Intervention de Claude Bérit-Débat

Réunion du 23 février 2010 à 14h30
Jeux d'argent et de hasard en ligne — Demande de renvoi à la commission

Photo de Claude Bérit-DébatClaude Bérit-Débat :

Le texte dont nous allons débattre est important à plus d’un titre. Légiférer sur les paris en ligne, c’est en effet intervenir sur un sujet qui recoupe des problématiques connexes touchant à une multitude de domaines complémentaires.

Ce texte concerne d’abord, bien sûr, la définition du jeu en France, sa légalité et, par là même, notre conception de l’intérêt général. Il nous amène également à nous interroger sur la dimension morale de l’action publique et sur les dispositifs de lutte contre les addictions. Enfin, il nous invite à repenser le financement du sport.

Bref, ce projet de loi soulève des questionnements multiples, qui appellent des réponses soigneusement pesées.

Pourtant, le contexte dans lequel s’inscrit cette discussion est tel que nous avons l’impression que les jeux sont faits et que le résultat est connu d’avance. N’y a-t-il pas déjà près de 5 000 sites illégaux ? Plusieurs millions de Français ne parient-ils pas d’ores et déjà en ligne, en toute illégalité ? Surtout, les paris en ligne représentent un chiffre d’affaires de près de 2 milliards d’euros, une croissance à deux chiffres étant attendue pour les années à venir : il serait tout de même dommage de se priver d’une telle manne…

Puisque nous sommes mis devant le fait accompli, il n’y aurait donc plus qu’à se résoudre à l’inévitable ! Il faudrait ouvrir le secteur des jeux en ligne à la concurrence et tenter, dans la mesure du possible, de le réguler. On a même l’impression que le Parlement est considéré comme un empêcheur de tourner en rond : au fond, puisque tout est prêt, qu’attend-il pour légiférer ?

Au nom du pragmatisme, le Gouvernement nous propose donc de libéraliser les jeux et paris en ligne. Plutôt que de pragmatisme, je parlerais d’ailleurs de renoncement de l’État à exercer ses missions fondamentales, et ce au nom d’intérêts économiques bien connus, dans le domaine des médias notamment. Pis, on nous demande d’agir dans la précipitation, en nous imposant de délibérer d’un texte comportant beaucoup trop de zones d’ombre et d’incertitudes pour qu’il puisse être examiné à la va-vite.

Tout cela amène le groupe socialiste à demander le renvoi à la commission de ce projet de loi.

Officiellement, la précipitation dans laquelle nous débattons est justifiée par le fait que, à l’heure des sociétés en réseau et alors que des millions de Français jouent et parient en ligne, il serait incongru que la France ne se dote pas en urgence d’un dispositif normatif de régulation.

La situation actuelle est effectivement ubuesque : le jeu est interdit, mais les Français peuvent jouer en ligne en toute impunité, dans la plus parfaite illégalité. Cependant, il n’y a là rien de nouveau !

À la vérité, cette précipitation tient plutôt au fait que la perspective de la prochaine Coupe du monde de football aiguise les appétits des opérateurs en ligne, pressés de profiter de l’aubaine, opérateurs qui ont bien de la chance puisque, pour leur permettre de développer leur activité, l’État a décidé de revenir sur un principe historique du droit français !

C’est bien là le plus surprenant : en droit français, le principe était l’interdiction du jeu et son autorisation l’exception ; avec ce texte, ce sera désormais l’inverse, et je ne suis pas sûr que cela constitue vraiment un progrès.

Je trouve d’ailleurs quelque peu surprenant ce discours résigné devant l’évolution des techniques : en promouvant la loi HADOPI, le Gouvernement s’est montré autrement plus volontariste et coercitif ; c’est ce volontarisme qui manque au présent projet de loi. J’en veux pour preuve le fait que la libéralisation des jeux en ligne nous a été présentée comme une exigence européenne, alors que la Cour de justice de l’Union européenne, par une décision récente – le fameux arrêt Departamento de Jogos da Santa Casa da Misericordia de Lisboa du 8 septembre 2009 –, a seulement rappelé qu’il n’est possible d’instaurer un monopole que de manière proportionnée et non discriminatoire, si des raisons impérieuses d’intérêt général le justifient. Au fond, cela signifie que chaque État a le droit d’adopter la législation qu’il souhaite à condition qu’elle soit cohérente avec les principes invoqués. La Cour de justice de l’Union européenne exige donc non pas qu’il soit mis fin au monopole de la Française des jeux et du PMU, mais que ce monopole soit justifié.

