Monsieur le président, madame la ministre, chers collègues, le 2 décembre dernier, j’étais au Louvre, sous la pyramide de Pei, où Pierre Boulez et l’Orchestre de Paris, à l’invitation du directeur du musée, Henri Loyrette, interprétaient L’Oiseau de feu de Stravinsky. Il y avait trois mille personnes, dont cinq cents lycéens. Ce fut un moment de bonheur.
La veille, au théâtre des Amandiers, à Nanterre, avec quinze autres passionnés de théâtre, nous regardions et écoutions Dominique Blanc interpréter le si beau texte de Marguerite Duras intitulé La Douleur, sous le regard affectueux et rigoureux de Patrice Chéreau. Là aussi, la voix et les gestes de Dominique Blanc nous faisaient un merveilleux cadeau de pensée et de sensibilité.
J’ai scrupule à ne pas nommer d’autres rendez-vous artistiques, mais, à travers ces deux aventures, je voulais dire ce que des artistes, de toutes disciplines, sensibilités et origines, créent actuellement en France.
Ces créations, je voudrais tant que tout un chacun en soit partenaire, notamment les salariés, que le grand patronat, tente – il y parvient trop souvent – de transformer en « boxeurs manchots » ! Je voudrais tant que la vitalité de ces actes fasse comprendre le bien-fondé d’une politique de création. Je voudrais aussi, très simplement, remercier les artistes.
Parlant ainsi, je participe au mouvement de colère dite, non dite, rentrée, mais qui explosera un jour, car le budget du ministère de la culture, cinquante ans après sa création, n’est plus une garantie. Souvent, il détricote le travail accompli avec des artifices dont il faut dire un mot.
Pour le budget de 2007, Renaud Donnedieu de Vabres annonçait « +7, 8 % de moyens pour la culture ». Pour le budget 2008, madame la ministre, vous avanciez : « +3, 1 % de progression des crédits de la mission “Culture” par rapport à la loi de finances pour 2007 ». Pour l’année 2009, sur ce budget de cinquante ans d’histoire, vous communiquez de la manière suivante : « +2, 6 % de progression des crédits de la mission “Culture”, y compris les ressources extrabudgétaires, par rapport à 2008 ».
La première réaction venant à l’esprit de qui croit à l’imprimé ministériel, c’est que les crédits de la création, des savoirs, de la culture, du patrimoine, ont augmenté de près de 14 % en trois ans. Mais, je le dis douloureusement, ce n’est pas la vérité. Pour 2007, 70 millions d’euros avaient été comptabilisés deux fois, ce qui ramène la hausse à 5, 48 %. Pour 2008, 70 millions d’euros étaient encore là qui ne pouvaient y être, l’augmentation n’étant plus que de 0, 5 %, ce que vous avez d’ailleurs dit le 26 septembre dernier, lors de votre conférence de presse budgétaire.
Pour l’année 2009, le chiffre de 2, 6 % est exact, mais, sur trois ans, les 14 % ne feront en fait que 8, 7 %. Si l’on considère les ressources extrabudgétaires, donc non pérennes, que vous avez tenacement obtenues de Bercy, au cours des trois dernières années, les crédits de la culture n’ont augmenté que de 3, 6 %.
Avec une inflation de 6, 6 %, la progression en trois ans, avec les ressources extrabudgétaires, n’est donc que de 2, 1 %, soit de 0, 7 % par an !
Au surplus, Bercy et l’Élysée veulent qu’un gel de 5 % soit inscrit dans le budget des équipements. Ce « gel » prendra donc le chemin de l’institutionnalisation.
Enfin, nous votons avec ce projet de budget pour 2009 un budget triennal encadré jusqu’à la fin de l’année 2011. Les chiffres bruts sont, pour 2010, de 17 millions d’euros, soit une augmentation de 0, 60 %, et, pour 2011, de 18 millions d’euros, soit une hausse de 0, 64 %. Or l’inflation annuelle dépassera très sûrement ce 0, 6 % par an !
