Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’idée qui nous est soumise aujourd'hui au travers de cette proposition de loi est ancienne. Je l’ai très souvent entendue en tant que président du syndicat d’eau d’une grande régie, dans une région, le Nord-Pas-de-Calais, qui compte des châteaux d’eau de plusieurs dizaines de millions de mètres cubes – je pense à l’Audomarois : 90 millions de mètres cubes – et de vastes secteurs, de Lille à Dunkerque, situés en amont des réseaux hydrographiques et où il n’y a pas une seule nappe phréatique. La vie économique et celle des populations dépendent inévitablement des réseaux de nappes phréatiques se trouvant dans la nappe de la craie, c'est-à-dire celle de l’Artois. Dès lors, des solidarités interrégionales et interdépartementales doivent être dégagées.
Dans le même temps, j’entends le discours que vous avez développé tout à l’heure, madame Des Esgaulx.
Quelle est donc la solution ?
Il est vrai qu’une collectivité A peut obtenir un arrêté préfectoral de déclaration d’utilité publique l’autorisant à réaliser un prélèvement sur le territoire de la collectivité B, laquelle a un champ captant, et définissant les périmètres de protection autour du point de prélèvement.
Les propriétaires et occupants de terrains affectés par les servitudes correspondant à ces périmètres de protection sont indemnisés. À ce titre, la collectivité B est indemnisée de la même façon que les autres propriétaires pour les terrains qui lui appartiennent à l’intérieur de chaque périmètre de protection. En revanche, elle ne reçoit aucune compensation au titre du prélèvement d’une ressource à partir de son territoire et des contraintes qui en résultent. Cette absence de contrepartie est souvent considérée comme inéquitable par les communes qui voient d’autres collectivités venir s’approvisionner en eau sur leur territoire.
Assez fréquemment, ces communes formulent des demandes d’indemnisation, soit au titre d’un supposé « droit » analogue à celui du propriétaire sur le sous-sol des terrains qui lui appartiennent, soit au titre d’un préjudice causé à leur développement par le « gel » des terrains correspondant aux périmètres de protection, lesquels deviennent indisponibles pour des projets d’urbanisation ou d’implantation de nouvelles activités économiques.
Or les demandes d’indemnisation de ce type ne sont pas recevables, pour trois raisons principales.
Tout d’abord, une commune ne saurait être considérée comme propriétaire de l’eau présente dans le sous-sol de son territoire puisque « l’eau fait partie du patrimoine commun de la nation ». C’est le principal motif qui a été retenu dans un arrêt du 24 octobre 1995 souvent cité – Commune de Saint-Ours-les-Roches – de la cour administrative d’appel de Lyon. Les juges ont considéré que « les eaux susceptibles d’être recueillies sur le territoire d’une commune mais non encore captées ne peuvent par leur nature présenter le caractère d’un élément du domaine de ladite commune » et que la commune ne peut ainsi « arguer d’un droit sur la ressource en eau présente sur son territoire dont le prélèvement est autorisé par l’arrêté litigieux », en l’occurrence l’arrêté préfectoral de déclaration d’utilité publique autorisant un syndicat intercommunal d’eau potable, dont la commune requérante n’est pas membre, à prélever de l’eau sur le territoire de cette commune.
Ensuite, les seuls bénéficiaires de l’indemnisation prévue par le code de la santé publique au moment de la mise en place des périmètres de protection sont, comme nous l’avons vu, les propriétaires et occupants des terrains affectés par les servitudes correspondant à ces périmètres.
Enfin, le même code renvoie la définition des modalités d’indemnisation au code de l’expropriation pour cause d’utilité publique. Or ce dernier code n’admet que l’indemnisation du « préjudice direct, matériel et certain » causé au patrimoine des personnes affectées par l’expropriation ou les servitudes d’utilité publique. L’impact sur le développement économique futur d’une collectivité n’entre manifestement pas dans ce cadre puisqu’il s’agit d’un préjudice éventuel et indirect, n’affectant pas les biens actuels de la collectivité, dont l’indemnisation est systématiquement exclue par la jurisprudence.
La proposition de loi qui nous est aujourd'hui présentée vise à lever les obstacles juridiques que je viens de rappeler en insérant dans le code de la santé publique un article supplémentaire relatif à l’indemnisation des propriétaires et occupants des terrains concernés par la création de périmètres de protection de captages d’eau destinée à la production d’eau potable.