Or, dans le même temps, le Gouvernement affirme lutter contre l’addiction, tandis que l’offre de jeux s’accroît continuellement. Il y a là un décalage entre les mots et les actes qui place la législation française en porte-à-faux.

Vous auriez pu, monsieur le ministre, vous inspirer d’une tout autre philosophie en élaborant votre projet de loi : vous auriez pu considérer que, même en ligne, les monopoles existants pouvaient demeurer. Vous avez fait le choix inverse, celui de la libéralisation.

Ce choix a une conséquence majeure. Comme tout marché qui se crée, celui des jeux est appelé à se développer de façon très importante, ce qui veut dire que, directement ou indirectement, la libéralisation des jeux en ligne encouragera la pratique du jeu. Est-ce bien conforme à l’intérêt général ?

Cette question est fondamentale. Elle est au cœur du débat : s’il est plus facile de jouer grâce à internet, la pratique du jeu est-elle pour autant profitable à la société ? Le présent texte répond à cette question par l’affirmative, de manière dogmatique. Au fond, il serait socialement acceptable d’encourager le jeu, pour autant que l’on dresse quelques garde-fous. Je parle de dogmatisme à dessein, car la libéralisation des jeux et paris en ligne n’offre pas de garanties suffisantes au regard du respect de l’intérêt général.

Ce texte souffre de plusieurs carences, notamment de l’absence d’une véritable étude d’impact. Je me permets d’ailleurs de rappeler que, depuis la révision de juillet 2008 de la Constitution, et selon la loi organique du 15 avril 2009, les projets de loi doivent faire l’objet d’une étude d’impact. À mon sens, l’absence d’une telle étude est révélatrice de la précipitation dans laquelle le texte a été rédigé, quoi que M. le ministre ait pu en dire tout à l’heure.

On ne sait rien des conséquences qu’entraînera l’application du dispositif présenté, si ce n’est qu’elle sera très profitable, sur le plan économique, à certains, et particulièrement désastreuse pour beaucoup d’autres ; on cherche à maximiser les avantages économiques du jeu en ligne, sans s’attaquer à ses inconvénients.

Même en l’absence d’étude d’impact, il nous faut pourtant essayer d’analyser ce projet de loi. Le bilan est très mitigé…

Je commencerai par évoquer la lutte contre l’addiction.

Avec les jeux en ligne, nous allons assister à l’augmentation mécanique et massive du nombre des cas d’addiction. Les dispositifs proposés pour combattre cette dernière sont clairement insuffisants : une fenêtre d’avertissement sur un écran d’ordinateur n’a que peu d’effet sur un joueur « accro ».

De même, à quoi bon limiter le montant des mises si rien n’est prévu contre la répétitivité de l’acte de jeu, qui est aussi un facteur important d’addiction ?

Surtout, les solutions préconisées sont toutes a posteriori. Il aurait été préférable de prévoir de vraies solutions a priori, afin d’éviter que les Français ne tombent dans l’engrenage infernal du jeu.

À ce titre, on peut regretter que des études plus approfondies n’aient pas été réalisées sur la question et que cette dimension de la lutte contre l’addiction soit à ce point délaissée.

Le plafonnement des prélèvements distribués à l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé est, à cet égard, révélateur : la somme prévue ne représente qu’une goutte d’eau par rapport aux profits que les jeux en ligne vont engendrer ! Dans le texte, le coût social de la libéralisation du jeu n’est envisagé que de façon marginale. Cela est d’autant plus préjudiciable que le modèle économique des jeux en ligne sera redoutablement efficace pour inciter les Français à jouer. Un triptyque télévision-publicité-jeux en ligne se crée autour d’opérateurs engagés dans les médias, et on peut craindre un véritable conditionnement des esprits.

Le danger est réel ; le Gouvernement prendra peut-être sa mesure lorsqu’il constatera que, comme en Australie, les coûts de l’addiction sont supérieurs aux recettes fiscales !

Le volet fiscal constitue un deuxième aspect particulièrement inquiétant de ce texte.

