Intervention de Jean-Michel Baylet

Réunion du 4 novembre 2010 à 9h30
Débat sur le rôle de l'état dans les politiques locales de sécurité

Photo de Jean-Michel BayletJean-Michel Baylet, au nom du RDSE :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, s’il était encore besoin de justifier la réforme des institutions, à laquelle, je le rappelle, les radicaux avaient donné leur consentement en 2008, la possibilité désormais ouverte à notre assemblée d’organiser des débats de sa propre initiative serait une nouvelle preuve de l’amélioration apportée à l’équilibre des relations entre le Parlement et le Gouvernement.

Dès le mois d’août dernier, j’avais en effet annoncé que je solliciterai la tenue du présent débat avec un triple objectif : répondre aux propos scandaleux d’un ministre en exercice quant à la responsabilité de certains maires dans la montée de l’insécurité ; rappeler la carence, pour ne pas dire la faillite, des services de l’État dans le maintien ou le rétablissement de la sécurité dont le Président de la République avait pourtant fait sa priorité ; souligner les charges indues assumées par les collectivités territoriales du fait de cette carence, alors même que toutes les réformes engagées par l’État tendent à diminuer les ressources locales.

Mais je ne saurais vous présenter cette réflexion sans rappeler quelles sont les raisons qui ont amené et devraient encore conduire l’État à prendre en charge les missions de police.

C’est l’histoire nationale que l’État refuse aujourd’hui de regarder en face et dont il rejette l’héritage, comme s’il en avait le choix. Monsieur le secrétaire d’État, vous le savez peut-être, je viens d’une région, le Midi républicain, héritière de cette Occitanie qui fut si longtemps méfiante, et le reste en tant que de besoin, à l’égard de l’État, de sa centralisation, de ses excès militaires et policiers ou, plus simplement, de son intolérance.

Je vous accorde que cette vision spécifique de la puissance politique n’est pas nouvelle. Vous n’y êtes pour rien, puisque c’est Charlemagne qui créa le comté de Toulouse et permit à notre Midi de s’opposer aux Capétiens jusqu’en 1271. Mais une culture particulière était née : des Cathares aux vignerons du Languedoc, nous pouvons faire état de huit siècles de résistance au pouvoir central.

Pourquoi alors, me direz-vous, avons-nous finalement consenti, progressivement certes, aux fonctions régaliennes de ce pouvoir parisien si lointain, si peu bienveillant ? C’est parce que la raison impose un constat d’évidence : dans un État moderne, la détention de ce que les juristes appellent la « violence légitime » ne peut être accordée qu’à une seule collectivité publique.

S’il s’agit, à l’extérieur, de faire respecter les frontières et les valeurs de notre pays ou, à l’intérieur, de garantir la paix publique et la sécurité des citoyens, seul l’État – je dis bien l’État – peut le faire, et lui seul. Voilà pourquoi, tout au long de l’histoire moderne de notre pays, les provinces, puis les régions, les départements, les communes s’en sont remis à l’État pour garantir l’ordre et la sûreté. C’est la mission des représentants de ce dernier, ce n’est pas la nôtre, et vous ne pouvez ni ne devez vous y soustraire.

C’est donc en ayant ces éléments historiques à l’esprit que, l’été dernier, nous avons tous entendu, avec une stupéfaction scandalisée, M. le ministre chargé de l’industrie adresser une sorte d’admonestation aux maires qui ne feraient pas face à leurs obligations de police, blâme assorti d’une menace financière, l’État pouvant pénaliser les communes qui ne réaliseraient pas les efforts suffisants dans ce domaine.

Ces propos, je le répète, nous ont scandalisés – la réprobation s’est d’ailleurs étendue aux rangs de la majorité –, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, nul ne savait en quelle qualité s’exprimait M. Estrosi. À l’inverse d’une règle désormais considérée comme un pilier de notre organisation administrative, il bénéficie en effet, avec l’un de ses voisins varois, du privilège d’être à la fois maire d’une grande ville et membre du Gouvernement. Ce cumul n’est pas seulement contraire aux usages de la République moderne ; il est aussi dommageable au plein exercice de l’une et l’autre responsabilités susvisées. En l’espèce, il était source d’une grande confusion, puisque les maires ainsi interpellés ne savaient pas s’ils étaient cloués au pilori par l’État ou dénoncés à ce dernier par l’un de leurs collègues.

