestion croissante des contournements périurbains et de l'augmentation des situations de gêne entre poids lourds et véhicules légers.
Les déclarations du Gouvernement - auxquelles nous souscrivons -, y compris lors du récent débat budgétaire, sont toutes marquées du sceau du développement durable et rappellent nos engagements de Kyoto en faveur de la réduction des émissions de gaz à effet de serre et de la lutte contre les changements climatiques.
Toutefois, sans véritable engagement politique, il sera impossible de rompre avec la logique libérale et financière des entreprises, pour lesquelles seuls comptent les coûts. La route gagnera toujours, surtout si l'on s'obstine à ne pas prendre en compte tous ses coûts, notamment sociaux ; certains s'inquiètent, par exemple, des risques de dumping social de la part de certains transporteurs routiers de nouveaux pays membres de l'Union européenne.
Quel est le résultat de ce développement du « tout routier » ?
Le fret ferroviaire de la SNCF connaît depuis plusieurs années des difficultés très sérieuses. Ainsi, sa part de marché a régulièrement baissé ; en trente ans, elle est passée de près de 50 % du volume des marchandises transportées à moins de 20 % aujourd'hui. Son chiffre d'affaires a subi une érosion moyenne de près de un pour cent par an au cours des quinze dernières années. Ces facteurs contribuent à dégrader fortement les résultats : depuis 2000, les pertes consolidées du fret s'élèvent à plus de un milliard d'euros. Le trafic a encore baissé de 2 % en volume cette année, pour atteindre 43, 3 milliards de tonnes/kilomètre.
Pourtant, d'importants investissements en sa faveur avaient été réalisés ou sont en cours de réalisation. Les collectivités locales y ont pris une grande part dans le cadre des contrats de plan Etat - régions 2000-2006, en décidant l'aménagement d'itinéraires dédiés.
Pour autant, le fret continuer de « plomber » les comptes de la SNCF, laquelle compense ces pertes par ses activités TGV et de transports publics de voyageurs - sauf le Corail -, ainsi que par la cession d'actifs. Cette compensation est de plus en plus difficile à opérer au sein de l'entreprise, comme l'a expliqué le président de la SNCF devant notre commission des affaires économiques, en raison notamment d'une directive européenne de 2001 qui prévoit la séparation de la comptabilité des activités de transport de voyageurs de celles du fret. Vous avez transposé cette directive par voie de décret, en mars 2003. Or c'est de cette séparation - parfois artificielle - des comptes que découlent à l'évidence les déficits - parfois artificiels, eux aussi, j'y reviendrai - du fret ainsi que les mesures de repli mises en oeuvre aujourd'hui en termes d'aménagement du territoire.
Faut-il ajouter que l'entreprise reste très endettée - plus de 8 milliards d'euros - et qu'elle a vu aussi ses charges alourdies de 60 millions d'euros par an, le Gouvernement ayant décidé une augmentation des redevances de péages dues à Réseau ferré de France, RFF, de 300 millions d'euros en cinq ans ?
Dans ce contexte, la SNCF, à votre demande, a élaboré et lancé en novembre 2003 le « plan fret » 2004 - 2006, qui a été présenté comme le plan de la dernière chance. Il a été confié à un nouveau directeur, avec lequel j'ai eu l'occasion de m'entretenir hier après-midi.
Le maître mot de ce plan est le suivant : recentrer l'activité de fret de la SNCF sur des flux massifs, directs, à distance moyenne ou longue, et prévisibles quantitativement. Il s'agit de gagner 10 milliards de tonnes/kilomètre d'ici à 2006, objectif de nouveau confirmé après un an d'exercice de ce plan.
Pour atteindre cet objectif, la SNCF cherche essentiellement à accroître sa productivité par l'amélioration du taux de rotation des wagons, la concentration du trafic sur quelques grands axes nationaux, le renouvellement du matériel et, surtout, l'abandon de trafics non rentables.
Le plan prévoit également une augmentation conséquente des tarifs.
Force est de constater que ce plan s'apparente plus à un exercice d'assainissement comptable ayant pour objectif réel l'équilibre financier en 2006 ; c'est une politique qui privilégie clairement la marge par rapport aux volumes. La SNCF table sur la conquête de nouveaux trafics après un retour à la rentabilité dès 2007.
