« Dans son avancée, le poète se heurte à l'ordre du monde, aux bastilles, aux citadelles, dont il ne peut s'accommoder sans sacrifier au souffle, céder aux compromis vulgaire et aux ratiocinations stériles. D'emblée, il choisit ses sentiers de traverse, épouse les états marginaux ou extrêmes, ceux-là mêmes qui permettent à l'émotion et à la passion, à l'enthousiasme de prendre le pas. [...] Désarmant les rives anciennes, les codes et les artifices, l'insoumission est sa règle, la révolte sa loi, [...] il se désigne comme volontaire pour approcher le visage de l'ailleurs. »
Dominique de Villepin définit là ce qu'il appelle les « chemins muletiers » des « voleurs de feu ».
Je fais, sans doute comme vous, mienne cette belle déclaration. Mais je ne la vois pas opérationnelle. Je la vois même malmenée, très malmenée cet automne, alors que Mme Parisot, présidente du MEDEF, fait l'éloge de la précarité en la naturalisant et que M. Bernardin, président des chambres de commerce et d'industrie, appelle de ses voeux la sécurité culturelle, excluant la culture de banlieue. Ce mot et cette expression font comme tache d'encre sur du papier buvard. Ils imbibent l'atmosphère. Ils deviennent l'air du temps.
Regardez le projet d'UNEDIC que vient de proposer le MEDEF aux syndicats ! C'est une machine à précarisation, antinomique de l'esprit de négociation, qui augure mal du rendez-vous du 13 décembre pour l'assurance chômage des intermittents, avec qui je suis totalement solidaire.
Regardez la désignation à la vindicte publique de groupes de rap - culture de banlieue s'il en est une - par 202 parlementaires qui s'érigent en « senseurs », en boutiquiers de la sécurité culturelle.
Eh bien, ces faits marquent la vie d'aujourd'hui, et le budget de la culture n'en sort pas indemne. Il est lui-même touché et connaît la précarisation sous plusieurs formes : fragilisation et affaissement des crédits, floraison d'indicateurs comptables tendant à remplacer la politique culturelle par la gestion.
La fragilisation, ce sont les 100 millions d'euros nécessaires pour que le budget ne marque pas le pas. On peut s'en féliciter, et je m'en félicite. Cela dit, avoir recours, être suspendu à des recettes futures et aléatoires est très préoccupant, d'autant que cela devient une habitude. Ainsi, il y a deux ans, le budget était maintenu grâce aux reports de crédits non consommés - or ils ont été consommés, et il fallait donc bien autre chose - et c'est la suite que finance cette dotation exceptionnelle et aléatoire comme le sont les lois non appliquées : une sur cinq !
Chacun sait que, selon la Direction de l'architecture et du patrimoine, 20 % des monuments classés sont en péril. D'après les chiffres du ministère, 80 chantiers ont dû être interrompus, alors que 170 chantiers ont été différés. Les DRAC n'ont disposé que de 55 % des crédits nécessaires pour mener à bien leurs missions. La perte pour chaque DRAC a été de 200 000 à 700 000 euros.
L'affaissement, c'est ce qui arrive à l'Institut national de recherche en archéologie préventive, l'INRAP.
Alors même que l'INRAP effectue actuellement trois fois moins de fouilles qu'avant 2003, son déficit atteint 40 millions d'euros, sur un budget de 120 millions d'euros. On sait que c'est une modification de la loi qui a supprimé une grande partie des ressources de cet organisme, et le problème est loin d'être réglé au point que la Cour des comptes s'en est émue et que vous cherchez, monsieur le ministre, un « système extrabudgétaire mutualisé » pour rendre viable l'INRAP, ou au moins faire face à ses dettes. J'ajoute que cela risque d'étaler les délais des diagnostics, ce qui retarde le lancement des travaux de nombreux aménageurs.
On retrouverait plusieurs situations semblables dans la mission « Transmission des savoirs », dont les crédits de paiement des dépenses de fonctionnement, d'investissement et d'intervention subissent une contraction de 3, 9 %, ainsi que dans la mission « Création », dont les crédits de paiement, même avec une augmentation de 0, 96 %, ne permettent pas une reconduction complète des crédits de paiement de 2005.
Quant aux indicateurs, comme il était à prévoir, ils sont d'abord source de ce que le ministère des finances appelle « économie ».
Prenons cet indicateur général de la « justification au premier euro » : la commission des finances s'en est vite saisie et a déposé deux amendements, minorant les crédits de la mission « Création » de 39, 32 millions et les crédits de la mission « Transmission des savoirs » de 10, 58 millions d'euros, ce qui, si ces amendements étaient par malheur adoptés, supprimerait 50 % de la dotation exceptionnelle avant même qu'elle soit versée.
