Intervention de Alima Boumediene-Thiery

Réunion du 9 janvier 2007 à 21h45
Prévention de la délinquance — Demande de renvoi à la commission

Photo de Alima Boumediene-ThieryAlima Boumediene-Thiery :

Ce texte accentue la confusion entre protection de l'enfance et prévention de la délinquance à un point tel qu'il est essentiel de se demander si les travailleurs sociaux ont pour mission la défense des droits de l'enfance ou la défense de l'ordre public. Si les éléments qu'ils récoltent auprès des familles, très souvent après des mois d'un dur travail de mise en confiance, sont susceptibles d'être communiqués aux maires et à ses adjoints, voire d'être utilisés contre elles, ces familles, souvent les plus fragilisées et les plus démunies, se montreront de plus en plus réticentes à se confier aux assistants sociaux et resteront isolées dans leurs souffrances.

En rattachant la prévention spécialisée à la prévention de la délinquance, en même temps qu'il remet en cause la fonction essentielle des travailleurs sociaux, basée sur la confiance et la confidentialité, tout en octroyant aux conseils généraux des pouvoirs supplémentaires en termes de prévention de la délinquance, ce texte entraîne une dérive inacceptable.

Cette demande de renvoi à la commission se fonde également sur un élément essentiel : le présent projet de loi a pour but inavoué, et aura pour conséquence avérée, la fin de l'esprit de l'ordonnance de 1945. Cet esprit, directement issu des cendres de la Seconde Guerre mondiale, est fondé sur un consensus national rare dans l'histoire de notre pays.

Travailleurs sociaux, éducateurs spécialisés, sociologues et magistrats, tout le monde reconnaît qu'il est indispensable de modifier l'ordonnance de 1945. Ce n'est pas un tabou, puisqu'elle l'a déjà été plus d'une vingtaine de fois.

Cependant, tous s'opposent avec la plus grande fermeté à ce que soit dénaturé l'esprit de l'ordonnance de 1945. La spécificité de la justice des mineurs doit être préservée et toute tentative de rapprochement avec le régime des majeurs doit être simplement et catégoriquement combattue.

Or ce texte vise bel et bien à ce basculement de régime. C'est notamment le cas lorsque vous permettez l'accroissement de la mainmise du parquet sur les tribunaux pour enfants, l'extension de la mesure de composition pénale aux mineurs, la présentation immédiate devant le juge des enfants aux fins de jugement, mesure semblable à la comparution immédiate applicable aux majeurs, ou encore l'atténuation de l'excuse de minorité.

En 2007 comme en 1945, qu'il mesure 1, 30 mètre ou 2 mètres, qu'il soit noir ou blanc, un mineur reste un mineur. Il ne peut et ne doit en aucun cas être réduit au statut de délinquant par nature ou d'adulte en miniature.

Comme je le disais lors de l'examen en première lecture de ce projet de loi, une bonne justice des mineurs doit avant tout prendre en compte les différentes étapes de l'enfance et de l'adolescence, qui doivent être traitées différemment. On ne peut opter pour une justice expéditive qui méprise le temps de l'éducation nécessaire à tous les jeunes, en particulier à ceux qui sont en difficulté sociale ou psychologique.

Renvoyer ce texte à la commission permettrait notamment de réfléchir à la manière dont il convient de bâtir sans attendre une justice qui dispose de moyens humains et financiers suffisants pour prendre le temps nécessaire au traitement spécifique de la délinquance des mineurs et revoir l'ordonnance de 1945.

Cet impératif d'une meilleure justice contredit totalement les options que prend ce gouvernement, au premier rang desquelles celle qui consiste à dénaturer le rôle du maire.

Si, jusqu'à présent, la majorité des maires de France ont joué un rôle éminent dans la prévention de la délinquance, c'est d'abord parce qu'ils sont en dehors du système de répression, que ce dernier soit judiciaire ou policier ; ils sont des acteurs de conciliation et d'équilibre social. C'est cette pratique qui fonde le contrat de confiance informel entre le maire et ses administrés.

Mais le portrait-robot du maire que vous dessinez présente les traits d'un « maire fouettard », d'un « maire shérif », ou tout simplement du « premier agent de délation ». De plus, vous faites jouer au maire un rôle actif dans la politique de répression sociale et pénale de l'État, rôle qui n'est pas le sien. Pis encore, avec l'extension irresponsable des pouvoirs du maire, vous faites de lui le premier maillon de la chaîne pénale.

