Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la question du transport de fret renvoie toujours à la même image des files de camions sur les routes et implique deux conséquences, non dénuées de gravité : d'une part, le coût environnemental, dû à l'émission de CO2 et de particules et, d'autre part, le problème de sécurité posé par la coexistence sur les mêmes axes, souvent engorgés, des poids lourds et des voitures particulières en nombre chaque jour croissant.
Le discours politique récurrent, consensuel, affirme régulièrement que la solution des deux premiers problèmes passe par un rééquilibrage modal en faveur des transports de marchandises alternatifs à la route. Cela ne peut se traduire que par un développement du fret ferroviaire et du transport par voie d'eau.
Au-delà de ces bonnes intentions affichées par tous, nous constatons que les évolutions des trente dernières années sont inquiétantes et déçoivent la plupart de nos espérances.
Elles se caractérisent tant par le déclin considérable du fret ferroviaire, dans les proportions citées tout à l'heure par mon collègue Daniel Reiner, que par l'aspect quasi marginal du transport fluvial.
Les multiples raisons pour lesquelles on en est arrivé là ont été largement analysées dans le rapport Gerbaud-Haenel.
Je n'y reviendrai que très rapidement, pour rappeler quelques facteurs importants : la réduction d'activité de l'industrie lourde, une plus grande volatilité des marchandises transportées, une adaptabilité nettement meilleure et une plus forte réactivité du transport routier, un très fort développement du réseau autoroutier, la dégradation progressive du service apporté par les entreprises de transport de fret face à des clients de plus en plus exigeants sur la ponctualité et la fiabilité de la prestation dans un contexte de pression sur les prix.
II faut noter aussi que cette situation n'est pas une exception française. Notre pays n'est pas celui où l'on transporte, proportionnellement, le moins par chemin de fer, même si le tonnage a reculé régulièrement.
Les objectifs ambitieux affichés au début des années quatre-vingt dix, qui marquaient une volonté de rupture, n'ont pas été atteints.
Aujourd'hui, face à une opinion de plus en plus motivée et inquiète, face aux exigences environnementales, de santé, de sécurité, la question posée par notre collègue Daniel Reiner trouve toute sa légitimité.
Non politicienne, mais très politique, elle est motivée par les évolutions observées au cours des quatre ou cinq dernières années, qui semblent marquées par l'abandon de l'objectif de croissance du volume transporté, évoqué précédemment, au profit d'une réorganisation de la branche fret de la SNCF autour d'un autre objectif : la recherche de meilleurs résultats financiers avec, pour corollaire, une stratégie de recentrage sur un dispositif plus squelettique, mais plus rentable.
Dans ces conditions, certaines questions peuvent légitimement être posées : la stratégie développée actuellement est-elle justifiée, et par quoi ? Donne-t-elle des résultats, et lesquels ? Quel est son coût social ? Cette stratégie est-elle compatible avec la volonté exprimée par tous d'une augmentation durable du fret ferroviaire ? Comporte-t-elle des risques à moyen terme ? Dans l'hypothèse, aujourd'hui plus concrète, de l'ouverture du marché européen, le fret de la SNCF se trouve-t-il mieux ou plus mal placé face à la concurrence potentielle ? Dans le « conflit » rail-route abordé sous cet angle, une indécision subsiste-t-elle, ou la route a-t-elle d'ores et déjà définitivement gagné ?
Cette question de l'ouverture du marché européen est posée par la transcription dans le droit français, le 15 mars 2003, de la directive européenne sur le transport des marchandises, qui ouvre le marché de fret national à la concurrence. Dans les faits, c'est en cours, et certaines entreprises disposent déjà ou disposeront prochainement d'une licence.
A quoi nous conduit cette directive ? D'abord, à fournir un bilan individualisé du fret par rapport au bilan global de la SNCF. Ensuite, à faire figurer la dette du fret dans les comptes de ce dernier, ce qui interdit de pratiquer la compensation interne, par exemple, entre le service grandes lignes et le fret.
