Les principes constitutionnels d’« égalité des suffrages » et de « représentation essentiellement démographique » seraient ainsi, selon vous, respectés. Fort bien ! Sauf que demeurent quatre exceptions, que l’amendement de M. Courtois a plutôt tendance à accentuer : les Alpes-de-Haute-Provence, les Hautes-Alpes, la Lozère et la Meuse, qui – je cite encore M. Mercier –, « sinon, n’auraient pas eu quinze conseillers territoriaux ».
En effet, pour ne prendre que les deux départements alpins, un conseiller territorial des Alpes-de-Haute-Provence représentera 51 % d’habitants de moins que la moyenne régionale et un conseiller territorial des Hautes-Alpes 58 % de moins, un conseiller territorial des Bouches-du-Rhône représentant une population 2, 9 fois plus importante que son collègue des Hautes-Alpes.
Le Conseil constitutionnel acceptera-t-il ces exceptions ? Je me garderai bien de trancher sur ce point !
Aux sénateurs, issus notamment des départements ruraux, qui se satisfont des quinze conseillers territoriaux promis, je pose cette question : et si le Conseil constitutionnel ne validait pas le choix gouvernemental d’un minimum de quinze conseillers territoriaux par département ? Il ne s’est pas privé, l’an dernier, de revenir sur le principe ancien d’un minimum de deux députés par département, dans une décision du 8 janvier 2009 : « Le maintien d’un minimum de deux députés pour chaque département n’est plus justifié par un impératif d’intérêt général susceptible d’atténuer la portée de la règle fondamentale selon laquelle l’Assemblée nationale doit être élue sur des bases essentiellement démographiques ».
Rien ne dit, mes chers collègues, que le Conseil constitutionnel ne tiendra pas, s’agissant des conseillers territoriaux, le même raisonnement, dès lors qu’aucun élément objectif n’impose un minimum de quinze conseillers plutôt que de douze ou de dix et que la nouvelle répartition des conseillers régionaux constitue une régression, en termes d’égalité des suffrages, par rapport à la situation actuelle. Si le Conseil constitutionnel annule totalement ou partiellement le tableau qui nous est présenté, le Gouvernement n’aura pas d’autre possibilité que de se plier à cette décision. Les élus des départements concernés n’auront alors plus que les yeux pour pleurer.
Une deuxième catégorie de malfaçons tient à la mauvaise conception de l’édifice.
Par quelque bout que l’on prenne le problème, dès lors que l’on entend désigner par le même vote, fût-ce avec deux bulletins distincts, les élus régionaux et départementaux, le dilemme est le suivant : réduire au-delà du raisonnable les effectifs des élus de proximité là où ils sont le plus nécessaires, c’est-à-dire dans les zones rurales, et les augmenter exagérément là où ils le sont moins, à savoir dans les secteurs urbains.
Sans aucune garantie constitutionnelle, et après beaucoup d’hésitations, le Gouvernement a fait le second choix, au risque de rendre ingouvernables une majorité de conseils régionaux et quelques conseils généraux.
L’amendement Courtois représente un pas de plus dans cette direction. Aux termes du texte issu de l’Assemblée nationale, amendé sur l’initiative de notre rapporteur, les effectifs des conseils augmenteraient de 50 % à 90 % dans six régions, de 100 % à 150 % dans neuf, et de 150 % à 200 % dans quatre autres. L’Île-de-France arrive en tête du hit-parade, avec, selon les versions, 308 ou 309 conseillers territoriaux, suivie par les régions Rhône-Alpes, Midi-Pyrénées et Provence-Alpes-Côte d’Azur, dont le nombre de conseillers oscillerait respectivement entre 296 et 298, entre 255 et 262 et entre 224 et 226. À ces effectifs, il faudra ajouter un nombre équivalent de suppléants-remplaçants si la proposition que le ministre de l’intérieur nous a faite il y a quelques mois vient à être mise en œuvre.
Cet accroissement des effectifs représente évidemment des dépenses d’agrandissement d’hémicycles, de création de bureaux, ainsi que des coûts de fonctionnement alourdis, ce qui n’était pas, semble-t-il, l’objectif premier de la réforme.
Il représente surtout une formidable régression démocratique, des assemblées dont les effectifs défient à ce point le sens commun ne pouvant qu’être des chambres d’enregistrement. Cela est si vrai que, par un de ses amendements, le Gouvernement avait proposé, assez étrangement, que les commissions permanentes, qui, je le rappelle, se réunissent à huis clos, soient placées sur le même rang que les conseils eux-mêmes.
Si le conseil régional est, selon l’expression de M. Fabre-Aubrespy, une « réunion des conseils généraux », comment coopéreront les présidents de conseil général, qui sont donc les chefs d’une majorité départementale, et le président du conseil régional ?
Le conseiller territorial est censé, par sa seule existence, assurer la mise en cohérence des politiques départementales et régionales, mais la convergence des politiques suppose des cohérences de majorités. Alors que cela ne pose pas trop de problèmes aujourd’hui, tel ne sera plus le cas, selon moi, à l’avenir…
Une troisième catégorie de malfaçons est liée à la fragilité des fondations politiques de l’édifice.
Cela me permet de revenir sur la lecture que M. Marleix a faite hier de mon rapport d’information sur les modes de scrutin. Une telle lecture relève soit de la dyslexie, soit de la pure malhonnêteté intellectuelle. Personnellement, j’ai une préférence pour la seconde hypothèse…
En vérité, dès l’instant où l’élection du conseiller territorial est départementale, aucun mode de scrutin – scorporo à la française tel qu’initialement prévu ou scrutin majoritaire uninominal à deux tours – ne peut garantir, comme aujourd’hui, une majorité à la région.
De surcroît, plus le mode de scrutin assure une majorité départementale, ce qui est le cas de tous les scrutins avec prime majoritaire, plus il rend improbables les majorités régionales.
Cela est inéluctable, dès lors, comme le souligne encore M. Fabre-Aubrespy, que je ne me lasse pas de citer, que « nous sommes dans le cadre d’une juxtaposition d’élections départementales portant sur un petit nombre de sièges ».
Dans les régions, et il y en a beaucoup, où la coalition de la droite et celle de la gauche de gouvernement obtiennent des résultats électoraux proches, la majorité régionale risque de se trouver à la merci de formations qui, bien que très minoritaires sur l’ensemble de la région, disposeraient localement de bastions électoraux. Dans cette hypothèse d’un équilibre entre la droite et la gauche classiques, il pourrait très bien arriver que de telles formations – je pense bien sûr au Front national, mais aussi, dans ma région, à la Ligue du Sud, récemment créée sur un modèle italien – se trouvent maîtresses du jeu.
Ainsi, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, si la liste de la Ligue du Sud, emmenée par M. Bompard, maire d’Orange, a obtenu des résultats globalement faibles aux dernières élections régionales, elle a réuni 8, 7 % des voix dans le Vaucluse et 36, 6 % à Orange : si l’on ajoute les 11 % du Front national, on aboutit dans cette ville à un total de plus de 47 % des voix.
Contrairement à ce que vous avez affirmé, monsieur le ministre de l’intérieur, un scrutin majoritaire ne garantit donc pas une majorité.
Si, à l’échelon départemental, le mode de scrutin qui a été choisi ne posera pas trop de problèmes, puisque c’est celui qui existe actuellement, le risque de déstabilisation des régions est considérable.
Enfin, une quatrième catégorie de malfaçons tient à la fragilisation de l’édifice par la construction d’une annexe sans communication avec le corps de bâtiment principal : je veux parler des métropoles.