Intervention de Jack Ralite

Réunion du 8 juillet 2009 à 14h30
Protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet — Discussion d'un projet de loi en procédure accélérée

Photo de Jack RaliteJack Ralite :

Rappelons que M. Olivennes, actuellement directeur général délégué du Nouvel Observateur, mais alors PDG de la FNAC, chargé par l’Élysée d’établir les bases d’une loi, avait réalisé un document traitant le problème au bénéfice des grandes affaires et blessant les internautes et les auteurs. Les cloisons et les clivages Olivennes, superficiels et déséquilibrés, sont restés tels quels dans HADOPI 2.

Le droit d’auteur est un grand héritage, « nous devons le défendre et dans un même mouvement nous en défendre, sinon nous serions inaccomplis ». Pierre Boulez a beaucoup travaillé cette question. Dans l’un de ses cours au Collège de France, j’ai lu ceci : « La mémoire du créateur ne doit pas le rassurer dans l’immobilité illusoire du passé, mais le projeter vers le futur avec peut-être l’amertume de l’inconfort, mais plus encore avec l’assurance de l’inconnu. » Et Pierre Boulez poursuivait : « Avoir le sens de l’aventure ne veut pas dire pour autant brouiller les traces, ignorer l’antécédent. Curieusement, la création s’appuie constamment sur deux forces antinomiques : la mémoire et l’oubli. »

Je n’ai pas trouvé de plus forte métaphore que dans Le Soulier de satin, où Claudel fait dire à Rodrigue : « La création est un jeu de racines qui font éclater la pierre, l’organique détruisant le minéral. » Nous sommes pour l’exploration des territoires de l’inédit sachant se nourrir des éclats du passé. Nous sommes pour travailler dans l’espace du doute actif. Nous partageons la pensée de poète palestinien Mahmoud Darwich quand il dit : « Je ne reviens pas, je viens. »

Le numérique est un grand dérangement. C’est tout avoir, tout savoir, tout voir dans l’instant. C’est l’omniprésence de l’événement. Tout voir sans être vu et dans les plus grands espaces. S’affranchir de l’apesanteur, réussir à être partout à la fois, à mener ses affaires, à parler toutes les langues. Le numérique, c’est une efficacité insolente pourvu que l’on ne rencontre pas de bugs. Il provoque un effet de dépaysement. C’est un nouvel âge de l’humanité qui doit déboucher sur de grandes libertés, et non sur un grand système géré par un grand ou un petit suprême.

Or votre projet de loi a organisé un clivage entre ces deux secteurs, la création et le numérique, qui doivent se réguler ensemble pour proposer aux grandes affaires une convention d’usages, d’avenir. Personne ne peut s’exonérer de cette obligation de société. Personne ne doit éviter, dans le respect réciproque, de mener une dispute authentique, profonde, constructive. C’est pourquoi les États généraux de la culture, qui depuis 1987 ont participé à tous les combats, dont ils ont parfois eu l’initiative, pour ne pas avoir de « retard d’avenir », organiseront au Sénat, le lundi 28 septembre, une rencontre entre tous les acteurs intellectuels et populaires de la vie culturelle qui peuvent et doivent « travailler à la fin de l’immobile » et déboucher, en multipliant les occasions de penser, sur une régulation moderne, qui « bourdonne d’essentiel », de sens.

M’adressant aux forces du travail et de la création, je leur transmets ce texte de Jean-Luc Godard :

« Je ne dirais pas de mal

« de nos outils

« mais je les voudrais utilisables

« s’il est vrai, en général

« que le danger n’est pas dans nos outils

« mais dans la faiblesse

« de nos mains

« il n’est pas moins urgent

« de préciser

« qu’une pensée qui s’abandonne

« au rythme de ses mécaniques

« proprement

« se prolétarise

« je veux dire

« qu’une telle pensée

« ne vit plus de sa création »

Notre groupe, le groupe CRC-SPG, veut construire. Le Sénat a débattu sur ces questions vingt heures et quinze minutes les 4, 9 et 10 mai 2006, dix heures et trente minutes les 29 et 30 octobre 2008, et deux heures et quarante minutes le 13 mai 2009, soit, en tout, trente-trois heures et vingt-cinq minutes. Notre groupe a voté contre le projet de loi la première fois, s’est abstenu la deuxième, et a refusé de participer au vote la troisième.

Dans un premier réflexe, je voulais garder cette troisième attitude ; elle demeure sur la durée. Mais nous avons beaucoup réfléchi, en familiarité avec deux grands penseurs et résistants : Jean Cavaillès appelant à assurer une « révision perpétuelle des contenus par approfondissement et rature » et Georges Canguilhem, selon lequel il faut « dégager une place vacante pour un concept mieux avisé ».

Cette loi ne réglera rien ni pour les internautes ni pour les auteurs, elle accroît leurs oppositions entre eux et leurs divisions internes, ce qui paralysera l’imagination et embarrassera les juges. C’est tellement vrai que le ministre de la culture a annoncé en commission son intention de créer une coordination sur la rémunération des auteurs.

De plus, cette loi étend de façon biaisée et inacceptable le champ d’application de l’ordonnance pénale, procédure qui s’appliquera à l’ensemble de la contrefaçon – et quand s’appliquera-t-elle à toute la justice ? –, frappera les internautes, heurtera l’attachement fondamental des auteurs à la liberté et concernera toute la société.

En fait, vous vous êtes raidis, bunkerisés, sectarisés, sans retenue et sans transparence. Face à cette agression contre la liberté, contre les libertés, face à une loi qui dit une chose et en fait une autre, nous ne pouvons que nous opposer, dans l’esprit de ce qu’écrivait André Malraux, premier titulaire du ministère des affaires culturelles, en 1959 : « L’homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute »...

Nous voterons non !

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