Ainsi, ce qui, en apparence seulement, renforce le maire, risque d'avoir un effet contraire en le décrédibilisant aux yeux de ses administrés, qui le considéreront alors comme inefficace.

En outre, on affaiblit concrètement le rôle du juge et son action de prévention. Le fait de conférer aux maires des pouvoirs quasi judiciaires est tout simplement contraire à l'esprit de la séparation des pouvoirs et, à mon sens, anticonstitutionnel. Mais c'est également contraire au simple bon sens.

La possibilité de prononcer des rappels à l'ordre en est un funeste exemple. Car cette compétence, qui jusque-là n'était dévolue qu'aux seuls juges, pose toute une série de questions. Le fait qu'il y ait convocation suppose que celle-ci sera conservée. Et s'il y a conservation, quels seront le régime juridique et la nature de ce que l'on pourra qualifier de « répertoire » ?

Le caractère écrit des convocations en vue d'un rappel à l'ordre suppose de facto que celles-ci pourraient être transmises au juge s'il devenait nécessaire de saisir la justice. Que se passera-t-il si le maire ne le fait pas ? Quelle sera la nature de sa responsabilité juridique et à quel niveau celle-ci sera-t-elle engagée ? Nous n'avons pas encore de réponse à cet égard ! C'est la raison pour laquelle un travail en commission aurait été nécessaire.

Nous assistons là à un glissement supplémentaire dangereux pour nos libertés et nos droits fondamentaux. Car non seulement ce projet de loi octroie des pouvoirs quasi judiciaires, mais il instaure également une « parajuridiction » qui ne dit pas son nom, une justice parallèle qui nous rappelle une certaine police parallèle. En effet, le Conseil pour les droits et devoirs des familles ressemble ni plus ni moins à une sorte de tribunal des pauvres et des exclus.

Nous sommes bien loin du rappel contenu dans l'avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, adopté le 14 novembre 2002, portant sur le projet de loi pour la sécurité intérieure, qui réaffirmait que si la sécurité des personnes et des biens correspond à un objectif de valeur constitutionnelle et constitue un droit fondamental, il n'en demeure pas moins qu'elle ne s'oppose pas aux libertés, notamment le respect de la dignité humaine, la liberté d'aller et venir, les droits de la défense, sans lesquelles il n'est pas de véritable sécurité.

S'agissant du Conseil pour les droits et devoirs des familles, aucune mesure ne garantit les droits de la défense des familles et des enfants qui seront convoqués.

Les dispositions qui permettront aux maires de mettre en place des fichiers informatisés où seront enregistrées les données à caractère personnel relatives aux enfants en difficulté scolaire domiciliés dans la commune constituent une preuve supplémentaire du basculement vers l'arbitraire mis en oeuvre par ce gouvernement.

Un nombre croissant de maires se plaignent déjà du poids de plus en plus lourd du fardeau que représente l'étendue de leurs responsabilités civile et pénale, qui se trouvent engagées pour tout type d'affaire, de la plus banale à la plus tragique.

En dépit du refus de nombreux maires, ce gouvernement ne trouve rien de mieux que d'alourdir plus encore la responsabilité potentielle des maires en l'étendant de manière non définie.

Ainsi, la responsabilité des maires sera alourdie dans un domaine où les conséquences sont beaucoup plus graves et potentiellement plus dangereuses, car il s'agit ici de violences, de vols, parfois de morts.

Par ailleurs, avec ce transfert de compétences sans moyens financiers supplémentaires, le Gouvernement entend faire jouer aux villes les plus pauvres, les plus endettées, les plus démunies, un rôle toujours plus grand en matière de prévention et de sécurité.

Il ne revient pourtant pas aux villes de prendre à leur compte les missions que l'État ne peut pas ou ne veut pas assumer. L'État doit exercer pleinement ses pouvoirs régaliens, et non déléguer ses responsabilités.

En plus d'étendre la responsabilité juridique des maires, vous mettez également en jeu leur responsabilité politique et morale, monsieur le ministre. Si demain une nouvelle révolte éclate dans nos banlieues et dans nos quartiers populaires, causée notamment par la politique postcoloniale d'apartheid social et de discriminations racistes que subissent les jeunes au quotidien, il sera facile, pour ce gouvernement, de se défausser sur les maires, en prétextant qu'ils n'ont pas utilisé tous les pouvoirs et moyens qui leur ont été octroyés !

La dernière série de raisons qui motive le dépôt de cette motion tendant au renvoi à la commission est liée à l'amoncellement de dispositions méritant de plus amples réflexions ou n'ayant absolument rien à faire dans un tel projet de loi.