Mais comment peut-elle espérer, après 2006, dans un environnement concurrentiel, une croissance de l'activité fret SNCF de 3 % par an - c'est ce qui est annoncé - après avoir fermé des gares, supprimé entre 6 000 et 8 000 postes de cheminots et définitivement convaincu certains de ses clients d'utiliser la route ?
L'Etat actionnaire joue ici un rôle majeur ; ayant approuvé le « plan fret », il prévoit de le soutenir directement à hauteur de 800 millions d'euros en trois ans, auxquels s'ajouteraient encore 700 millions d'euros apportés par la SNCF ; ces aides - nous en reparlerons - sont subordonnées à un accord de Bruxelles.
Pourtant, comment ne pas noter l'ambiguïté de la position de l'Etat, qui soutient le plan et, en même temps, accepte l'accroissement des péages qui pèsent sur l'entreprise, à la demande de RFF, rendant chaque année l'équilibre plus difficile à atteindre ?
Que faut-il penser des objectifs du « plan fret » ? Depuis plusieurs années, le Sénat enchaîne débats et rapports sur la politique des transports pour éclairer sa réflexion. Je pense tout particulièrement au rapport établi par nos collègues Hubert Haenel et François Gerbaud en février 2003, à la demande du Gouvernement, et que j'ai relu attentivement.
Je me suis aperçu, à la relecture de ce document, que la concentration du « plan fret » sur les clients « rentables » était dénoncée comme un scénario irrecevable.
Permettez-moi d'en citer quelques extraits.
Selon nos collègues, « La réduction du trafic fret à la seule part incompressible de marché est à éviter. Sans toucher au trafic combiné ni au secteur à peu près rentable des trains entiers, cette optique conduirait de fait à mettre sur la route près de la moitié du trafic diffus, soit l'équivalent de 1, 5 million de camions par an.
« Ce scénario » - écrivent-ils également, avec beaucoup de clairvoyance - « conduirait inexorablement à une récupération rapide des meilleurs trafics par les entreprises davantage prêtes à la concurrence sans que, nouveaux entrants ou non, ces mêmes entreprises prennent en charge les trafics ou les fonctions qui relèvent davantage du seul intérêt collectif. Il aurait pour conséquence que de nombreuses dessertes terminales seraient définitivement abandonnées.
« Il faut refuser, sous couvert d'assainir la situation du fret ferroviaire, de préconiser un scénario de repli sur les marchés les plus rentables. En effet, cette stratégie satisfaisante sur le papier qui prévoit un volume de trafic de 40 milliards de tonnes/kilomètre annuelles » - cette prévision est toujours d'actualité - « et la suppression de plusieurs milliers de postes pour le fret, est un scénario à haut risque. Personne n'est en mesure de dire s'il serait maîtrisable, s'il ne conduirait pas à un effritement bien plus important de l'activité et surtout quelles en seraient les répercussions sur les autres activités de l'entreprise, les moyens étant encore aujourd'hui fortement intégrés. »
Les conclusions de ce rapport sont toujours d'actualité.
De même, si ses auteurs évoquent la possibilité d'une filialisation, idée que nous ne partageons pas, ils remarquent que cette décision relève de l'Etat actionnaire et non de l'entreprise. Par ailleurs, ils notent la nécessité de recapitaliser fortement cette activité - entre 1, 5 et 2 milliards d'euros - tout en soulignant les difficultés qu'il y aurait à séparer des activités encore très intégrées.
Quelle lucidité !
A ma demande, la SNCF a bien voulu me communiquer quelques premiers éléments de bilan après une année d'application du plan
Certains éléments sont positifs.
En 2004, la ponctualité des acheminements s'est améliorée.
Le parc de locomotives utilisées a diminué sensiblement, au profit des unités les plus modernes.
La SNCF aurait gagné près de 3, 5 millions de tonnes de nouveaux trafics sur l'année - j'avoue être un peu sceptique -, ce qui serait supérieur aux objectifs initiaux.
Toutefois, en 2004, si 100 prestations de transports ont été arrêtées, 80 % des dessertes sont encore considérées comme déficitaires.
Les prix ont progressé en moyenne de 5 % au cours de l'année, certains ayant augmenté beaucoup plus.
S'inscrivant dans une perspective européenne, qu'il faut souligner, Fret SNCF se prépare à obtenir les certificats de sécurité pour entrer sur les réseaux étrangers.
