Même lorsque nous écoutions Mme le garde des sceaux, elle disait : « On verra ! », ce qui ne manquait pas de nous surprendre. Donc, au départ, on ne savait pas ce que seraient ces missions. Toutefois, jamais nous n’aurions pu croire qu’il serait demandé au Parlement de rassembler sous une même houlette, un même chef, des autorités aussi différentes dans leurs missions et dans leurs méthodes que la médiature, la HALDE, la Commission nationale de déontologie de la sécurité, le Défenseur des enfants, et même, dans la version adoptée par l’Assemblée nationale, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, que l’on doit à une convention internationale.
Les raisons à cela sont simples. Ces autorités administratives indépendantes avaient non seulement des compétences et des actions diverses mais également des approches très différentes. Ainsi, le Médiateur est intercesseur. Il tend vers la conciliation, la négociation, et intervient. Pour sa part, la HALDE a des pouvoirs presque juridictionnels. De même, le Défenseur des enfants relève d’une perspective fort différente. En somme, les approches sont extrêmement hétérogènes, et en particulier, monsieur le garde des sceaux, lorsqu’il s’agit du Contrôleur général des lieux de privation de liberté.
Ce sont là des autorités chargées de domaines distincts requérant des approches spécifiques. Et c’est la raison pour laquelle, si on évoquait une simplification nécessaire et, concernant le Médiateur, une constitutionnalisation méritée, personne ne pensait qu’un patron unique défendrait tous les droits, ceux de tous les citoyens, des personnes physiques comme des personnes morales de la société française. Si c’est là le triomphe de la pensée de Montesquieu, il serait préférable de revenir au texte d’origine.
Dès lors, en l’état, l’enjeu du débat est de savoir ce que l’on va gagner ou perdre. Nous devons, je pense, rendre ici hommage aux responsables des autorités administratives indépendantes, pour tout ce qu’elles ont fait et pour tout ce que leurs responsables ont accompli. J’aurais aimé, monsieur le garde des sceaux, qu’il y eût à cet égard quelques paroles plus chaleureuses.
Mais, cela mis à part, placées ainsi en position d’adjointes – et il n’est jamais agréable, lorsqu’on a été maître à bord, de devenir l’adjoint, même sur un navire plus important –, elles vont perdre et nous allons perdre, en premier lieu, – et là est l’essentiel – l’indépendance. C’est précisément ce que nous attendons de ces autorités administratives. L’indépendance ne peut être qu’à l’égard de tous, et notamment à l’encontre de toute hiérarchie.
Or, dans cette configuration, plutôt qu’indépendants, les responsables de ces autorités ne seront plus que des adjoints dépendants de leur supérieur hiérarchique, au point même d’être privés de droit de vote lorsque viendra siéger le Défenseur lui-même. Non seulement leur indépendance disparaîtra au profit de ce dernier, mais encore le sens de la responsabilité, si important, si mobilisateur, quand il s’agit de défendre les droits des citoyens face aux administrations, viendra à s’émousser sinon à s’évanouir.
Nous connaissons tous le méfait des grandes structures bureaucratiques. Nous savons tous que leurs responsables se renvoient compétences et responsabilités, tantôt plus haut, tantôt plus bas. Ce rapport direct entre les citoyens et l’autorité, ici très personnalisée, à laquelle ils s’adressent pour défendre leurs droits s’évaporera, se dissoudra dans ce grand ensemble bureaucratique qui nous est proposé.
En outre, s’agissant cette fois-ci du Défenseur des droits lui-même, nous pouvons nous demander ce que seront ses tâches. Il présidera à cette structure pyramidale, si complexe, si importante dans l’étendue de ses missions. En occupant cette fonction, il lui faudra, nécessairement, non seulement l’orchestrer quotidiennement et apaiser, au passage, les inévitables rivalités et conflits personnels entre ceux qui se trouveront agir sous son autorité – ainsi est la loi des choses dans ces administrations géantes –, mais encore il lui faudra évidemment conserver des relations avec le Parlement, que nous espérons étroites, préparer un rapport annuel qu’il viendra soutenir devant nous. Au temps où nous sommes, au-delà de ses rapports nécessaires avec les deux assemblées, et bien sûr avec les ministres auxquels il faudra s’adresser, il lui faudra tenir sa place, comme il est d’usage à l’heure actuelle, dans les médias.
Mesurez l’étendue de ses obligations et de ses responsabilités ! Si le Défenseur des droits occupera dans la République une position brillante – qui, je le sais, n’est pas sans susciter de nombreuses vocations, et c’est bien légitime –, il perdra assurément de l’efficacité et, ce qui est plus important encore, le sens du terrain. Il est évident qu’il n’aura pas le temps de se pencher sur les dossiers, de regarder, d’écouter les situations humaines. C’est cela que nous avons créé. Désormais, nous avons enlevé à ceux qui en avaient la responsabilité le pouvoir qu’ils exerçaient en relation avec les citoyens eux-mêmes et, au sommet de la pyramide, nous avons placé une personne et une seule, le Défenseur des droits.
À l’origine, le Défenseur des droits apparaissait simplement comme un médiateur constitutionnalisé – et il le méritait – à compétence et saisine élargies. Nous étions tous d’accord, à l’unanimité, pour cela.
À mesure que le débat évoluait, nous avons vu son royaume s’élargir, s’agrandir. Ce défenseur des droits avait beaucoup – et il a encore aujourd’hui – d’appétit et d’estomac. Mais il ne pourra certainement pas remplir la fonction qu’on attend de lui. Il ne sera plus, contrairement à l’ombudsman, qui est le modèle à conserver, une femme ou un homme de terrain.
Nous n’y aurons vraiment rien gagné. Nous y aurons, au contraire, perdu ce qui était en train de se faire, difficilement, c’est-à-dire la mise en place de contre-pouvoirs face à des administrations très puissantes. C’est ainsi !
J’entendais M. Gélard, et je comprends ce sentiment, espérer que le Défenseur des droits « à la française » suscite admiration et vocation à l’étranger. Pour avoir rencontré beaucoup d’ombudsmans, préoccupés par dessus tout par les misères individuelles et les cas douloureux qu’on leur soumet, je peux vous dire que nous resterons avec notre Défenseur des droits, qui n’aura jamais qu’un seul mérite, et il est facile de voir aux yeux de qui. Je rejoins là le propos de Jean-Pierre Sueur : à défaut de pouvoir nommer directement tous les responsables ou chefs de ces différentes autorités administratives indépendantes, si nécessaires et si diverses, le Président de la République pourra nommer directement le chef de l’ensemble de ces organisations placées désormais sous sa coupe.
C’est pourquoi, je le répète, nous ne sommes pas en présence d’un progrès des libertés, nous sommes tout simplement en présence d’un accroissement de notre singulière monocratie républicaine.