Intervention de David Assouline

Réunion du 8 juillet 2009 à 14h30
Protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet — Discussion d'un projet de loi en procédure accélérée

Photo de David AssoulineDavid Assouline :

Monsieur le ministre, en novembre 2003, votre prédécesseur travaillait déjà à un texte visant à protéger le droit d’auteur dans la société de l’information.

Quatre ministres, deux présidents de la République, presque six années et bientôt trois lois plus tard, il est d’autant plus triste de constater que nous en sommes toujours au même point, que le débat public sur le sujet s’est enlisé dans une impitoyable guerre de tranchées entre défenseurs du droit d’auteur et tenants d’une liberté sans limite sur internet.

Que de temps perdu au nom de l’urgence !

Comme les lois du 1er août 2006 et du 12 juin 2009, ce texte s’inscrit, en effet, dans une stricte perspective de défense d’un modèle économique préexistant, sans jamais sérieusement envisager son adaptation à ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution numérique ».

Pourquoi serait-il impossible de faire évoluer ce modèle tout en préservant le principe fondateur et proprement révolutionnaire de notre droit d’auteur, à savoir ce droit moral auquel sont si attachés les artistes, aux quatre coins du monde, et si redevables à la France d’en avoir été la pionnière ? Comme l’affirmait si hautement Victor Hugo dans son discours d’ouverture du Congrès littéraire international de 1878 : « L’écrivain propriétaire, c’est l’écrivain libre. Lui ôter la propriété, c’est lui ôter l’indépendance. »

Nous, sénateurs socialistes, n’oublions jamais l’origine révolutionnaire du droit d’auteur, avec les lois fondatrices de 1791 et de 1793 ! Ne perdons jamais de vue qu’il fallut des majorités de gauche pour réformer, dans le consensus – j’y insiste –, le régime du droit d’auteur au XXe siècle, avec la loi Defferre du 11 mars 1957, puis avec la loi Lang du 3 juillet 1985 !

Or, comme les législations précédentes, celle que l’on a sous les yeux fait le pari qu’une nouvelle autorité administrative indépendante apportera, quasiment à elle seule, des réponses suffisantes à une véritable question de société, touchant tant à l’avenir de la création artistique qu’à l’évolution des usages économiques et sociaux d’internet.

Bien sûr, comme les deux textes l’ayant précédé, le projet de loi HADOPI 2 est discuté avec engagement de la procédure accélérée, donc en urgence, quelques jours seulement après la censure par le Conseil constitutionnel du projet HADOPI 1 initial.

Ainsi notre commission a-t-elle été saisie du projet de loi le 24 juin pour rendre son rapport le 1er juillet ! Qui plus est, le contenu du texte modifie la loi pénale, sans pour autant que notre assemblée puisse bénéficier de l’avis des membres de la commission des lois.

En tout état de cause, personne n’ignore les réticences du Conseil d’État quant à la régularité des dispositions pénales dont HADOPI 2 est le support pour pallier les failles de HADOPI 1, ce qui a d’ailleurs amené notre rapporteur – toujours volontaire – à travailler, apparemment sans guère de conviction, à la « sécurisation juridique » du dispositif.

Mais il est vrai que le Gouvernement n’avait d’autre possibilité que d’en passer par la loi pénale, sauf à priver la fameuse « riposte graduée » de son volet réellement dissuasif.

Or, selon les représentants des ayants droit, la dissuasion n’opérera chez les adeptes du téléchargement illégal que si les sanctions tombent en nombre suffisant pour ne pas laisser place aux calculs de probabilité ; c’est bien sur ce point que se fondent les promoteurs du texte.

Sur ce plan, l’étude d’impact annexée au projet de loi laisse songeur : sur 450 000 échanges quotidiens de fichiers illégaux – c’est, me semble-t-il, une appréciation a minima – seuls 10 000 seraient suivis de l’envoi d’un « message primaire » et 3 000 de l’envoi d’une lettre par la HADOPI.