Prenons par exemple la mesure qui vise à créer une police de proximité intercommunale dans les communes limitrophes de moins de 20 000 habitants et regroupant au total moins de 50 000 habitants.

Cette proposition n'est pas mauvaise en soi. Dans une logique de modification du déploiement des forces de l'ordre sur un territoire, elle peut même s'avérer pertinente. Cependant, une telle mesure ne saurait être envisagée sans réelle réflexion, sans un travail plus abouti des commissions.

D'autres dispositions mériteraient également une plus ample réflexion, et donc un renvoi du texte à la commission.

Il en est ainsi de la création d'un fonds interministériel pour la prévention de la délinquance. Telle qu'elle est présentée, cette disposition nourrit, elle aussi, amalgames et confusions.

Ce fonds, qui se bornera à réunir des crédits existants et ne mobilisera pas de ressources nouvelles, se verra adossé à l'Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances et aux contrats urbains de cohésion sociale : prévention de la délinquance et politique de la ville se trouvent dangereusement amalgamées et confondues au travers d'un flou budgétaire, ce qui entretient une stigmatisation scandaleuse.

D'autres mesures encore n'ont rien à faire dans ce texte, pour la simple et bonne raison que, sous prétexte de lutte contre l'insécurité et les violences, elles contreviennent à nos libertés et droits fondamentaux.

Il en est ainsi des dispositions concernant les gens du voyage. Cette catégorie de population est victime de discriminations institutionnelles, qui vont en s'aggravant.

Après avoir mis en place une taxe d'habitation inique frappant les caravanes des gens du voyage, voilà que ce gouvernement propose aujourd'hui d'instituer une procédure d'évacuation forcée en cas de violation des règles de stationnement. Ce passage d'un régime d'exécution par le juge judiciaire à un régime de police administrative est extrêmement grave, contrairement à ce que pense notre collègue Serge Dassault.

La constitutionnalité d'un tel dispositif est tout à fait problématique : en cette matière, le recours au juge judiciaire s'impose, car il garantit le respect des droits des personnes concernées ; de ce fait, une décision administrative serait anticonstitutionnelle. L'intervention préalable du juge judiciaire se justifie par la protection des libertés individuelles, dont le respect de l'inviolabilité du domicile, les caravanes étant considérées comme des domiciles à part entière.

En outre, cette nouvelle « déjudiciarisation », ce glissement de la force du droit vers le droit de la force révèle, une fois de plus, une volonté d'attribuer un pouvoir arbitraire à l'administration. C'est donc, pour les gens du voyage, une rupture de l'égalité des citoyens devant la justice.

De plus, ces mesures portent atteinte aux droits de la défense, pour laquelle les délais de recours peuvent varier selon les départements et les préfets, alors que l'on connaît déjà toutes les difficultés et les discriminations vécues par cette population. Mais je reviendrai sur ce point de manière plus détaillée lors de la discussion des articles.

Une fois encore, un projet de loi prévoit la création de nouveaux fichiers, ainsi que l'élargissement du régime de gestion et de consultation de fichiers existants, et ce sans aucune garantie de recours.

Ainsi, après la liste des enfants fichés pour absentéisme scolaire, il est maintenant proposé de créer un fichier recensant les cas d'hospitalisation d'office, qui s'apparente à un « nouveau casier judiciaire psychiatrique ».

La multiplication de tous ces fichiers et de toutes ces listes, pour lesquels l'accès, le croisement et l'orientation sont de plus en plus facilités, ne peut que renforcer l'arbitraire.

Permettez-moi de vous dire, monsieur le ministre, que tous ces fichiers font peur, eu égard à l'utilisation qui pourrait en être faite, car ils rappellent des pages noires de notre histoire.

Je terminerai en évoquant la psychiatrie, qui mérite de faire l'objet d'une grande loi spécifique, et non pas de dispositions visant à la réduire à des mesures de répression.

S'agissant de la question de l'hospitalisation d'office, le Sénat vient de se prononcer sur le projet de loi ratifiant l'ordonnance du 26 août 2005 relative notamment à l'organisation de certaines professions de santé, qui inclut des mesures identiques à celles du présent texte dans le champ de l'habilitation du Gouvernement à légiférer par ordonnance. Nous considérons qu'un nouvel examen en commission est nécessaire, afin que ces dispositions puissent être supprimées. En effet, leur maintien serait source de confusion et altérerait la lisibilité du travail législatif.

Pour toutes ces raisons, c'est avec force et vigueur que nous demandons le renvoi à la commission du présent projet de loi.

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