Par ailleurs, il se trouve que la commune qui a l’honneur d’être dirigée par M. Estrosi est la ville de Nice, si particulière à tant d’égards. Le maire de Nice, qui s’adressait alors à ses homologues de nombreuses villes où la sécurité a été sacrifiée à des politiques d’urbanisme irresponsables, à une conception ségrégative de l’action sociale, à une démission générale des services publics de l’État, ce maire-là préside aux destinées de l’une des collectivités les plus riches de France, où la sociologie ne correspond en rien à celle des autres communes urbaines, la population de cette municipalité étant dominée par les personnes âgées aisées, voire très aisées. Pour le dire brièvement, le maire de Nice est d’autant plus populiste que sa ville est peu populaire…

Mais j’ai aussi parlé, en pesant soigneusement mes mots, de l’honneur discutable qu’il a d’être installé dans cette mairie prestigieuse. Personne n’a oublié, en effet, que pendant des décennies, Jacques Médecin, grâce à l’aide de ses adjoints, a fait régner sur Nice une autorité qui devait peu à la police et beaucoup aux besoins de tranquillité qu’éprouvent certains sur la baie des Anges. Pour cette raison particulière, nous avons été nombreux – et je félicite notre collègue François Rebsamen de sa réplique immédiate et très vive – à estimer que M. Estrosi n’était pas le mieux placé pour donner des leçons à propos d’un ordre public qui, selon nous, se fonde d’abord sur la morale républicaine.

Cependant, monsieur le secrétaire d’État, la question principale en l’occurrence est non pas celle de l’émetteur, mais celle du message émis. Seraient pénalisées demain, dans leurs dotations budgétaires, les communes qui n’auraient pas convenablement bouché les voies d’eau de la politique de l’État, ce fameux « tout sécuritaire » qui est l’alpha et l’oméga de votre conception de l’organisation d’une société.

Une telle menace impose une première remarque. Je vous prie, monsieur le secrétaire d’État, de rappeler à vos collègues qui l’ignoreraient que les ressources des collectivités provenant du budget de l’État ne nous sont pas consenties ou « octroyées », comme auraient pu dire les conseillers de Louis XVIII. Elles nous sont dues pour trois raisons principales. D’abord, elles sont prévues par la Loi – point n’est besoin de commentaire, cette majuscule suffit – et il n’appartient pas au caprice d’un ministre-maire de défaire ce qu’a fait la volonté populaire. Ensuite, elles permettent de financer non seulement l’exercice des compétences qui ont été décentralisées par les grandes lois de 1982-1983 et des textes ultérieurs, mais aussi, et j’y reviendrai, les missions qui sont celles de l’État et qu’il n’assume pas. Enfin, elles représentent la contrepartie de recettes qui appartenaient en propre aux collectivités locales. Qui se souvient encore que la TVA, celle que vous percevez, a remplacé la taxe locale, celle que nous vous avons abandonnée ?

Mais l’essentiel est bien dans votre démission. Si les propos de M. Estrosi ont soulevé un tel tollé – dans votre seul camp, je vous rappelle les protestations du président de l’Association des maires de France, l’AMF, ou de M. Favennec, député de la Mayenne ; dans ma seule région, j’ai noté l’indignation de plusieurs parlementaires de l’UMP –, c’est qu’ils avaient un triple objet : souligner la violence extrême du « discours de guerre » prononcé par M. Sarkozy à Grenoble après les scènes d’émeute ayant embrasé un quartier de la ville ; profiter de cette occasion pour clouer au pilori une municipalité de gauche, dirigée en l’espèce par Michel Destot, maire socialiste de Grenoble ; mais, surtout, noyer le poisson de votre échec en matière de sécurité, en inventant des missions que la loi n’a pas confiées aux communes.