Ainsi, les budgets tels que présentés sont des budgets opaques, voire, souvent, tricheurs. Je ne trouve pas cela très « cultivé ». Et si j’épluchais les comptes, tout cela se confirmerait…
L’action culturelle réservée au cinéma est toujours en maltraitance, malgré le secours du CNC. Le patrimoine en appelle aux collectivités locales pour tendre vers sa bientraitance. Quant à l’INRAP, qui manque de tout, il est envoyé à Reims, non pas dans le cadre d’une délocalisation, mais comme compensation à la fermeture d’une caserne !
Je ferai une remarque supplémentaire : sur ces trois ans, 415 suppressions d’emplois sont prévues. Voilà qui fragilise le ministère et maltraite les femmes et les hommes, chaînon essentiel de la politique culturelle. Si l’on évalue à environ 40 000 euros l’économie réalisée pour un emploi supprimé, on obtient 17 millions d’euros, soit 0, 7 % du budget du ministère, qui représente moins de 1 % du budget de l’État. C’est pour ces « queues de cerises », et presque uniquement pour cela, que la RGPP fragilise considérablement l’organisation et les missions du ministère, en déstabilisant gravement tous ses services !
Élargissons notre regard. Avec le budget que je viens d’évoquer, madame la ministre, vous organisez les « Entretiens de Valois », dont la conclusion tarde. Toutes les organisations de théâtres publics et privés – ce sera mon seul exemple – ont exprimé leur vif désaccord sur ce budget, lundi 24 novembre, au Théâtre du Rond-Point.
Vous avez la responsabilité de la presse, et M. Sarkozy organise les « États Généraux de la presse écrite », où les journalistes sont mal considérés, même blessés, tandis que M. Lagardère propose que les kiosquiers aient la liberté de choisir les titres pour leurs clients, en ayant la possibilité de moduler leurs prix de vente jusqu’à 5 % en plus ou en moins.
Vous avez la responsabilité des médias, que M. Sarkozy bouleverse en profondeur selon la règle de « l’étatisme-affairisme mêlés ». La commission Copé s’est volatilisée, les personnels de France Télévisions ont fait grève trois fois et, en juin et septembre, deux lieux de spectacles parisiens ont été remplis par des contestataires de la réforme.
Mme Pécresse a autonomisé les universités et, mercredi, en conseil des ministres, elle a annoncé que 20 % des crédits attribués, contre 3 % auparavant, impliqueraient la performance et l’obligation de résultats liés à la professionnalisation. Par ailleurs, le CNRS est malmené et vous avez vu l’ampleur et la vigueur de la réponse de ses chercheurs.
M. Darcos « mine » le système scolaire et ne vous accompagne plus pour l’éducation artistique qu’avec des confettis. Les manifestations d’enseignants et de parents étaient de grande ampleur le 20 novembre dernier, et ce n’est pas fini.
Comment ne pas voir, ne pas considérer, ce bloc offensif, le Gouvernement malmenant comme jamais la pensée, l’imaginaire, la création, l’intelligence, la recherche et la formation ? Les premières colères devraient vous alerter.
Car il y a un texte fondateur, que je ne cesserai de rappeler, dessinant le modèle d’une société de contrainte, et qui est devenu la feuille de route des pouvoirs publics, sans qu’aucun débat au Parlement ait eu lieu. Je veux parler du rapport Jouyet-Lévy de décembre 2006, L’économie de l’immatériel, la croissance de demain, écrit par huit inspecteurs des finances et onze dirigeants d’entreprise, en présence d’un artiste.
Ce rapport a la même importance qu’eut, en 1978, le rapport Nora-Minc, intitulé L’Informatisation de la société. Aujourd’hui, il s’agit de libéraliser les secteurs de la culture, de la recherche, de la création et de l’enseignement, la révolution numérique étant convoquée comme un prétexte pour enclencher la mutation socio-économique recherchée.