Au total, après un an d'application, la SNCF se veut plutôt optimiste sur le déroulement de ce plan qu'elle déclare conforme aux objectifs initiaux. Toutefois, elle admet que son recentrage sur les trafics directs « aura forcément un impact sur l'organisation de l'exploitation, notamment sur la répartition territoriale des centres de production comme les triages de wagons ».
En outre, la SNCF ne chiffre pas les volumes perdus ou en instance de l'être en raison du relèvement des tarifs ou de l'abandon pur et simple de certains clients.
L'amélioration de la régularité et la réduction du nombre de trains « calés » - expression de spécialiste pour désigner les trains qui, à certains moments, ne circulent pas - sont le résultat de la suppression de nombreux trafics, ce qui libère des sillons, allège les triages, demande moins d'hommes et de matériels.
La concentration de l'activité semble focalisée sur quarante-cinq à soixante grands comptes ; le filtrage des dessertes non rentables a clairement marqué l'année 2004 et se poursuivra en 2005.
Depuis qu'il est en vigueur, le « plan fret » a suscité des réactions dubitatives, inquiètes, parfois même hostiles, des clients aux personnels.
L'association des usagers de transport de fret, l'AUTF, qui rassemble les chargeurs, a fait savoir que les augmentations largement imposées par Fret SNCF étaient souvent « sans réelle justification commerciale et surtout sans commune mesure avec les pratique anciennes ». La brutalité de ces augmentations est également contestée.
Certains secteurs ont témoigné de la situation catastrophique dans laquelle ils se trouvaient, tel le bois. Sur 200 « gares bois » en activité voilà deux ans, il n'en resterait plus qu'une quarantaine à la fin du plan. Ce n'est donc pas si simple.
Les principaux syndicats de la SNCF ont manifesté contre le plan le 13 mai 2004 et, plus récemment, le 18 janvier 2005. En effet, sur les 3 590 suppressions d'emplois prévues dans le budget pour 2005, 75 % concernent le fret au titre de l'amélioration de la productivité. Ces syndicats sont dans leur rôle.
Pour autant, nous attachons une grande importance au maintien d'un statut de qualité, garant de la compétence et de la sécurité de notre entreprise ferroviaire.
Les cheminots dénoncent tous l'abandon d'une politique de volume au bénéfice d'une politique de marge, la casse de l'outil de production, qui serait selon eux incapable en 2006 de reconquérir des parts de marché, les conséquences sociales, l'abandon de pans entiers du territoire et d'une politique de développement durable.
J'ai pu constater sur le terrain un certain sentiment de « déresponsabilisation » des cheminots face à une centralisation commerciale jugée excessive. C'est avec inquiétude et un sentiment d'impuissance qu'ils assistent au repli du fret. Par ailleurs, ils redoutent une filialisation de cette activité ; je reviendrai sur ce point.
Je souhaite m'attarder sur les conséquences de ce plan sur l'aménagement du territoire, domaine qui est de la responsabilité de l'Etat, et qu'il partage avec les collectivités locales.
Or, que ce soit dans le Nord, en Aquitaine ou en Lorraine, les collectivités ont injecté énormément d'argent dans des axes dédiés au fret, des embranchements ferroviaires de zones d'activité ou des installations de transport combiné. Mais sans une volonté claire et nette de l'Etat, ces efforts risquent d'avoir été réalisés en pure perte, et de nouveaux exemples viennent tous les jours étayer cette crainte.
Par exemple, en Lorraine, pourtant la première région de France pour le fret, j'assiste à un repli général de cette activité.
Malgré mes recherches, je n'ai pas constaté de réels gains de trafic dans cette région ; en dehors de marchés ponctuels comme le transport de granulats pour le TGV Est ou les chantiers routiers, aucun autre client notable ne semble avoir décidé de se tourner vers la SNCF.
On m'a cité l'exemple de gains de trafics pour certains transports, mais s'il s'agit d'un marché pris au transport fluvial, cela ne sert strictement à rien ; c'est à la route qu'il faut prendre des parts de marché.
En Lorraine, ce sont plutôt les pertes de clients qui se succèdent, et parfois de gros clients : fermeture généralisée des « gares bois », menaces sur des dessertes comme celles de Pont-à-Mousson SA, Vittel-Contrexéville ou encore sur les papeteries de Golbey, les chaudières Viessmann à Faulquemont, etc.