Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat parlementaire autour du projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information avait été interrompu à la veille de Noël, peu après le début de son examen à l'Assemblée nationale.
Je tiens à préciser d'emblée, monsieur le ministre, que ceux qui voteront contre ce projet de loi ne sont pas partisans de la prison pour les jeunes internautes qui téléchargent. Ils sont contre le projet de loi que vous nous avez soumis pour ouvrir ce beau débat de société. Le début de son examen à l'Assemblée nationale a brouillé les messages et a fait déraper l'ensemble du dispositif qui pouvait être tout autre si on n'opposait pas droit de la culture et droit à la création, comme vous l'avez fait.
Ce débat a ensuite repris en mars, puis s'est installé au Sénat avant de sombrer dans une mascarade pathétique en commission mixte paritaire.
Après avoir décrété l'urgence pour l'examen de ce texte, trois ans après son dépôt sur le bureau de l'Assemblée nationale par votre prédécesseur, et alors que la directive communautaire qu'il est censé transposer date de mai 2001 était, monsieur le ministre, une aberration tout à fait significative du peu de respect que porte ce Gouvernement à la délibération démocratique en général et à la discussion parlementaire en particulier.
D'ailleurs, je constate que la discussion de ce texte devait normalement débuter à l'Assemblée nationale dans vingt minutes. Vous avez pensé que même cette dernière discussion serait une formalité au Sénat et qu'il n'était pas nécessaire d'y mettre les formes.
Les débats qui ont eu lieu dans les hémicycles des deux chambres du Parlement et, en parallèle, dans l'espace public, notamment sur les forums et dans les blogs Internet, ont souvent été d'une rare violence entre deux mondes - celui des auteurs et celui des internautes - qu'un objectif fondamental rassemble pourtant, l'épanouissement le plus large possible de la création artistique.
Dans son discours d'ouverture du congrès littéraire international de 1878, Victor Hugo affirmait : « L'écrivain propriétaire, c'est l'écrivain libre. Lui ôter la propriété, c'est lui ôter l'indépendance. » Nous pouvons dire de même de tous les créateurs.
Il faut réaffirmer ici avec force que le principe de liberté des créateurs d'oeuvres de l'esprit, sans lequel une démocratie n'en serait plus vraiment une, serait dépourvu de toute effectivité et donc de toute réalité, sans garantie juridique au droit exclusif.
Le droit exclusif est non seulement un droit pour l'auteur de percevoir une rémunération pour l'exploitation de son oeuvre, mais aussi un droit d'autoriser et d'interdire à quiconque d'utiliser son oeuvre, l'auteur ayant seul le droit de décider du sort de sa création. D'ailleurs, depuis plus d'un siècle, ce sont les partisans du tout libéral qui ont cherché à faire « sauter » ce droit exclusif, un élément de régulation et de protection.
Ce droit de dire « non », qu'il s'agisse de refuser les conditions d'exploitation ou d'exiger le respect de l'oeuvre, est ainsi une arme essentielle pour la défense des intérêts des auteurs.
Or, si ce qu'il est convenu d'appeler la « révolution numérique » recèle des perspectives extraordinaires, inconnues jusqu'alors, de diffusion des biens culturels à l'échelle de la planète, en un temps quasi simultané et dans une qualité originale, elle est aussi porteuse de dangers pour le droit exclusif des créateurs. C'est en fait un conflit entre droit à la culture et droit de la culture, qui a surgi à l'occasion de l'émergence de cette « rupture » technologique dans la diffusion de la culture, conflit qui ne laisse pas de préoccuper l'ensemble des responsables politiques, en particulier ceux de gauche dont je suis.
Mais ce gouvernement, notamment au travers de la préparation de ce texte, n'a fait qu'aviver ce conflit sans chercher de réponses politiques aux questions posées par, d'une part, des citoyens et des consommateurs et, d'autre part, des acteurs de la création et de la culture, tous confrontés à des évolutions économiques et technologiques majeures.
Devant répondre à des enjeux essentiels comme garantir la capacité des auteurs à maîtriser le devenir et l'usage de leurs oeuvres et à bénéficier d'une juste rémunération en contrepartie, tout en assurant aux consommateurs la possibilité de ne pas rester prisonniers des standards technologiques que cherchent à imposer certains industriels pour la lecture des contenus culturels numérisés, les parlementaires ont dû légiférer « l'épée dans les reins ».
Ce texte aurait pu être un acte refondateur du droit d'auteur « à la française ». Il aurait pu, il aurait dû même, être l'occasion de redéfinir, dans le consensus, comme l'avait fait la loi Lang, le système de rémunération des ayants droit à l'heure où des procédés techniques permettent aux auteurs de contrôler les licences de leurs oeuvres ou d'autoriser différentes modalités de copie de celles-ci. Le développement de nouveaux modèles économiques rendant disponibles contre rémunération directe et individualisée les contenus - entre autres le pay per use -, voire leur échange dans le cadre de systèmes de peer to peer payants, est aujourd'hui possible technologiquement sans brider la diffusion de la culture et tout en respectant les droits des créateurs. Mais cela aurait nécessité une longue concertation avec tous les acteurs concernés.