Ce dernier point reflète bien la réalité. Vous vous êtes autoproclamés prix d’excellence sécuritaire et vos résultats en cette matière sont catastrophiques. Comment pourrait-il d’ailleurs en aller autrement, puisque vous avez littéralement désarmé le bras sécuritaire de l’État ? Vous avez supprimé la police de proximité, à laquelle vous reprochez sans doute d’être insuffisamment sécuritaire. Vous avez supprimé nombre de commissariats, sacrifiés sur l’autel de l’austérité budgétaire. Vous avez supprimé 10 000 postes de policiers en cinq ans. Le maire de Grenoble, mis en cause par votre collègue, avait d’ailleurs démontré que, depuis 2002, les effectifs de la police nationale avaient baissé de 17 %, tandis que ceux de la police municipale avaient augmenté de 41 %.

Au risque de vous étonner, monsieur le secrétaire d’État, je veux bien reconnaître que le problème de l’insécurité, notamment en zone urbaine, vient de loin, et de plus loin que vous ou que nous.

Il vient, d’abord, de la politique dite d’« urbanisme opérationnel », politique irresponsable conduite par l’État dans les années soixante et soixante-dix, au cours desquelles la DATAR confondait quantité et progrès.

Il vient, ensuite, de ces ZUP et de ces ZAC ghettos, où l’on a entassé les catégories de populations déjà les plus défavorisées et souvent les moins intégrées.

Il vient, encore, de l’abandon progressif des services publics dans tous ces quartiers sensibles, en particulier des transports publics, lesquels, pourtant, donneraient une chance à l’insertion.

Il vient, aussi, mais là, vous en êtes coresponsables, de l’amalgame scandaleux que les discours de l’extrême-droite et de la droite musclée ont fait surgir entre, d’une part, une immigration que nous avons voulue, appelée, je vous le rappelle, mes chers collègues, et, d’autre part, une insécurité que vous ne faites mine de combattre que pour mieux désigner des boucs émissaires capables d’endosser toutes les autres revendications de la société française.

Il vient, enfin, plus récemment, de l’abandon des politiques de coproduction de sécurité mises en place à partir du plan Bonnemaison de 1982 et des initiatives prises par Jean-Pierre Chevènement en 1997, politiques délaissées par les gouvernements de droite successifs.

Ces considérations m’amènent à l’interrogation principale qui s’est imposée à nous l’été dernier : quel est donc et quel doit être le rôle des collectivités territoriales en matière de sécurité ?

En application des règles historiques que j’ai rappelées, c’est l’État qui est chargé de la police et, lorsque le maire intervient dans ce domaine, c’est en sa qualité d’agent de l’État. Il est investi d’un pouvoir général de police administrative en vue de la prévention des troubles à l’ordre public, mais il exerce celui-ci sous l’autorité du préfet. De la même façon, il est officier de police judiciaire – cette mission n’a d’importance effective que dans les petites communes dépourvues de police et de gendarmerie –, mais, là encore, il est placé sous l’autorité du procureur. Il semble bien, finalement, que la conception classique, rappelée précédemment, se soit imposée : la police ressortit à la compétence exclusive de l’État.

Cependant, il est apparu aux collectivités territoriales et à leurs responsables que la sécurité des personnes et la tranquillité publique ne pouvaient être abandonnées aux seuls responsables de la répression, c’est-à-dire aux autorités policières et judiciaires de l’État. Cette prise de conscience résulte d’un double constat.

D’une part, la sécurité publique dépend essentiellement d’un climat de paix sociale que les élus locaux, aidés de leurs services, sont les premiers soucieux de maintenir ou d’améliorer. Plus que jamais, l’élu local, qui représente et incarne le premier niveau de solidarité vécue et ressentie par les citoyens, détient une fonction de médiation sociale. Je voudrais, à cette occasion, saluer le dévouement des centaines de milliers d’élus bénévoles ou quasi bénévoles qui, inlassablement, retissent le lien civique distendu ou déchiré par les violences économiques et sociales qui ont cours à notre époque.

