Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, vous vous en souvenez, c’est dans le contexte des événements tragiques de la canicule de l’été 2003 qu’a été prise la décision de supprimer un jour férié, le lundi de Pentecôte, dans le but de dégager des ressources supplémentaires destinées aux personnes âgées et aux personnes handicapées. Quelques mois plus tard, la loi du 30 juin 2004 a créé le mécanisme de la journée de solidarité. Il en est résulté une majoration de sept heures de la durée annuelle de travail des salariés.
À l’origine, cette initiative a revêtu tout naturellement une force symbolique importante. Malheureusement, à l’épreuve des faits, cette dimension fraternelle et solidaire a très rapidement disparu.
Contrairement à l’Allemagne, où la suppression d’un jour férié dans le même objectif était intervenue en 1994 sans susciter de problème particulier, la création de cette journée de solidarité a fait l’objet dans notre pays de nombreuses critiques très injustes et surtout d’une certaine dose de mauvaise volonté dans le monde du travail.
Franchement, mes chers collègues, nous ne cessons, à longueur d’année, d’affirmer que notre système de protection sociale est fondé sur le principe de solidarité. Mais est-ce vraiment le cas, lorsque tant d’acteurs économiques et sociaux semblent renâcler à fournir un tout petit effort pour aider les plus fragiles de nos concitoyens ? Il ne s’agit après tout que de sept heures supplémentaires chaque année. Et la durée moyenne de travail est, dans notre pays, l’une des plus faibles au monde...
En 2007, force a été de constater que la majorité des salariés français n’a pas travaillé le lundi de Pentecôte. La proposition de loi déposée par Jean Leonetti et ses collègues députés vise à améliorer ce bilan peu flatteur par de nouveaux assouplissements à la loi du 30 juin 2004. Il s’agit de dispositions techniques que notre commission vous proposera d’adopter, avec pour seule modification un amendement tendant à encadrer les modalités de fractionnement sur l’année de ces sept heures de travail supplémentaires. Mais nos débats d’aujourd’hui permettront aussi de faire œuvre de pédagogie sur un sujet qui le mérite assurément.
Le bilan de la journée de solidarité apparaît aujourd’hui en demi-teinte.
Il s’agissait à l’origine d’un pari séduisant autant que d’un choix symbolique : renoncer à l’un des onze jours reconnus fériés par solidarité envers les personnes âgées et handicapées, tout en majorant, pour la première fois depuis plus de vingt ans, la durée du temps de travail par une décision législative.
Hélas ! cette initiative s’est trouvée confrontée à plusieurs difficultés pratiques en raison de la grande diversité des jours chômés accordés aux salariés français. À ces problèmes d’application s’est ajouté un certain nombre de manifestations de mauvaise volonté aboutissant à vider la loi d’une grande partie de sa substance. Citons, pêle-mêle, les grèves intervenues en 2005 dans les services publics, les recours contentieux des syndicats, mais également l’attitude de certaines entreprises du secteur privé qui ont offert cette journée à leurs salariés sans contrepartie, ce qui n’était pas l’esprit de la loi. On peut d’ailleurs se demander si ces entreprises sont fondées à se plaindre de la lourdeur des charges.
On peut aussi évoquer certaines modalités de fractionnement quotidien de la journée de solidarité. Parmi les plus singulières, celles qui sont en vigueur à la SNCF méritent une mention spéciale. Vous en trouverez le détail dans le rapport qui a été adopté par notre commission. Je ne suis pas loin de penser qu’il s’agit là d’une perception assez caricaturale du partage fraternel.
Si l’on se réfère aux quatre principaux critères d’évaluation que notre commission avait identifiés en 2004, il apparaît sans ambiguïté que seule une partie des objectifs initiaux du législateur a été atteinte. Un nouveau mode de financement pérenne du système de protection sociale a été créé pour un montant annuel de 2, 1 milliards d’euros, dont 1, 85 milliard d’euros versés par les employeurs privés et publics, auxquels s’ajoute une contribution sur les revenus du capital produisant 350 millions d’euros de recettes supplémentaires. Le pouvoir d’achat des salariés a été effectivement préservé. En revanche, l’insertion de la journée de solidarité dans le droit social s’est avérée très difficile. Enfin, la neutralité économique de cette mesure n’est pas entièrement assurée.
Par ailleurs, de trop grandes disparités de situations individuelles entre les assurés sociaux sapent la légitimité de la journée de solidarité auprès de l’opinion publique. Dans le secteur privé, 70 % des entreprises sont ouvertes et 48 % des salariés travaillent le lundi de Pentecôte. La plupart des services publics, en revanche, sont fermés. Certes, au total, 86 % des salariés se conformeraient à la loi, d’une façon ou d’une autre, durant l’année civile. Mais cette contribution est susceptible de prendre des formes aussi diverses que le renoncement à un jour de RTT ou le fractionnement quotidien des sept heures de travail supplémentaires.
La solution avancée dans la proposition de loi de Jean Leonetti pour améliorer ce triste constat s’inscrit dans la continuité des démarches déjà engagées dans le secteur public. Il s’agit, cette fois dans le secteur privé, de promouvoir davantage de souplesse dans l’organisation de la journée de solidarité.