Cette directive expose la SNCF à un éventuel audit de Bruxelles pour vérifier la réalité des comptes fournis.
Dans ce contexte, quels sont aujourd'hui les objectifs internes de la branche fret ?
Il s'agit de revenir, dès 2006, à un résultat comptable positif ; de dégager des capacités financières pour rembourser la dette accumulée, donc de dégager des fonds propres en vue d'investir et, par conséquent, de remplacer le parc de locomotives Je rappelle que leur moyenne d'âge est particulièrement élevée, puisque certaines ont plus de 50 ans. Cela correspond à près de 1 000 locomotives, dont le prix unitaire est supérieur à 2 millions d'euros.
C'est cette situation difficile qui conduit aujourd'hui la SNCF à solliciter de l'Etat un soutien à hauteur de 800 millions d'euros, tout en prévoyant, en interne, un financement de 700 millions d'euros pour le « plan fret » 2006, lequel a été déposé devant la Commission européenne.
Cette nouvelle approche financière est donc particulièrement contrainte par l'application de la directive européenne, qui impose la séparation comptable des charges relevant des différentes activités de la SNCF : grandes lignes, fret, TER...
Cette condition, imposée par la Commission qui peut demander un audit, explique logiquement la marche forcée de la société nationale vers ce type de comptabilité.
C'est aussi une condition à remplir pour faire accepter le plan de financement du fret par la direction de la concurrence et la direction des transports de l'Union européenne, qui ne sont pas toujours d'accord entre elles.
Ceux qui, comme moi et comme beaucoup d'autres, souhaitent que s'améliore la transparence des comptes des transports, pour autant que tous soient retenus, ne peuvent normalement que se réjouir de cette clarification des coûts du fret ferroviaire. Mais nous devons bien mesurer que cette démarche suppose quelques décisions politiquement difficiles à faire accepter.
Elle conduit, pour le moment, à la fermeture d'une « gare bois » sur deux pour en conserver probablement moins d'une sur quatre à court terme.
Elle conduit aussi à poser la question de la desserte de certaines entreprises isolées dont la rentabilité est loin d'être atteinte.
Elle conduit encore à mettre en oeuvre un plan drastique de réduction du personnel, unanimement rejeté par les organisations syndicales représentatives des salariés.
Elle conduit enfin à mettre en difficulté le transport combiné qui, en France, a reçu en moyenne 45 millions d'euros par an de soutien public sur les dix dernières années. En 2005, cette somme se réduira à 16 millions d'euros, soit moins que les 30 millions d'euros que verse la Belgique, qui intervient de manière volontariste, ou que la Suisse, qui soutient beaucoup plus.
Nous devons bien mesurer que, au terme de cette logique purement financière, les trafics déficitaires pourraient être abandonnés. La SNCF ne saura pas les garder s'ils sont nettement en dessous du point d'équilibre et s'ils ne font pas l'objet d'une aide.
Cela entraîne, inexorablement, un recentrage sur le grand squelette susceptible d'être inséré dans l'espace ferroviaire européen qui est en train d'émerger lentement.
Le fret ferroviaire « rentable » pourrait se limiter demain au trafic longue distance - je rappelle que le seuil de rentabilité du rail se situe au-dessus de 500 kilomètres - et au trafic transfrontalier, lequel, pour progresser, devra améliorer sa qualité de bout en bout en se rapprochant le plus possible des 100% de remplissage et par une intégration des services entre les pays traversés. Cela réussira lorsque seront résolues les questions liées à l'interopérabilité et à la continuité de l'activité des chauffeurs aux frontières.
Il convient d'ajouter les possibilités réelles, générées par des trafics plus importants, ceux des ports maritimes, qui permettent d'envisager de transporter sur rail des milliers et des milliers de conteneurs sur des liaisons du type Rotterdam-Italie, Anvers-Italie, Marseille-Rhône-Rhin, Le Havre-Strasbourg-Europe centrale.
Sur ces segments, seule la voie d'eau, peut, dans certains cas, concurrencer le rail pour une quantité significative de produits.
