Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, dans le cadre de l'examen de la mission « Administration générale et territoriale de l'État », je voudrais solliciter l'indulgence du Sénat et m'interroger quelques instants sur ce qu'est cet État dont nous parlons tant.
Sur l'État, Jacques Donnedieu de Vabres, le père de notre précédent ministre de la culture, a écrit un jour dans un ancien et excellent Que sais-je : « L'État moderne ressemble au cercle de Pascal dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Il n'y a pas de problème politique en soi, il n'y a que des problèmes d'organisation sociale dont l'opinion s'empare et auxquels elle subordonne l'exercice du Gouvernement ». Selon les époques et les mouvements d'opinion, en effet, on voit tour à tour la justice, l'Église, l'enseignement, l'industrie lourde, les transports, resserrer ou détendre leurs rapports avec l'État. Jacques Donnedieu de Vabres ajoutait : « L'entretien des cathédrales, la culture des fleurs, la production des parfums ou les dessins de mode sont ou peuvent être des services publics, aidés au nom de l'intérêt général. »
Cette conception opérationnelle et utilitariste de l'État, exposée avec un scepticisme élégant en 1954, n'a rien à voir avec le cri d'alarme passionné poussé par Michel Debré, sept ans auparavant, dans son célèbre ouvrage La mort de l'État républicain : « Notre État est incohérent. Notre État est ruineux. Notre État est inefficace. Notre État est inhumain. Avons-nous même un État ? »
Aujourd'hui, où en sommes-nous ? Les pouvoirs publics, que ce soit l'exécutif ou le législatif, oeuvrent dans le cadre de la LOLF et de la RGPP, la révision générale des politiques publiques.
Nous ne sommes pas au lendemain de la guerre de 1870, quand le vieil Ernest Renan appelait à une « réforme intellectuelle et morale ». Nous n'avons pas à construire une Ve République, parce que celle-ci existe et que c'est elle que nous servons.
Plus modestement, et plus difficilement peut-être, il s'agit, après des années sans doute trop aisées, de réparer, comme dans un chantier archéologique, les trous et les dégâts qui enlaidissent le domaine de cette « pauvre petite fille riche » qu'est devenue la France.
Dans ce chantier multiforme, nos rapporteurs, MM. Henri de Raincourt, José Balarello et - à propos d'une mission voisine de celle-ci, la semaine dernière - Paul Girod s'interrogent et dégagent un certain nombre de points nodaux.
À la question angoissée et sans doute excessive, même à cette époque, posée par Michel Debré, ils répondent : « Oui, nous avons un État, mais il mérite d'être mieux géré ». Cet État, comme l'avait entrevu Jacques Donnedieu de Vabres, ne saurait se désintéresser d'aucune activité, d'aucun sujet, quand brusquement l'opinion s'en entiche.
Seule différence avec les années cinquante, ce n'est pas l'extension des services publics qui constitue aujourd'hui la réponse à cette inquiétude, mais plutôt l'inverse : non pas forcément la privatisation, au plein sens du terme, mais en tout cas l'emprunt d'un modèle entrepreneurial, inspiré des expériences étrangères.
Oui, l'État à l'ancienne recule. Dans son rapport écrit, notre collègue Henri de Raincourt relève avec intérêt l'expérimentation tendant à fusionner l'ensemble des services de l'État sous l'autorité du préfet, mais il s'interroge aussitôt sur le rôle et la pérennité de nos sous-préfectures, présageant peut-être une réforme qui, si elle était mise en oeuvre, ne serait pas moins lourde de conséquences dans nos départements que celle de la justice.
Tout aussi frappant - peut-être même plus, dans l'ordre du symbole - est le constat que faisait notre collège Paul Girod dans son rapport sur le compte spécial « Gestion du patrimoine immobilier de l'État ». La distinction entre l'État propriétaire et les administrations occupantes ouvre une brèche déroutante dans nos habitudes. La transformation des services des domaines en une entité appelée « France Domaine » et la création du Conseil de l'immobilier de l'État modifieront en profondeur le visage de notre administration. De telles innovations ne sont pas sans risques, comme le montre le cas de l'Imprimerie nationale.
Mes chers collègues, je ne vous cacherai pas le sentiment de mélancolie qui m'envahit quand j'apprends que tel hôtel au nom prestigieux ou poétique a été vendu à une société étrangère ou à une ambassade.
Sans doute s'agit-il d'une déformation due à de trop longues années passées au service de ce que l'on appelait alors, et que l'on n'appelle plus, la haute fonction publique.
Je souhaite donc que la réforme de l'État et de ses services publics continue, qu'elle s'approfondisse, mais qu'elle ne ternisse pas ce reflet lumineux qui accompagnait jadis le service de l'État. Après tout, nous sommes également au service de l'État, nous, les parlementaires.
Toutefois, je me veux rassuré quand je lis le discours prononcé par le chef de l'État à l'IRA, l'Institut régional d'administration, de Nantes, là où se forment justement les meilleurs éléments de notre administration générale et territoriale - je laisse volontairement l'ÉNA de côté.