Finalement, 50 000 actes de ce type feraient l’objet d’un signalement à l’autorité judiciaire, soit moins de 0, 03 % du volume total des infractions supposées. Autrement dit, une goutte d’eau dans la mer !

De surcroît, la situation misérable de notre justice ne permet pas d’envisager le traitement efficace de 50 000 affaires supplémentaires par an. Sauf à maintenir ces tribunaux de proximité victimes de la nouvelle carte judiciaire, madame le garde des sceaux...

Pour contourner ce sérieux problème d’administration de la justice, le Gouvernement a choisi d’assimiler les infractions instaurées par son texte à celles qui sont prévues par le code de la route et, en conséquence, de les soumettre aux mêmes procédures de jugement simplifiées dites du juge unique et de l’ordonnance pénale, et ce alors que la commission des lois du Sénat s’est toujours opposée à l’extension du champ d’application de cette dernière procédure.

Cependant, ni dans ses caractéristiques matérielles ni dans ses conséquences potentielles pour la société, l’infraction au code de la propriété intellectuelle principalement visée par le projet de loi, c’est-à-dire le si vague « manquement à l’obligation de surveillance de son accès à internet », n’est comparable aux comportements délictuels de certains chauffards.

Perpétuellement confrontés à la multiplication de lois pénales bavardes et imprécises dont ils cherchent souvent vainement les justes modalités d’application, les magistrats vont donc devoir digérer très vite ce nouveau texte, alors qu’ils sont déjà notablement en sous-effectifs pour rendre correctement la justice à droit constant.

À cet égard, madame le garde des sceaux, des questions simples me viennent à l’esprit.

Vous évaluez à quatre-vingt-trois le nombre d’emplois à temps plein nécessaires pour assurer l’application de ce projet de loi. Pouvez-vous dès lors nous informer de la date prévisionnelle de création de ces postes ?

Ces fonctions devront-elles être plutôt assurées par des magistrats et des fonctionnaires expérimentés ou par de jeunes recrues ?

Quel budget sera affecté en année pleine à la formation de ces personnels ?

Faute de réponses concrètes à ces questions, le côté bancal du dispositif nous semble évident.

Mais, au-delà des moyens, l’application des dispositions du projet de loi soulève de multiples questions juridiques. Ainsi, le ministère public ne peut-il recourir à l’ordonnance pénale que lorsqu’il résulte de l’enquête judiciaire que les faits reprochés au prévenu sont établis.

Parallèlement, les renseignements concernant notamment les ressources et les charges de la personne poursuivie doivent être suffisants pour permettre la détermination de la peine.

Or l’établissement des faits reprochés aux prévenus et la connaissance de leur situation exigeront vraisemblablement la conduite de perquisitions à leur domicile ou la saisie de pièces à conviction, comme des disques durs d’ordinateur, toutes opérations devant être autorisées par une ordonnance motivée du président du tribunal de grande instance compétent et devant se dérouler avec l’assistance d’officiers de police judiciaire.

Autrement dit, les dispositifs de poursuite des auteurs présumés des délits prévus aux articles L. 335-2, L. 335-3 et L. 335-4 du code de la propriété intellectuelle risquent de devenir rapidement, pour paraphraser un représentant d’un syndicat de magistrats, « monstrueux à gérer ».

Votre étude d’impact, madame le garde des sceaux, semble donc bien peu réaliste.

Dans ces conditions, il est quasiment utopique d’imaginer que pourra être rapidement traité un contentieux de masse, car c’est bien de cela qu’il s’agira.

Pourquoi avoir donc bricolé à la va-vite, sans prendre le temps de la concertation ni même celui d’un travail parlementaire serein, ce dispositif pénal bancal, qui complexifie encore un peu plus l’arsenal répressif existant, en particulier depuis la loi DADVSI ? Car nous ne sommes pas dépourvus de lois, mes chers collègues, songez-y…

Après la décision du Conseil constitutionnel du 10 juin dernier, la sagesse aurait voulu que le Gouvernement se range au conseil que nous lui donnions sur ces travées, dès la discussion de la future loi d’août 2006, en l’appelant à organiser un large processus de concertation mettant en présence tous les acteurs concernés.