Après une préparation aussi bâclée, ne ressortent de la seule lecture imposée à l'Assemblée nationale et au Sénat que les différences d'appréciation apparues dans les rangs mêmes de la majorité sur des sujets aussi sensibles que le champ des exceptions au droit exclusif des auteurs, l'échelle et la nature des sanctions applicables aux internautes pratiquant le téléchargement illégal ou l'étendue des garanties à apporter à l'interopérabilité entre les fichiers numériques et les différents systèmes de lecture, tout comme sur la protection du logiciel libre. Tous ces sujets continuent à faire l'objet de controverses, y compris au sein de la majorité.
En tout état de cause, le texte issu des travaux du Sénat ne ressemblait guère à celui qui résultait de la discussion qui a eu lieu à l'Assemblée nationale, ce qui a d'ailleurs conduit une douzaine de députés, pourtant tous membres de l'UMP, à publier une lettre ouverte demandant que la commission mixte paritaire revienne sur la rédaction de plusieurs dispositions.
Dans ce contexte, et après les multiples péripéties traversées par ce projet, une seconde lecture s'imposait à l'évidence, ce que nous n'avons cessé de réclamer.
Monsieur le ministre, vous avez préféré maintenir l'urgence, donc convoquer une commission mixte paritaire sans cesse reportée, car précédée de nombreux et difficiles conciliabules au sein de la majorité pour parvenir à un accord entre des positions publiquement divergentes.
C'est ainsi que, sans aucune honte, cinquante-cinq nouvelles écritures, amendements de fait au texte issu de la discussion au Sénat, que vous aviez pourtant qualifiée dans cet hémicycle d' « oeuvre utile », ont été proposées aux parlementaires réunis le 22 juin en commission mixte paritaire. Autant dire que le droit moral des auteurs de ladite « oeuvre utile » a été largement bafoué ! Mais ce n'est là qu'une boutade !
Vous comprendrez donc l'étonnement et la colère des députés et des sénateurs socialistes, communistes et Verts lorsqu'ils ont découvert ce qui avait été préparé entre le ministre et les deux rapporteurs.
Les modifications apportées au texte ne remettent malheureusement pas en cause l'économie générale du projet du Gouvernement. Elles aggravent au contraire son inapplicabilité en ménageant notamment un compromis passablement boiteux entre défenseurs du logiciel libre et promoteurs des mesures techniques de protection.
À terme, une nouvelle autorité administrative indépendante voit le jour. Il ne s'agit pas d'une simple modification entre le texte adopté par l'Assemblée nationale et celui du Sénat, vous en conviendrez, monsieur le ministre. Cette nouvelle autorité viendra compléter la galaxie des trente-huit instances de ce type existant actuellement en France et qualifiées par notre éminent collègue, le doyen Gélard, d' « objets juridiques non identifiés », dans son récent rapport pour l'Office parlementaire d'évaluation de la législation.
C'est aux six membres de cette autorité de régulation des mesures techniques que reviendra la responsabilité de garantir l'interopérabilité. Mais, en définitive, on ne sait pas vraiment de quels moyens disposera ce nouveau « machin » pour mener à bien une mission aussi étroitement dépendante des évolutions incessantes des technologies numériques.
En revanche, le dispositif de sanctions reste en l'état incohérent, inapplicable, bref, pas crédible.
En somme, il va revenir à une autorité de régulation, irresponsable politiquement - cela devient une habitude - et sans moyens crédibles, la responsabilité de trouver des solutions pour concilier intérêts des créateurs et intérêts des consommateurs sur les supports et les réseaux numériques.
Manifestement, ce projet de loi, qui va bien au-delà d'une transposition a minima de la directive du 22 mai 2001, est moins que jamais à la hauteur des nouveaux enjeux de diffusion des biens culturels liés à l'essor de l'économie numérique.
La direction générale du marché intérieur et des services de la Commission européenne a d'ailleurs ouvert une consultation, le 6 juin dernier, visant notamment à évaluer l'application des dispositions de la directive CE/2001/29 relatives aux « exceptions et limitations », aux « mesures techniques » et aux « sanctions et voies de recours ».
Que vont bien pouvoir répondre au questionnaire de la Commission nos compatriotes, auteurs, interprètes, producteurs de films ou de musique, industriels du logiciel, ou simples consommateurs ? Que l'application de ces dispositions attend l'entrée en vigueur d'une loi d'une telle confusion qu'elle se révélera vite inapplicable ?
Décidément, ce projet fera une mauvaise loi, qui opposera encore l'intérêt des internautes à celui des auteurs, dans une logique du « perdant-perdant » de laquelle seules les industries de contenants sortiront, peut-être, gagnantes.
Or, la gauche s'inscrit résolument dans une autre logique que celle du Gouvernement. La démocratisation de la diffusion de la culture fait partie de nos valeurs comme la protection des créateurs et des artistes, car l'une ne peut aller sans l'autre.
Les sénateurs socialistes, apparentés et Verts ne peuvent donc que voter contre les conclusions de cette commission mixte paritaire et dénoncer de nouveau l'attitude irresponsable du Gouvernement dans l'élaboration et la délibération de ce projet de loi.
Une autre loi est à l'évidence nécessaire, car la création et la diffusion culturelle, tout comme les gigantesques évolutions technologiques en cours, doivent vite trouver un cadre négocié et équilibré qui permette à la France de continuer à marier protection de la création, innovation et accès à la culture de toutes celles et ceux qui le souhaitent.
Le moment venu, et j'espère qu'il est assez proche, nous prendrons nos responsabilités dans ce sens.