Or, que demandent ces médecins de l’hôpital public ? Contrairement à ce qui prévaut dans la conception de « l’hôpital entreprise », ils demandent que soit reconnue par le législateur l’évidente nécessité de médicaliser certaines décisions administratives essentielles concernant le pilotage de l’hôpital, son organisation et la nomination de ses responsables fonctionnels médicaux, et ce dans l’intérêt de l’hôpital qu’ils s’estiment, selon moi, à juste titre, être les plus à même de définir.
D’abord, il faut accepter que le projet médical, qui constitue l’épine dorsale du projet d’établissement d’un hôpital, soit élaboré, et non pas simplement préparé, par la communauté médicale. Il s’agit là non pas d’une banale affaire de sémantique, mais d’une conception de fond extrêmement importante, sur laquelle notre assemblée doit prendre parti dans l’intérêt des malades accueillis à l’hôpital.
Il faut bien comprendre que ce projet médical concernera tous les pôles d’activités médicales de l’établissement. Il sous-tendra la contractualisation interne relative aux pôles où se déploient les activités de soins et, dans les CHU, les activités d’enseignement et de recherche. Nous sommes bien là au cœur de la raison d’être de l’établissement hospitalier. Les réflexions menées par les pôles d’activités nourrissent le projet médical et le déclinent une fois établi. Il ne s’agit donc pas là d’une affaire subalterne.
Dans ces conditions, l’élaboration du projet médical doit pouvoir se faire sous l’autorité conjointe du directeur de l’hôpital et du président de la commission médicale d’établissement. Le président de la commission médicale doit pouvoir coordonner avec le directeur de l’hôpital la politique médicale mise en œuvre dans l’hôpital. Ce point est, à mes yeux, essentiel.
Ensuite, la commission médicale ne doit pas être exclue de la contractualisation interne concernant les pôles d’activités médicales. Cette contractualisation ne peut être réservée au seul directeur de l’hôpital, qui signerait des contrats avec des chefs de pôles, qu’il aurait par ailleurs souverainement nommés, ou presque. Là encore, un avis – pourquoi pas conforme ? – de la commission médicale d’établissement s’impose ; tout comme s’impose, par ailleurs, son implication non marginale ou, au moins, celle de son président, dans le choix des chefs de pôles d’activités cliniques ou médico-techniques par le directeur de l’hôpital, président du directoire.
Le texte issu des travaux de la commission des affaires sociales a permis d’apporter, sur ces sujets, un minimum de solutions qui peuvent être acceptables dans un souci de compromis.
Pourquoi prenons-nous toutes ces précautions, qui peuvent vous paraître, mes chers collègues, comme autant de contraintes lourdes, voire inutiles, imposées à l’action du directeur de l’hôpital ? Ce n’est nullement par défiance, mais tout simplement par prudence.
En effet, madame la ministre, le projet médical doit être arrêté en conformité avec le contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens, le CPOM, qui sera signé entre le seul directeur de l’hôpital, dont nous avons vu la faiblesse externe, et le puissant directeur de l’agence régionale de santé, dans des conditions de subordination que l’on peut imaginer, et, de plus, sans impact vraiment sensible du corps médical de l’établissement sur ledit CPOM et avec mise à l’écart de son conseil de surveillance.
L’économie d’ensemble de ce processus ne pouvait qu’alimenter les craintes non seulement du corps médical, mais aussi des soignants, ainsi que de l’ensemble du personnel hospitalier, sur les risques réels, notamment en période de crise, que la logique économico-financière – logique comptable que 74 % de nos concitoyens rejettent dans le dernier sondage mensuel BVA-Les Échos – soit systématiquement « priorisée » par rapport à la logique médico-soignante dans les choix à faire par le directeur de l’hôpital, sous influence forte du directeur général de l’ARS, pour permettre à l’hôpital d’assumer ses missions de service public.
Madame la ministre, l’hôpital n’est pas une entreprise accueillant des consommateurs éclairés. Comment penser pouvoir traiter de « consommateur éclairé » le patient hospitalisé en urgence, celui qui est terrassé par l’annonce d’une maladie grave, l’hypocondriaque tyrannisé par son angoisse, le malade chronique qui n’arrive pas à suivre son traitement de peur d’être réduit à sa maladie, ou encore le patient victime de son addiction et mettant sa vie en danger pour échapper à la souffrance du manque ?
Traiter les malades en clients avertis et libres de leurs choix est une imposture servant à justifier la transformation de la médecine en un commerce, le médecin en un producteur, le patient en un client et l’hôpital en une « usine à soins », ce qui est inadmissible pour le vieil hospitalier qui vous parle. §
L’hôpital est une organisation complexe dans laquelle les professionnels, médecins et soignants sont en première ligne. L’hôpital est le lieu où un « corps souffrant », et souvent socialement démuni ou exclu, vient d’abord à la rencontre d’un médecin et d’un soignant. C’est aussi le lieu où l’étudiant reçoit l’enseignement de ses maîtres, les CHU devant répondre à une triple mission, et où la recherche biomédicale s’élabore.
Le mode de fonctionnement de ce type d’organisation complexe requiert la mise en place de stratégies décisionnelles spécifiques où la valorisation du jeu coopératif entre les opérateurs – en l’occurrence les professionnels médicaux, soignants et administratifs – est capitale et où les processus de régulation conjointe des décisions majeures à prendre par l’organisation sont essentiels.
Nous avons présenté en commission des affaires sociales de nombreux amendements pour apporter notre contribution à la construction de ce type de fonctionnement.
Quatrièmement, dans la conception de l’« hôpital entreprise », il devient banal d’ériger la masse salariale en variable d’ajustement budgétaire. Mais hélas ! n’est-ce pas déjà ce qui se passe aujourd’hui ?