Intervention de Nicolas About

Réunion du 23 février 2010 à 14h30
Jeux d'argent et de hasard en ligne — Discussion d'un projet de loi

Photo de Nicolas AboutNicolas About, rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, Balzac place l’ouverture de La Peau de chagrin sous les auspices de « la loi qui protège une passion essentiellement imposable », celle du jeu. Le projet de loi que nous examinons aujourd’hui confirme le jugement de l’auteur de La Comédie humaine.

La loi autorise le jeu pour pouvoir mieux le taxer. J’irai même plus loin : en matière de jeux de hasard et d’argent, la taxation est un moyen de moralisation ; elle permet de limiter les effets néfastes d’une pratique qui dépasse trop souvent le simple divertissement.

Chacun sait que les jeux de hasard et d’argent sont porteurs de risques sanitaires et sociaux. Rembourser des dettes de jeu contractées en quelques jours ou en quelques semaines peut parfois prendre des années, avec des conséquences personnelles et familiales très graves. Le jeu peut aussi devenir une passion durable, exclusive, voire pathologique et nécessitant une prise en charge médicale.

Une difficulté importante obère cependant l’approche sanitaire et sociale des jeux de hasard et d’argent. Bien que les premiers diagnostics cliniques de « manie », d’« assuétude » ou, comme l’on dit maintenant, d’« addiction » aient été portés dès la fin du xixe siècle, on ignore encore le nombre de personnes touchées, en France, par le jeu dit « problématique », c’est-à-dire par le jeu excessif ou pathologique.

À la suite des deux rapports d’information de notre collègue François Trucy sur les jeux d’argent en France, qui dénonçaient notamment ce défaut de connaissances, une expertise collective a été commandée à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, l’INSERM, par M. Xavier Bertrand, alors ministre de la santé. Elle a été rendue en juillet 2008 et constitue un outil fondamental pour comprendre les enjeux sanitaires liés aux jeux de hasard et d’argent. Néanmoins, elle n’apporte aucune connaissance en matière d’épidémiologie.

Une étude de ce type a bien été confiée à l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, mais elle n’aboutira qu’en 2011… Nous sommes donc toujours dans l’incapacité de savoir si le phénomène augmente ou s’il touche des catégories particulières de population. Seules la pratique des associations comme SOS Joueurs ou les comparaisons internationales nous permettent d’estimer que 1 % de la population est concernée par le jeu pathologique.

C’est donc avec une particulière prudence qu’il nous faut aborder le présent projet de loi relatif à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne.

Il convient tout d’abord de nous défier de l’idée que les jeux en ligne seraient un domaine en quelque sorte « à part » et que les questions sanitaires et sociales qu’ils posent ne seraient pas les mêmes que pour les jeux légaux existants. Cette idée est fausse tant du point de vue social que du point de vue de la santé.

Pour les enjeux sociaux, il faut souligner que les opérateurs historiques, au premier rang desquels figurent la Française des jeux et le PMU, seront aussi opérateurs en ligne et qu’ils profiteront de ce texte pour diversifier leur activité. Ainsi le PMU a-t-il annoncé son intention de se lancer dans le pari sportif.

Cette évolution va bouleverser le panorama du jeu tel que nous le connaissons. En effet, depuis 1933, il existe une répartition claire entre formes de jeu et distribution des revenus du jeu. Les produits des jeux publics, accessibles à tous, y compris à ceux qui disposent de revenus modestes, doivent financer des projets publics, ce qui justifie qu’ils soient organisés sous la forme d’un monopole d’État. Le jeu privé, organisé dans des casinos dont l’implantation est autorisée au cas par cas et s’adressant à un segment de population que l’on suppose, peut-être à tort, plus fortuné, peut être une simple activité commerciale.

Que l’argent du plus grand nombre retourne au plus grand nombre par l’intermédiaire de l’État, c’est là un principe qui nous semble sain. Or ce principe sera en quelque sorte mis à mal par l’ouverture du jeu sur internet. On ne peut plus parler de jeu dans un cercle privé ou limité dès lors qu’il suffira de disposer d’un ordinateur pour participer à un jeu de poker ou pour jouer aux machines à sous.

Les opérateurs privés sont donc désormais en mesure d’atteindre la masse des joueurs à faibles revenus. J’emploie le présent, car les jeux sur internet sont déjà, de fait, un secteur ouvert. Il est donc illusoire d’espérer interdire l’implantation des opérateurs privés. Au mieux pourra-t-on, grâce à ce projet de loi, essayer de les réguler.