Loin de nous l’idée de vouloir par là valoriser quelques thuriféraires des nouvelles technologies, voyant uniquement dans le World Wide Web un espace de liberté sans contrainte, c’est-à-dire un poulailler libre ouvert à n’importe quel renard libre. Au risque, naturellement, de voir disparaître les plus faibles...

Malheureusement, HADOPI 2, comme HADOPI 1, passe à côté de la question essentielle restée pendante depuis les prémices de la révolution numérique : quel avenir souhaitons-nous réserver au droit d’auteur « à la française » auquel nous tenons, c’est-à-dire au droit moral, fondement indiscutable de notre exception culturelle et vecteur primordial de diffusion et de diversité des œuvres ?

Ce ne sont pas les quelques mesures de la loi du 12 juin dernier supposées inciter au développement des offres légales qui suffiront à répondre. Depuis le début, on nous presse : faites vite une loi, nous dit-on, et, en attendant, nous allons développer une offre concurrente qui diminuera le téléchargement illégal. Mais nous ne voyons rien venir de significatif, ou si peu… D’autant moins que, pour ce qui est du cinéma, le CNC s’est montré incapable de trouver un terrain d’entente avec l’ensemble de la filière pour remettre concrètement à plat la chronologie des médias.

Quel est donc le sens de tout le processus législatif initié il y a trois ans, dans les conditions et avec les résultats que l’on connaît, si l’usine à gaz mise en place par HADOPI 1 et HADOPI 2, qui est destinée à dissuader nos concitoyens d’échanger des fichiers illégaux, n’est pas accompagnée d’offres légales aux contenus riches, diversifiés, accessibles à tous de manière simple et bon marché ?

À l’heure de la révolution numérique, qui brise nombre de traditions et de codes culturels multiséculaires, il s’agit plus fondamentalement pour les responsables politiques de relever un défi d’une rare complexité : réussir à réguler les usages et le fonctionnement des nouveaux réseaux de communication électronique afin de permettre la diffusion la plus large possible des œuvres culturelles sur support numérique, dans le respect du droit exclusif des artistes de décider du sort de leurs créations.

Comme vous l’avez vous-même reconnu, monsieur le ministre, ce chantier d’ampleur historique nécessitera évidemment d’engager une réflexion approfondie sur le devenir de la rémunération des créateurs.

En effet, dans un pays comme le nôtre, où plus de 18 millions d’internautes bénéficient d’un accès à haut débit, il est primordial de rechercher le consensus, de cesser de diviser les Français et de les monter les uns contre les autres, notamment les créateurs et les « consommateurs de culture », pour inventer de nouvelles formes de rémunération des créateurs, sans céder à la logique facile du copyright à l’américaine, alternative que nous rejetons.

Dans cette perspective, il sera sans doute inévitable de mettre à contribution les fournisseurs d’accès à internet, dont l’essor de l’activité est notamment lié à la richesse et à la qualité des contenus culturels disponibles, et qui bénéficient donc d’un transfert de valeur économique substantiel, en partie au détriment du financement de la création.

Monsieur le ministre, si vous lancez ce chantier, et le plus tôt serait le mieux, vous trouverez chez les sénateurs socialistes des partenaires responsables et vigilants, animés de l’esprit de Jean Zay, le ministre de l’éducation nationale et des beaux-arts du Front populaire, lorsque celui-ci lança, en août 1936, un grand projet visant à redéfinir la place des « travailleurs intellectuels » dans la société démocratique.

Cessez de faire croire qu’une digue virtuelle peut tenir face à la déferlante de la révolution numérique ! Inventons ensemble, monsieur le ministre, et nous serons présents, le nouveau modèle économique de la diffusion culturelle à l’heure de la révolution numérique.

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