D’autre part, la sécurité de nos concitoyens et de leurs biens dépend évidemment de la justice sociale, mais également de l’attention portée par les pouvoirs publics aux situations de détresse sociale. Cette attention n’est certes pas de la charité ou de la simple compassion : elle doit prendre la forme d’une solidarité active, dont je veux vous donner un exemple concret, mes chers collègues, que je connais en ma qualité de président de conseil général.

Bien avant les gesticulations estivales de M. Ciotti, élu de la même région que M. Estrosi, vous nous avez délégué le pouvoir de suspendre le versement des allocations familiales en cas d’absentéisme scolaire. À cette date, aucun président de conseil général concerné, je dis bien aucun, qu’il soit de droite ou de gauche, n’a usé de cette possibilité. Cela signifie donc, monsieur le secrétaire d’État, que votre idéologie et vos dogmes n’ont rien à voir avec la réalité de terrain.

Nous savons, nous, que ces situations appellent de la présence, de l’assistance aux familles et de l’investissement de la part des travailleurs sociaux non seulement des départements, mais aussi des communes.

L’essentiel, en matière de sécurité, reste bien la prévention, que vous faites mine de confondre avec l’angélisme. Nous le savons tout comme vous, certains comportements exigent la répression dans ses aspects punitifs et dissuasifs ; je répète que c’est là le rôle de l’État et non celui de nos collectivités, qui n’ont ni à le remplacer ni même à lui prêter main-forte.

Les maires peuvent et doivent faire respecter, avec leurs propres personnels et, le cas échéant, avec ceux de la police nationale, les arrêtés qu’ils ont pris dans le cadre précité, que ces documents visent – et j’y suis favorable – le couvre-feu pour les mineurs, la mendicité intempestive ou la sécurité des manifestations publiques. S’ils estiment avoir besoin, pour garantir la paix, synonyme de liberté, de recrutements supplémentaires, d’armes dissuasives ou de nouveaux moyens de vidéosurveillance, c’est à eux d’en juger et non au Gouvernement, qui engagerait, en quelque sorte, des supplétifs.

En réalité, vous pourrez bien rebaptiser les organismes interministériels ou les organes de coordination locale, mais vous devrez bien admettre que la sûreté publique ne peut dépendre de votre seul bon vouloir et que la sécurité des Français ne peut résulter de la seule répression, dont nous voyons tous les limites, surtout dans les cas où votre politique discriminatoire a transformé la simple présence policière en une sorte de provocation, et ce fait est particulièrement grave.

Les policiers n’y sont évidemment pour rien. Les habitants des quartiers concernés ne sont pas non plus en cause. Mais c’est la vieille histoire du vent et de la tempête… Pour de médiocres raisons électorales, vous considérez la sécurité comme un terrain d’affrontement, non comme un champ de conciliation sociale.

Le véritable problème est bien là, et non dans le contestable discours de M. Estrosi, qui se croit autorisé à morigéner les maires. Monsieur le secrétaire d’État, nous n’avons pas la même conception de l’action publique. Comment voulez-vous que la sécurité soit autre chose qu’une incantation quand des catégories entières de la population ont le sentiment de n’avoir pas les mêmes droits en matière de logement, d’accès à l’emploi ou encore d’équipement en services publics, quand des Français sont désignés à la vindicte d’autres Français par des menaces proférées à l’égard d’une possible déchéance de leur nationalité, quand les contrôles de police se font à raison du faciès, de la couleur ou du quartier ?

Je vous ai fait part de la lassitude des collectivités territoriales, toujours appelées à pallier les insuffisances budgétaires de l’État – c’est bien le cœur du débat actuel –, alors même que celui-ci les asphyxie par une réforme financière inique. Au risque de vous étonner, je vous dirai que ces sacrifices seraient encore acceptables si la politique menée par votre gouvernement nous paraissait juste. Or elle ne l’est pas. Vos menaces permanentes, vos rodomontades incessantes, vos expulsions triomphantes ne donnent qu’un seul résultat : des statistiques fallacieuses.

Oui, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nos collectivités sont soucieuses de l’ordre et de la paix publics ! Non, elles ne veulent pas s’associer à une politique qui, en écornant la justice et les libertés, crée de l’insécurité !

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