Cette marche forcée vers l'équilibre financier se fait au détriment d'actions aussi indispensables au développement de la SNCF que la recherche appliquée, en matière de transport ferroviaire, sur les complémentarités entre le transport ferroviaire et la logistique, laissant à des partenaires de l'entreprise, en particulier, les wagonniers, le soin de développer de nouveaux produits.
On peut, par ailleurs, regretter que l'Europe, qui espère favoriser, à travers l'application de cette directive, l'émergence d'un espace ferroviaire européen, n'ait pas su imposer aux différents opérateurs ferroviaires un standard de lecture qui permettrait, dans les mouvements intracommunautaires, de suivre instantanément chaque wagon, donc chaque produit, et par conséquent de répondre à la demande des chargeurs et des entreprises, donc de favoriser le développement du fret.
Nous regrettons aussi le retard pris dans la mise en oeuvre du programme de satellite européen Galileo, seul susceptible de permettre de répondre à ces questions.
Pour être juste, il faut néanmoins souligner la part active prise par la SNCF dans l'expérimentation du système Modalhor, même si cette dernière ne se déroule pas dans les conditions les plus favorables : une seule voie disponible et des plages de fermeture dans le tunnel du Mont Blanc.
Il faut aussi noter que la réflexion sur les lignes dédiées au fret n'est pas abandonnée et que la possibilité de TGV fret n'est pas écartée pour autant, là encore, qu'il s'agisse de niches nettement délimitées et rentables, par exemple pour du trafic de fret entre aéroports.
Enfin, l'immense effort réalisé par les équipes de la branche fret de la SNCF a permis, dans un contexte économique pour le moins hésitant, de poursuivre peu ou prou l'activité à volume constant malgré les importantes réductions d'effectifs, de faire progresser le coefficient de remplissage des trains de marchandises de plus de 8%, d'améliorer significativement le résultat comptable.
Toutes ces actions sont menées dans l'espoir de construire les bases de la compétitivité de la branche fret de la SNCF.
Y parviendra-t-elle ? C'est possible. Arrivera-t-elle à la hauteur de ses concurrents, tels les voisins allemands de la Deutsche Bahn ? Ce n'est pas sûr quand on sait que, avec le même nombre de machines, ils transportaient, il y a peu, près du double de volume que notre société nationale ; que, par exemple, ils ne desservent plus que dix « gares bois » correspondant à dix scieries ; que l'Allemagne est un pays où la densité industrielle est plus forte qu'en France.
La possibilité est réelle de voir arriver assez rapidement sur le marché d'autres opérateurs.
Bien sûr, aujourd'hui, on ne parle que d' « autonomisation » de la branche fret de la SNCF. Il s'agit, évidemment, de ne pas polluer le débat dans le contexte actuel de « remise à niveau ». Pour autant, le mot «filialisation» ne saurait être aussi pudiquement éludé.
Nous sommes donc dans une approche libérale traditionnelle, avec ses règles comptables et ses conséquences Répondant aux questions à caractère économique, elle évacue les questions plus sociétales. Elle réaffirme que la branche fret de la SNCF ne peut porter, seule, les attentes de la société, même si elles sont relayées par les élus.
La stratégie financière actuellement développée par la branche fret de la SNCF est justifiée par la mise en oeuvre de la directive sur l'ouverture du marché du transport ferroviaire. Les comptes s'améliorent en maintenant les volumes transportés au prix d'un recentrage de l'activité sur le squelette principal du réseau ferré.
Cette seule stratégie financière apparaît largement inadaptée à une demande d'augmentation durable du volume transporté.
Elle laisse entière la question des conséquences à moyen et long terme des amputations de clientèle réalisées.
Elle permet d'améliorer la santé financière de la branche fret de la SNCF, qui se trouvera en moins mauvaise position au moment de l'ouverture effective du marché.
Dans le conflit rail-route, le fret semble en grande difficulté si l'on prend en compte les seules réalités financières, et pas les attentes sociales.