Cet article serait ainsi rédigé : « Des indemnités au titre du préjudice direct, matériel et certain subi par la commune sur le territoire de laquelle des périmètres de protection ont été institués sur le fondement du premier alinéa de l’article L. 1321–2 du code de la santé publique peuvent également être versées par la ou les collectivités territoriales bénéficiaires du prélèvement d’eau potable correspondant. […] »
Toutefois, on peut se demander si cette proposition de loi, dans l’hypothèse où elle serait adoptée, permettrait effectivement d’atteindre l’objectif visé. En effet, l’indemnisation de la commune sur le territoire de laquelle les périmètres de protection sont institués reste limitée au « préjudice direct, matériel et certain » qu’elle subit. Or, comme on l’a vu voilà un instant, la perte de possibilités d’urbanisation et de développement d’activité constitue, pour les personnes autres que les propriétaires et occupants ayant déjà déposé un projet, non pas un « préjudice direct, matériel et certain », mais seulement un préjudice éventuel et indirect n’affectant pas le patrimoine de la commune. Il n’est donc pas indemnisable dans le cadre des règles actuelles du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.
Pour permettre à une commune d’obtenir une compensation au titre de la création de périmètres de protection sur son territoire, il faudrait modifier ces règles plus profondément que ne le prévoit la proposition de loi.
Or c’est évidemment assez délicat, puisque les règles d’indemnisation en cas d’expropriation ou de création de servitudes d’utilité publique reposent sur des principes anciens et bien établis en droit français. Il n’est donc pas facile de justifier que les communes bénéficient dans ce domaine d’un régime privilégié et dérogatoire par rapport au droit commun.
En fait, on peut envisager une solution différente de celle qui est prévue par les auteurs de la proposition de loi. Il faudrait attribuer aux communes et à leurs groupements un monopole de production d’eau potable sur leur territoire – pour l’eau potable destinée aux réseaux publics de distribution – avec possibilité de cession d’une partie des droits conférés par ce monopole à d’autres collectivités.
Il convient de le rappeler, la loi du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques a attribué aux communes la compétence en matière de distribution d’eau potable, confirmant ainsi un monopole qui existait de fait depuis le XIXe siècle, mais qui n’était pas inscrit dans les textes.
Toutefois, la même loi n’a donné aux communes que la possibilité, et non la compétence pleine et entière, d’assurer la production, le stockage et le transport de l’eau potable. Contrairement à la distribution, les communes n’ont donc pas le monopole de ces activités sur leur territoire. Et, comme nous le savons, certaines entreprises produisent effectivement de l’eau potable à des fins soit de commercialisation en bouteilles, soit de satisfaction de besoins industriels.
Autre conséquence de l’absence de monopole, une collectivité A manquant de ressources en eau sur son territoire peut parfaitement venir produire de l’eau potable sur le territoire d’une collectivité B sans même avoir besoin de l’accord de cette dernière, dès lors qu’elle bénéficie d’une déclaration d’utilité publique délivrée par le préfet.
Afin de rééquilibrer les relations entre collectivités sur ce point, le législateur pourrait donc envisager d’aller un peu plus loin sur la voie dans laquelle il s’était déjà engagé en adoptant la loi du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques.
Il s’agirait, d’une part, d’étendre la compétence des communes et de leurs groupements à la production d’eau potable destinée à la distribution publique par réseau, à l’exclusion de la production d’eau potable à d’autres fins, comme la mise en bouteille, l’approvisionnement de sites industriels ou l’usage purement familial, qui demeureraient hors monopole communal. Il s’agirait, d’autre part, d’habiliter les communes et groupements dotés de cette compétence à autoriser d’autres collectivités à produire de l’eau sur leur territoire, avec la possibilité de demander à ces dernières de verser une redevance par mètre cube d’eau potable produite, dont le taux serait plafonné par la loi.
Une telle mesure ne nécessite que la modification d’un seul article du code général des collectivités territoriales ; je vous renvoie à la rédaction proposée. Cela présenterait l’avantage d’attribuer aux communes une compensation financière durable dans le temps, en contrepartie du « gel » d’une partie de leur territoire par des périmètres de protection implantés au bénéfice d’autres collectivités, sans qu’il soit nécessaire de modifier les règles du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique en matière d’indemnisation.
