Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, on ne peut engager la procédure accélérée pour l’examen d’un texte qui tend à modifier en profondeur l’organisation judiciaire de notre pays ! On ne peut non plus exiger des parlementaires un travail au rabais sur un texte quelque peu brouillon, pour lequel ce passage en force ne s’explique que par l’approche de l’échéance présidentielle.
Nous venons d’être invités par la commission des lois à visiter, les 23 et 26 mai prochains, plusieurs établissements pénitentiaires pour mineurs, ainsi que des centres éducatifs fermés, dans le cadre du groupe de travail sur l’évaluation de ces structures. Le bon sens dicterait d’attendre de connaître les conclusions de ce groupe de travail avant de durcir encore le traitement pénal de la délinquance juvénile.
Mais si le bon sens avait présidé à la rédaction du présent texte, il vous aurait amenés à constater sa précarité et l’impossibilité de le mettre en œuvre. Pour notre part, ce qui nous étonnerait aujourd’hui, c’est que vous sachiez préférer le bon sens aux impératifs de communication qui guident certaines de vos stratégies de campagne.
Ce texte, paraît-il, vise à faire en sorte que justice soit rendue « au nom du peuple français », alors même que vous vous attachez depuis un certain temps à mettre en place une justice à deux vitesses. Une telle flatterie pour un peuple que le Président de la République dit écouter, mais dont il ne tient pas compte, est bien lâche, et la manipulation sémantique est encore une fois bien trop grossière pour passer inaperçue.
En effet, ni M. Woerth ni Mme Bettencourt ne pourront être jugés par des citoyens tirés au sort, puisque vous avez pris la précaution d’exclure les délits économiques et financiers du champ des délits concernés.
Le véritable enjeu, en réalité, est de faire en sorte que la justice soit faite pour tous, et non pas qu’elle soit faite par tous.
Nous ne sommes évidemment pas contre l’association des citoyens à l’élaboration des décisions de justice. Un système d’organisation judiciaire tel que l’échevinage, dans lequel les affaires sont entendues et jugées par des juridictions composées à la fois de magistrats professionnels et de personnes issues de la société civile, élues par des organisations professionnelles ou syndicales, était une option viable.
Une réforme d’une telle ampleur justifierait la mise en place d’un certain nombre de modalités pratiques, par exemple prévoir du temps pour que les citoyens assesseurs prennent connaissance des éléments du dossier. Or il n’en sera rien, eu égard au volume des affaires traitées quotidiennement par les tribunaux correctionnels, d’autant que votre seule ambition, en introduisant ces jurés dans les formations correctionnelles, est qu’ils vous servent de contre-pouvoir aux juges, considérés comme trop laxistes.
Le pendant indissociable du principe selon lequel la justice est rendue au nom du peuple français est celui de l’égal accès à la justice pour tous.
Est-ce au nom d’une justice rendue au nom du peuple français que vous avez supprimé arbitrairement tant de tribunaux, au détriment encore une fois de ce second principe ? Faut-il rappeler qu’il y a en France environ neuf juges du siège pour 100 000 habitants, alors que la moyenne européenne est de vingt et un ?
À l’aune des multiples réformes de la justice pénale intervenues ces dernières années, les professionnels manquent non pas d’outils juridiques répressifs, mais plutôt de moyens pour exercer correctement leur métier et mettre à exécution les décisions.
Bien que l’expérimentation soit désormais possible dans le champ des libertés publiques, il apparaît quelque peu surprenant que le domaine de la justice puisse être concerné. On ne peut pas envisager que, dans quelques tribunaux, la procédure et la formation de jugement ne soient pas les mêmes que sur l’ensemble du territoire. Il s’agit là d’une rupture d’égalité flagrante, passible d’une censure en bonne et due forme du Conseil constitutionnel !
Cela étant, malgré le récent coup de semonce de celui-ci, qui vous a sagement rappelé que le fait de gouverner n’impliquait pas que l’on puisse agir selon ses caprices en matière de réforme de la justice des mineurs, vous vous entêtez. Le toilettage superficiel des dispositions censurées de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ne trompe personne : il s’agit bien de la fin de la spécialisation de la procédure applicable aux mineurs.
L’ensemble des mesures que vous nous proposez ne reposent que sur des déclarations ubuesques assénées comme des vérités, selon lesquelles les mineurs d’aujourd’hui ne seraient pas les mêmes qu’en 1945… Certes, c’étaient alors les enfants de la guerre, qui avaient connu les restrictions et la violence.
Chiffres à l’appui, comme à l’accoutumée, vous tentez de nous faire croire que la délinquance des mineurs ne cesse d’augmenter. Bien entendu, fidèles à vos stratégies de communication, il vous fallait trouver un coupable et faire incarner la faute.
Cette faute incombait initialement au laxisme des parents, tous considérés comme démissionnaires. Vous les menacez alors de leur supprimer les allocations familiales, de les conduire à l’audience de leurs enfants menottés et de surveiller ensuite ceux-ci à leur place, au moyen de bracelets électroniques.
Mais c’est aujourd’hui doublement la faute de l’institution judiciaire, qui aurait été, de tout temps, trop clémente avec la jeunesse. Vous revenez donc sur l’excuse de minorité, avant de désosser, étape par étape, l’ordonnance de 1945, restant sourds aux cris d’alarme poussés par l’ensemble des associations et structures s’occupant de l’enfance, qui s’élèvent sans trêve contre la mutilation de cette dernière.