En fait, le quantitatif mutile le qualitatif et la finance agresse l'esprit. Et Philippe Nachbar comme Serge Lagauche, parlant dans leur rapport de ces indicateurs, de ces paramètres de gestion, leur reprochent « une approche trop globalisante risquant de s'avérer extrêmement réductrice ». Il m'inquiète que le rapport de la commission s'inquiète !
Bien sûr, je n'ai allumé que quelques projecteurs sur le budget, mais ils sont éclairants ! On trouve dans ce budget comme des verrous dont il faut au plus vite tirer le loquet, et on voit bien comment faire !
Mais je veux être concret et je sais que, dans ce domaine, monsieur le ministre, nous avons une expérience commune. Vous étiez l'autre soir à la représentation de Daewoo, de François Bon, au Théâtre 71 à Malakoff. Vous êtes allé à la maison de la culture de Bobigny, où vous avez vu Merlin ou la terre dévastée. Vous avez visité le Musée d'art contemporain de Vitry-sur-Seine. J'ai fait de même.
Et l'on sent bien qu'il y a, avec la culture, un enjeu de société qui réclame la création. Ces expériences sont de cette banlieue qui vient de crier tant de choses ! C'est réconfortant, et pourtant très difficile, mais comme disait Paul Claudel parlant avec dignité du spectateur du Soulier de satin : « Il est agréablement surpris de constater que tout se passe en somme sans douleur, et que non seulement il ne souffre pas, que non seulement il est intéressé, mais qu'il s'amuse ». Et il ajoutait : « Il sait gré [...] à l'auteur de la bonne opinion qu'on a eu de son goût et de ses facultés. [...] Si l'on demande beaucoup au public, pourquoi douter qu'il ne soit prêt à donner beaucoup ? Il voit que le poète de son côté ne s'est pas ménagé, et qu'il a fourni tout ce qu'il pouvait ».
Tenez : ce matin, j'étais aux Ateliers Berthier, où l'Odéon s'est replié. Il y était présenté le magnifique ouvrage de Michel Bataillon sur l'aventure de Roger Planchon avec lui-même, avec Chéreau, avec Lavaudant, avec d'autres et avec le public. Ces trois hommes, qui ont marqué le théâtre de ce pays, sont partis qui de la rue des Marronniers à Lyon, qui de Sartrouville, qui du Rio à Grenoble, autant de quartiers de banlieue. Ils sont partis de rien, de presque rien, et ils nous ont donné comme une chanson de geste de l'imaginaire, une odyssée scénique qui, souvent contradictoirement, s'est développée sous vingt-six ministres différents. C'est l'histoire d'un lieu de pensée et d'art dont on a beaucoup à tirer et dont l'expérience est précieuse pour ici et pour ailleurs, en tout cas pour la banlieue. Entendez-les, monsieur le ministre !
Tenez : le 7 novembre, alors que se déroulaient les événements de banlieue, c'était le quarantième anniversaire du Théâtre de la Commune, à Aubervilliers. Salle pleine, attentive, attentionnée, attendrie, se souvenant du choc de vie qu'a été l'ouverture d'un théâtre en terre ouvrière en 1965, l'État n'intervenant - c'était pourtant du temps de Malraux - que par le prêt de trente projecteurs et de deux tables à repasser. Le directeur, Gabriel Garran, était ouvrier paveur municipal ! Ce théâtre a été une telle caresse, une telle tendresse à l'égard des ignorés, des oubliés, des perdus, des inconnus d'Aubervilliers qu'il leur a semblé qu'entre autres avec lui ils pouvaient imaginer ce qu'ils pouvaient devenir. En fait, il leur donnait un but : « arriver à arriver à arriver », qu'il s'agit de « continuer à continuer à continuer ».
Tenez : c'était, le week-end dernier, le Salon du livre de la jeunesse à Montreuil. Un bonheur, auquel dans un premier temps l'éducation nationale avait retiré sa subvention. Ce fut un fabuleux bouquet d'écriture, qui ne se résume pas à Harry Potter !
Tenez : le musée d'art contemporain du Val-de-Marne, le « Mac/Val », déjà évoqué. Une longue file d'attente l'entourant presque. Vous, monsieur le ministre, le visitant et déclarant impromptu à la presse : « Voilà de l'argent bien placé ! » C'est une phrase joyau au moment où la pression s'alourdit : « A quoi bon la culture quand on n'a pas de travail ! », « Divertissez-les, un point c'est tout ! », « L'argent serait mieux placé dans le social, dans la diminution de la dette ! »
Et, comme si ce n'était déjà pas suffisant, voilà que d'aucuns s'amusent, à sept mois du soixantième anniversaire du festival créé par Jean Vilar et transformé en 1967, à revigorer, à tenter d'amplifier ce qui a été appelé la « querelle estivale d'Avignon 2005 », en exagérant le problème, à la manière sarkozienne, pour profiter du désarroi créé.