Le coût social, très important, de cette stratégie financière est rejeté par les salariés.
Devant cette situation, quelles peuvent être les réponses de la puissance publique aux légitimes interrogations de la société en ce qui concerne la qualité de vie et le développement durable ?
Une modification des coûts de production des transports en faveur des modes non routiers par la réorientation des interventions publiques en matière de financement d'infrastructures n'est pas invraisemblable.
En effet, dans son document fondateur, l'Association des sociétés françaises d'autoroutes, l'ASFA, ouvre des pistes formulées en ces termes : « Un élargissement de l'usage du péage autoroutier pourrait ainsi se concevoir pour le financement d'autres infrastructures de transport, leur entretien et leur maintenance ».
L'AFITF doit remplir ce rôle. Nous serons notamment attentifs à l'affectation d'une part importante de ses moyens au fret ferroviaire, en particulier.
Le président Gallois déclarait, lors de la présentation du « plan fret » 2006 : « Nous nous situons clairement dans une perspective de développement du fret, et non dans une stratégie de repli. Avec la réussite du plan fret, la SNCF pourra mieux répondre à la demande de ses clients en France et en Europe, et aux attentes de la société tout entière pour davantage de fret ferroviaire ».
Si l'on veut que l'avenir lui donne raison, il semble nécessaire de prendre des mesures incitatives supplémentaires.
Si l'on veut sauver le transport combiné, il est urgent d'aider les entreprises concernées, sinon ce mode est extrêmement menacé.
L'Etat doit se positionner clairement par rapport à une question aussi importante, aussi urgente, et nous ne pouvons faire moins bien que nos voisins sur ce terrain.
C'est là que la politique doit jouer pleinement son rôle.
A titre d'exemple, qu'adviendra-t-il, sans intervention publique, de la plateforme de transport combiné de Vesoul, liée à la présence d'une grande entreprise qui exporte vers le monde entier ? La même question peut être posée pour bien d'autres sites sur le territoire national.
La Commission européenne semble avoir pour doctrine constante, depuis quelques années, que la situation du fret ferroviaire ne pourra être réglée que grâce à la libéralisation du marché.
La seule logique libérale et financière ne suffira pas, au contraire.
L'Europe doit créer les conditions de l'internalisation des coûts externes - pollution, sécurité - du transport routier.
L'expérience allemande, déjà citée, qui consiste à taxer les transports routiers permettrait, si elle était généralisée à l'Union européenne, de couvrir par des recettes indexées sur l'activité du transport routier les coûts externes de ce mode de transport et de réutiliser les produits au profit des autres modes - rail et eau -, pour mieux répondre aux attentes de la société.
L'Europe, si elle a le devoir d'exiger la transparence, doit aussi permettre l'intervention de la puissance publique, afin de remplir sa mission en matière d'aménagement du territoire et de répondre au principe d'égalité.
L'Europe doit aussi jouer son rôle en ce qui concerne les projets structurants en matière de fret ferroviaire ou de recherche.
En aidant au développement d'infrastructures de qualité, pour faciliter les gains de temps sur les ruptures de charges - gares, ports et aéroports équipés pour décharger les conteneurs, voies d'arrivée spéciales pour le ferroutage, pôles multimodaux efficaces - l'Europe et l'Etat permettront aux infrastructures françaises et européennes d'évoluer vers une intermodalité souple et efficace.
C'est à l'Europe et à l'Etat qu'il appartient d'affirmer fortement leur volonté d'un rééquilibrage, en adoptant un plan cohérent de développement des infrastructures multimodales.
Nous attendons du Gouvernement qu'il donne un signe de cette volonté et réponde ainsi aux attentes de la société.
La position française consistant à limiter à 1 % du PIB communautaire le budget de l'Union nous semble faire peser une hypothèque majeure sur ces interventions, pourtant indispensables.
Monsieur le ministre, comme mon collègue M. Reiner, je vous remercie de nous informer de la position et des intentions de votre gouvernement sur l'ensemble de ces questions.