Les nouvelles dispositions ne seraient pas applicables rétroactivement aux installations existantes de production d’eau potable. Elles concerneraient seulement les nouveaux projets de recherche d’eau pour alimenter un réseau de distribution d’eau potable en allant prospecter sur le territoire d’autres collectivités. On éviterait ainsi de remettre en cause des « droits acquis » par certaines collectivités qui utilisent, parfois depuis le XIXe siècle, des ressources non situées sur leur territoire.
Telles sont, madame la ministre, les propositions que je souhaitais formuler.
Cependant, cela pose tout de même évidemment le problème de la gouvernance de l’eau dans notre pays. Concrètement, qui l’exerce ? Comment maîtriser l’équilibre entre les nécessaires solidarités intercommunales, interdépartementales et interrégionales et le droit légitime des communes ? On ne peut naturellement pas être dans la simple expression de l’égoïsme communal. L’ensemble des territoires concernés, en particulier ceux qui sont en situation de déficit, ont besoin d’eau.
En outre, les servitudes environnementales ne sont pas toujours bien définies. À cet égard, je voudrais évoquer les servitudes liées à la biodiversité. Prenons le cas des zones humides : pourquoi faut-il les préserver ? Nous savons qu’elles jouent un rôle décisif pour la potabilité de l’eau dans la nappe phréatique. Mais elles correspondent aussi à une servitude environnementale. Comment celle-ci peut-elle être rémunérée ?
Et quid du prix de l’eau ? Si les distributeurs publics et privés sont soumis à une redevance supplémentaire, c’est le consommateur qui devra au final l’assumer !
Or, comme nous le savons, la loi du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques a déjà créé des charges très importantes. Plusieurs mesures ont été adoptées ; je pense notamment à l’autocontrôle, à l’analyse d’eau, ainsi qu’à l’obligation, au demeurant tout à fait légitime, de rechercher d’éventuelles fuites et d’améliorer l’entretien du réseau.
En d’autres termes, les entreprises de distribution d’eau font face à des contraintes financières extrêmement lourdes. Elles doivent également réaliser des investissements de fonctionnement, et elles éprouvent parfois des difficultés pour maîtriser le système.
Et si nous ajoutons une redevance supplémentaire, que nous pouvons soutenir sur le principe, il faudra évidemment en assumer les conséquences !
Par ailleurs, nous nous rendons bien compte que la qualité de l’eau dans les nappes phréatiques s’est dégradée et continue souvent de se dégrader. Notre souci actuel est donc de faire participer les distributeurs d’eau publics ou privés à l’amélioration de cette qualité.
Les expériences que nous menons dans le Nord–Pas-de-Calais avec l’agence de l’eau – je pense notamment aux diagnostics territoriaux « multipression » – pour rétablir la qualité de l’eau nécessitent également des crédits importants.
À cet égard, les communes situées sur le territoire de champs captants sont nécessairement en première ligne. Il faut faire en sorte que les différents acteurs concernés, agriculteurs, forces industrielles, artisans et collectivités publiques, soient partie prenante à la démarche, afin de parvenir à des résultats positifs en termes d’amélioration de la qualité de l’eau.
C’est la raison pour laquelle une telle proposition m’inspire une certaine perplexité ou, du moins, m’incite à la prudence, madame la ministre.
Le syndicat dont j’ai la responsabilité doit ravitailler 400 communes dans lesquelles il n’y a pas du tout de nappe phréatique. En outre, l’agglomération lilloise est aujourd'hui en déficit de plus de 5 millions de mètres cubes d’eau et risque de se trouver dans l’impossibilité d’approvisionner la population en période de sécheresse prolongée. Et quand on veut faire appel à la solidarité pour aller chercher de l’eau à 150 kilomètres ou 200 kilomètres, il faut tout de même en trouver les moyens !
En même temps, les communes rurales, qui sont confrontées à de grandes difficultés financières – on leur impose des efforts en matière d’assainissement collectif et non collectif –, ont véritablement besoin d’aide.
Nous devons donc envisager des pistes de réflexion en matière de solidarité intercommunale, interdépartementale et interrégionale, tout en maîtrisant les coûts financiers.