Monsieur le ministre, selon les chiffres exposés par votre prédécesseur, Mme Alliot-Marie, à la fin de l’année dernière, pour chauffer l’opinion à blanc à la veille de la réforme de la justice des mineurs, 204 000 mineurs auraient été mis en cause pour des faits graves – inflation dont tout le monde serait responsable, sauf vous.
Or, il faut reconnaître que le durcissement de la politique pénale et l’élargissement du filet pénal ont clairement étendu les critères de définition des infractions existantes, tout en aggravant les sanctions.
Lorsqu’on élargit la définition de la délinquance et que l’on donne pour consigne de poursuivre toutes les infractions, même les plus bénignes, cela a nécessairement un effet inflationniste sur le nombre de procès-verbaux dressés par les policiers et les gendarmes. Or la statistique policière est précisément un comptage de ces procédures administratives.
De plus, une part non négligeable des mises en cause débouchent sur des non-lieux, des classements sans suite, voire des relaxes. Enfin, le fait d’être mis en cause n’emporte en soi aucune notion de gravité.
On l’aura compris, les chiffres se manipulent aisément. Nous remarquons d’ailleurs que lorsque la conjoncture ou le temps électoral vous l’impose, vous ne manquez pas de vous féliciter de vos prétendus résultats en matière de sécurité.
Quoi qu’il en soit, une réforme aussi grave de la justice des mineurs aurait dû faire l’objet d’un texte spécifique, et non de quelques articles d’un projet de loi censé démocratiser l’institution judiciaire.
Reconnaissez d’ailleurs qu’il est quelque peu paradoxal qu’un texte visant à faire participer les citoyens à la justice marginalise les assesseurs des tribunaux pour enfants, représentants de la société civile qui contribuent au bon fonctionnement de cette justice.
La participation du juge des enfants dans la nouvelle formation du tribunal correctionnel des mineurs n’est qu’un écran de fumée, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, la spécialisation du juge des enfants tient à la spécificité de son mode d’intervention. Dès lors, le simple fait qu’il soit présent ne garantit absolument pas la spécialisation du tribunal. De plus, malgré vos efforts, monsieur le rapporteur, qu’il soit président de la formation de jugement ne constitue nullement une garantie, puisqu’il ne disposera pas d’une voix prépondérante.
En effet, les magistrats effectuent un roulement selon leur tour de service, et un juge des enfants peut, en tout état de cause, se retrouver dans n’importe quelle formation de jugement en fonction de ce dernier. Sa présence n’a jamais emporté la spécialisation du tribunal concerné.
Le tribunal correctionnel des mineurs ne répond donc pas à l’exigence constitutionnelle de composition spécifique de la juridiction des mineurs.
Compte tenu de la surcharge actuelle des audiences correctionnelles, les jeunes concernés ne bénéficieront pas de l’examen attentif et complet de leur personnalité et de leur évolution auquel procèdent les juridictions pour mineurs.
Or, dans sa décision du 10 mars 2011, le Conseil constitutionnel a estimé que la priorité éducative ne permettait pas de généraliser des dispositions répressives telles que l’application des peines planchers aux mineurs, ce qui suppose de réelles investigations sur la personnalité des mineurs afin de rechercher les moyens propres à assurer leur éducation. Ici, par le biais du dossier unique de personnalité, le mineur pourra être jugé plus rapidement dès sa première infraction.
Ainsi, par le truchement des textes et l’utilisation malintentionnée de la possibilité de présentation immédiate, il sera désormais possible de juger un mineur le jour même de son déferrement. La comparution immédiate pour les mineurs, elle aussi censurée par le Conseil constitutionnel, est donc réintroduite.
Les investigations préalables nécessaires sur la personnalité du mineur ne seront pas effectuées. En outre, le fameux dossier unique de personnalité pose plusieurs problèmes majeurs, au regard tout d’abord des règles de confidentialité strictes encadrant l’accès aux pièces d’un dossier d’assistance éducative. En outre, les investigations menées au civil concernant le mineur et toute sa fratrie, il y a un réel danger de favoriser des raisonnements déterministes, comme celui qui a abouti à la conclusion que l’on pouvait repérer un futur délinquant dès l’âge de 3 ans. Enfin, rien ne justifie le double contrôle de ce dossier par le procureur de la République et le juge des enfants. La compétence de ce dernier est déterminée par la personne même de l’enfant. Le juge des enfants est seul apte à détenir les dossiers concernant le mineur, puisque, en tant que juge du siège, il est tenu par une procédure limitant l’accès au dossier, afin de protéger la vie privée des enfants et des personnes qui lui sont liées.
Vous entendez créer une justice des mineurs bicéphale, avec, d’un côté, le parquet, qui conduit les mesures prises dans le cadre de la troisième voie, soit la moitié des procédures, et qui reprendra la main s’agissant des mineurs les plus connus de la justice, et, de l’autre, un juge des enfants neutralisé et marginalisé en matière pénale. Le juge des enfants sera dessaisi de fait des situations les plus complexes, qui requièrent une réponse adaptée et justifient l’importance de la phase pré-sentencielle ; cela est tout à fait inadmissible.
Vous l’aurez compris, nous estimons que l’ensemble des dispositions de ce texte relèvent d’un leurre intellectuel sans précédent et sont motivées par un populisme bien réel. C’est la raison pour laquelle, « au nom du peuple français », je vous demande, mes chers collègues, d’adopter cette motion tendant au renvoi du présent texte à la commission. §