Du point de vue de la santé, l’influence du jeu en ligne sur notre approche actuelle du jeu se fera également sentir. Si l’on se réfère à l’exemple américain, tout porte à croire que le poids économique des jeux en ligne atteindra très rapidement celui des jeux actuels, ce qui signifie concrètement que c’est sur le modèle des jeux en ligne qu’évolueront les autres.

Or les jeux en ligne sont, pour la grande majorité d’entre eux, des jeux d’émotion, dont l’attraction repose sur les sensations fortes qu’ils procurent, dans l’immédiateté, sur le modèle des machines à sous, par opposition aux jeux de rêve comme le loto. Ils sont susceptibles de créer le plus de phénomènes d’addiction et sont donc particulièrement dangereux pour la santé mentale.

Face à ce danger, le projet de loi prévoit deux types de limites. Le premier type correspond aux interdictions classiques, ici réaffirmées : interdiction de jeu des mineurs, même émancipés, interdiction du jeu à crédit, interdiction des personnes signalées, sur le modèle des interdits de casinos, et possibilité de s’auto-interdire. Le second type de limites relève de ce que l’on appelle le « jeu responsable ». Il s’agit d’obligations incombant aux opérateurs, obligations élaborées sur la base des pratiques qui se sont développées de manière assez empirique ces dernières années.

En 1996 a ainsi été mis en place le comité consultatif pour l’encadrement des jeux et du jeu responsable, le COJER, présidé par Hélène Gisserot, mais dont les compétences se limitent à la seule Française des jeux. À la même époque, le PMU s’est lui aussi engagé dans une politique de prévention du jeu dit « problématique ».

Cependant, à côté d’un engagement réel des opérateurs publics pour limiter les effets néfastes des produits qu’ils diffusent, il existe aussi des pratiques plus contestables, car non évaluées : elles risquent, il faut le savoir, de servir d’alibi plus que de véritable outil de prévention.

Le projet de loi oblige ainsi chaque opérateur à ouvrir un compte à chacun de ses clients et à y faire apparaître en continu les gains et les pertes réelles, c’est-à-dire cumulées. À partir de ces comptes sont également mis en place des dispositifs de détection du jeu pathologique donnant lieu, le cas échéant, à l’envoi de messages d’alerte et permettant d’accéder à des services de conseil et d’orientation téléphoniques. Cependant, en l’absence actuelle de critères d’évaluation de ces dispositifs, la prudence est ici de mise.

Le texte adopté par la commission des finances apporte, dans le champ de la santé, des précisions bienvenues.

Tout d’abord, le projet de loi crée une instance, le comité consultatif des jeux, dont les compétences s’étendent à l’ensemble des jeux, en ligne ou non, et auquel le COJER sera intégré. Cela signifie que les problématiques sociales et sanitaires seront prises en compte dans le contrôle des jeux, avec une vision d’ensemble. Le contrôle des dispositifs de prévention mis en place par les opérateurs, notamment, sera donc confié à ce comité.

Par ailleurs, plusieurs précisions ont été apportées au dispositif voté par l’Assemblée nationale en matière de protection des personnes fragiles.

Il a cependant semblé à la commission des affaires sociales qu’il fallait aller plus loin. À cette fin, je vous présenterai des amendements tendant à clarifier certaines dispositions et à augmenter le nombre de freins institutionnels à la pulsion de jouer, de tels freins étant particulièrement efficaces.

Ainsi, depuis l’entrée en vigueur de la loi interdisant de fumer dans les lieux publics, la nécessité pour les fumeurs de sortir de la salle de jeu des casinos pour fumer une cigarette a fait baisser le chiffre d’affaires de ces établissements de près de 30 %. Rompre, ne serait-ce qu’un moment, l’emprise du jeu suffit souvent à permettre le retour de la réflexion et à retrouver un comportement plus sensé.

Si certaines des mesures que je vous propose paraissent lourdes à mettre en place, si l’on en croit le ministère du budget ou les opérateurs, elles sont cependant proportionnées, me semble-t-il, au bouleversement du monde du jeu que la mise en œuvre de ce projet de loi va entraîner.

En conclusion, les jeux de hasard et d’argent ne sont pas des loisirs comme les autres. Ils ne doivent donc pas être traités comme tels.

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