Le texte prévoit en substance de donner « carte blanche » aux entreprises pour aménager au mieux, durant l’année civile, ces sept heures de travail supplémentaires. Cette idée trouve son origine dans le rapport du secrétariat d’État chargé de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques publié en décembre 2007.
Trois hypothèses d’évolution de la journée de solidarité y étaient mises à l’étude.
Le premier scénario, le plus difficile, consistait à revenir à une application uniforme fixée au lundi de Pentecôte.
Le deuxième scénario, le moins difficile, impliquait l’abandon de toute référence au lundi de Pentecôte et le renvoi des modalités pratiques de ces sept heures de travail supplémentaires à des négociations avec les partenaires sociaux et in fine, en cas d’échec, aux employeurs.
Le troisième et dernier scénario visait à mettre fin aux principaux goulets d’étranglement empêchant l’enracinement de la journée de solidarité dans la vie économique et sociale, notamment en améliorant l’accueil et la garde des enfants le lundi de Pentecôte, ainsi que la situation dans le secteur des transports.
C’est donc la deuxième piste de réflexion qui a été retenue par la proposition de loi Leonetti, avec l’accord du Gouvernement.
Toutefois, seuls les salariés du secteur privé étaient concernés par le texte initial de la proposition de loi, alors que les principaux problèmes se situent dans les services publics. Mais un article additionnel adopté en première lecture par l’Assemblée nationale a fort opportunément réparé cet oubli.
Notre commission approuve l’économie générale de cette proposition de loi. Cependant, je ne vous le cacherai pas, mes chers collègues, trois questions majeures demeurent en suspens.
Il s’agit, en premier lieu, du rapport des Français au travail, dans un contexte de déficits structurels croissants du système de protection sociale.
Bien que la tendance à la diminution du temps de travail soit un phénomène constaté dans l’ensemble des pays de l’OCDE, la France occupe dans ce classement horaire une position particulière : le nombre annuel d’heures travaillées par actif occupé est aujourd’hui inférieur d’environ 15 % à la moyenne des autres pays concernés. L’augmentation du temps de travail résultant de la journée de solidarité reste modeste et rappelle que l’extension, voire la simple préservation, d’un système de protection sociale généreux ne pourra être financée à long terme que par l’accroissement de la production de richesse que permet le travail.
L’idée consistant à faire appel au dialogue social constitue une seconde source d’interrogations.
En effet, la quasi-totalité des syndicats a manifesté son hostilité au principe même de la journée de solidarité. Certains d’entre eux sont allés jusqu’à la qualifier de « corvée ». Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que seuls dix-neuf accords de branche aient été signés avec les organisations syndicales depuis 2004. En pratique, les chefs d’entreprise seront donc conduits le plus souvent, comme aujourd’hui, à définir en dernier ressort les modalités de cette journée de solidarité.
La proposition de loi ne laissant que des délais très courts entre la date prévisionnelle d’entrée en vigueur de ses dispositions et le prochain lundi de Pentecôte, fixé au 12 mai 2008, ses effets ne seront guère perceptibles avant 2009.
Enfin, nous persistons à nous interroger sur la neutralité économique, pour le secteur productif, de la journée de solidarité.
En l’absence d’une augmentation de 0, 4 % de la quantité de travail produite par l’ensemble de l’économie française, l’apport de la loi du 30 juin 2004 se bornerait à la création d’un prélèvement obligatoire. Un processus d’ajustement dynamique dans les entreprises est donc indispensable pour leur permettre de faire travailler leurs salariés. Or l’introduction, pour le secteur privé, de davantage de souplesse ne risque-t-elle pas, à l’instar de ce qui s’est déjà produit dans les services publics, de vider la loi du 30 juin 2004 d’une partie de sa substance ?
Nous souhaitons en particulier que la liberté accordée aux entreprises pour organiser cette journée ne les conduise pas à des modalités de mise en œuvre qui feraient perdre de vue le ressort solidaire initialement envisagé. Or un trop grand fractionnement de ces sept heures de travail sur l’ensemble de l’année, comme certaines entreprises le pratiquent, serait de nature à faire perdre la conscience du geste fraternel qui avait inspiré la loi.
En définitive, mes chers collègues, notre commission vous demande d’adopter cette proposition de loi dans une version très proche de celle qui a été votée par nos collègues députés.
La solution retenue par ses auteurs présente, en effet, le mérite d’offrir une grande lisibilité, ce qui devrait renforcer la légitimité de la journée de solidarité aux yeux de nos concitoyens. Certes, il aurait été également concevable de mettre en œuvre le troisième scénario étudié par le rapport Besson, qui aurait consisté à conserver l’acquis du lundi de Pentecôte tout en agissant prioritairement sur les modalités d’accueil des enfants dans les crèches et les écoles, ainsi que sur l’organisation des transports publics et privés. Mais c’est un autre choix qui a été fait, et nous en prenons acte.
Pour conclure, permettez-moi une observation de portée générale. La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui ne résout évidemment pas de manière définitive les problèmes de financement de la politique de la dépendance. D’autres mesures devront être prises pour préparer l’avenir. Nous y reviendrons lorsque nous examinerons, d’ici à la fin de cette année, le projet de loi, en cours d’élaboration, concernant la création d’un cinquième risque de protection sociale.