Pour cela, il convient de traiter les actifs immatériels dans une approche technico-financière. Les auteurs du rapport demandent notamment la transformation des universités et des musées en les identifiant à des « marques », « éléments du rayonnement de la France ».
Au nom de l’économie de l’immatériel sont remis en chantier les droits d’auteur. Cette économie est élastique et floue, inspirée d’un modèle publicitaire et managérial. Certes, elle souligne un fait majeur, l’importance de la connaissance et de la culture dans la société et l’économie, mais elle prend valeur idéologique en visant la standardisation de la culture et de la connaissance en simple « actif comptable » et, surtout, en se transformant en projet normatif et global de société.
Le chercheur Pierre Musso écrit : « Parce que la culture est, selon la formule de Gaston Bachelard, “une accession à une émergence”, l’économie de l’immatériel étendue aux affaires de l’esprit risque de conduire à “un saut dans le vide”, comme le pressentait Yves Klein, l’artiste visionnaire de l’immatériel ».
C’est dans ce texte que le Président de la République a puisé l’injonction qu’il vous a faite, en août 2007, d’étudier la mise en cause du caractère inaliénable du patrimoine muséal. Jacques Rigaud, fondateur de l’ADMICAL, la première grande démarche de mécénat dans notre pays, vous a rendu un rapport d’opposition, où il écrit : « Force est de constater que l’on a affaire à une approche réductrice, car strictement commerciale […] On ne saurait certes en conclure que le plus sûr moyen de “valoriser le patrimoine de la Nation” soit de le vendre ».
Ainsi, la première tentative d’application du rapport Jouyet-Lévy a échoué. Pourtant, que d’efforts gouvernementaux !
J’ai participé aux deux rencontres européennes sur ce sujet, l’une engagée par vous-même, les 2 et 3 octobre, intitulée « Les Nouvelles frontières de l’économie de la culture », au musée du Quai Branly, une autre organisée par votre prédécesseur, les 16, 17 et 18 novembre au Palais des Papes, intitulée « Le Forum d’Avignon ».
Au cours de la première, les déclarations manichéennes – c’était avant la crise visible ! – de l’ancien secrétaire d’État à la culture des Pays-Bas m’ont frappé, puisqu’il affirmait : « Il faut savoir si l’on choisit le libéralisme ou le protectionnisme […] Si l’on choisit l’art pur ou l’art appliqué ».
Au cours de la seconde rencontre, vous-même et le Premier ministre avez parlé, entourés d’une grande assemblée des industries culturelles d’Europe et même d’Amérique. Certains parlent d’« industries créatives », ce qui n’est pas un détail. La presse a nommé cette réunion le « Davos de la culture ». À votre place, je me méfierais ! On en a dit, des vérités éternelles à Davos, et le monde, aujourd’hui, tremble de cette éternité auto-endommagée. À méditer…
De ces deux réunions, j’ai conclu que le Président de la République et chaque ministre dans sa partie, quand il s’agit de pensée, de création, d’imaginaire et d’intelligence, appellent les grands groupes culturels et médiatiques à prendre en charge toute une partie de la politique culturelle, avec la déréglementation que cela implique. Vous savez bien que l’industrie et le mécénat culturels ne se sont développés que quand l’État a augmenté ses crédits.
« L’homme symbolise comme il respire », selon Pierre Legendre. Déjà, il respire de plus en plus mal, et il serait gêné, comprimé, éteint, hébété, réduit enfin, dans son aptitude à la symbolisation ? Nous ne l’accepterons pas !
Marguerite Duras, dans La Douleur, œuvre transmise par Dominique Blanc, m’a ébloui au Théâtre des Amandiers. Elle évoque, dans un autre ouvrage, « le hurlement intérieur du refus ». Quant à Boulez, mon bonheur de rendez-vous au Louvre, il eut cette simple et décisive phrase, dans l’un de ses cours au Collège de France : « L’histoire n’est pas ce qu’on subit, mais ce qu’on agit. »