L’objectif étant surtout de ne pas pénaliser économiquement les opérateurs, la fiscalité prévue pour les jeux en ligne est substantiellement réduite par rapport à celle des jeux en dur. L’essor du jeu sur internet engendrera un effondrement des recettes fiscales liées à ces derniers ; il en résultera, pour l’État, un manque à gagner estimé à près de 2 milliards d’euros. On aboutit donc au paradoxe suivant : pour compenser ces pertes, l’État devra s’en remettre à l’effet volume. Autrement dit, il aura tout intérêt à ce que les Français jouent toujours plus.

C’est un choix discutable, qui mérite pour le moins un examen plus attentif, examen auquel, contrairement à ce qu’a affirmé M. le ministre, il n’a pas été procédé.

J’en viens à l’autorité de régulation des jeux en ligne. Sur ce sujet encore, une réelle impréparation transparaît.

La commission des finances du Sénat a estimé que le coût annuel de fonctionnement de l’ARJEL serait de 10 millions d’euros par an. Or, du fait de la baisse des prélèvements opérés sur la Française des jeux et le PMU, il faudra trouver 5 millions d’euros pour financer ce coût. En d’autres termes, et aussi surréaliste que cela puisse paraître, soit le contribuable sera sollicité, soit on incitera les Français à jouer davantage pour financer le manque à gagner ! Peut-on honnêtement prétendre, après cela, vouloir lutter contre l’addiction ?

La régulation des jeux en ligne se fait donc a minima, comme en témoigne aussi la définition très large des jeux de cercle figurant dans le projet de loi, pourtant censée ne s’appliquer qu’au poker. Est-ce à dire que l’on autorise aujourd’hui le poker en ligne pour mieux autoriser demain toute la gamme des jeux de cercle ? Il est nécessaire d’apporter une précision sur ce point.

Dans tous les cas, on le voit, c’est l’offre de jeux qui est favorisée plutôt que son encadrement.

Le texte devrait également être beaucoup plus précis sur le financement du sport amateur. En effet, le Centre national pour le développement du sport, le CNDS, est doté d’un budget de 227 millions d’euros pour 2010, 154 millions d’euros provenant d’un prélèvement hors paris sur la Française des jeux. Le basculement du jeu physique vers internet entraînera mécaniquement une baisse correspondant à la moitié de ce montant. Autrement dit, le maintien à niveau constant du financement du sport amateur exigera, lui aussi, un accroissement du nombre de joueurs en ligne, alors que, pour bien fonctionner, le sport amateur doit pouvoir s’appuyer sur une concertation, ainsi que sur des mesures de financement solides et –n’ayons pas peur de le dire – moralement acceptables. Ce n’est pas le cas en l’occurrence.

Le problème de la solidarité dans le sport est donc une nouvelle fois posé. Il y aura une inégalité entre les petits clubs et les gros, doublée d’une inégalité entre petites et grosses fédérations. Cela illustre l’absence de prise en compte des intérêts du mouvement sportif en général, au profit des gros clubs, notamment de football ou de rugby.

Enfin, le texte consacre une pratique tout à fait pernicieuse : celle des crédits extrabudgétaires. Le Centre des monuments nationaux sera ainsi doté du produit d’un prélèvement de 10 millions d’euros sur les jeux et paris. La commission de la culture nous a invités à nous en réjouir. Hier, des crédits extrabudgétaires étaient prévus pour le sport ; aujourd’hui, la culture et le patrimoine en bénéficient : demain, à qui le tour ?

Au total, au vu de tous ces éléments, on comprend mieux pourquoi le Gouvernement souhaite aller vite. Certes, il y a des impératifs, tels que la prochaine Coupe du monde de football. Mais il y a une autre raison : condamné à aller plus vite, le Parlement n’aura pas le temps de corriger tous les défauts et approximations de ce texte.

J’ai commencé cette intervention en disant que le Parlement était en quelque sorte l’empêcheur de tourner en rond des paris en ligne. En tant que législateurs, nous devons surtout agir de manière responsable, après avoir apprécié les implications du texte, qu’elles soient économiques, sociales ou, surtout, relatives à la santé publique.

Le Sénat ne doit pas être mis devant le fait accompli ; il incombe au Gouvernement de prouver le bien-fondé de ses choix. Nous sommes malheureusement encore loin du compte ! C’est pourquoi je demande à la Haute Assemblée, en vertu de l’article 44 du règlement, de décider le renvoi à la commission des finances du projet de loi relatif à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne.

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