Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi fut initialement déposée par les sénatrices et sénateurs du groupe Union centriste, qui entendaient ainsi reprendre à leur compte le dispositif contenu dans la réforme des retraites mais censuré par le Conseil constitutionnel. Nous revenant aujourd’hui après les travaux de l’Assemblée nationale, elle n’est pas ou plus – permettez-moi de le dire – acceptable. Je ne partage donc pas votre avis, madame le rapporteur !
Lors de l’examen en première lecture de cette proposition de loi par le Sénat, nous avions déjà fait part de nos insatisfactions, lesquelles, malheureusement, demeurent. À notre sens, ce texte reste principalement inspiré par une conception patronale, tant dans les objectifs confiés à la médecine du travail que dans le mode de financement et d’organisation prévu pour cette dernière. D’ailleurs, les organisations syndicales ne s’y sont pas trompées, refusant de négocier sur la base de ces propositions.
Si nous ne rejetons pas tout dans cette proposition de loi, force est de constater que nous oscillons depuis le début entre petites satisfactions et grands mécontentements.
C’est notamment le cas pour ce qui concerne les équipes pluridisciplinaires. Nous l’avons dit et continuons à le penser, le fait que des équipes pluridisciplinaires puissent se constituer et intervenir dans les entreprises constitue une avancée majeure pour les salariés.
La pluridisciplinarité, gage d’une approche globale de la santé des salariés, permettra d’appréhender pleinement aussi bien les atteintes physiques – les troubles musculo-squelettiques feront ainsi l’objet d’un meilleur suivi avec l’intervention des ergonomes – que les troubles psychiques. Pour ces derniers, la présence d’auxiliaires médicaux permet parfois de libérer la parole des salariés, lesquels n’osent pas toujours parler à des médecins.
Pour autant, cette approche pluridisciplinaire ne sera une chance pour les salariés de notre pays qu’à la condition que les intervenants bénéficient des mêmes conditions de protection vis-à-vis de leurs employeurs que les médecins du travail eux-mêmes. Je regrette d’ailleurs que la règle de « l’entonnoir » ne nous permette pas de revenir sur les dispositions prévues en la matière, les articles 5 ter à 5 quinquies ayant été adoptés conformes.
De surcroît, si nous nous réjouissons que les souffrances psychiques soient intégrées au champ des missions des services de santé au travail, nous regrettons que la rédaction de l’article L. 4622-10 du code du travail proposée par l’article 1er tende à réduire la médecine du travail à de simples priorités, qui plus est locales.
Je vous invite, mes chers collègues, à analyser cette rédaction au regard des situations réellement vécues par les salariés de notre pays.
Selon une étude menée par Eurostat, en Europe, 28 % des travailleurs seraient exposés à au moins un facteur susceptible d’affecter de manière défavorable leur bien-être mental, soit 56 millions de travailleurs.
De son côté, l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail soulignait que les consultations pour risque psychosocial étaient devenues, en 2007, la première cause de consultation pour pathologie professionnelle en France.
Pour autant, bien qu’un accord national interprofessionnel sur le stress au travail ait été signé en 2008, les employeurs refusent toujours de reconnaître le lien entre travail et souffrance. Cette situation a connu son paroxysme avec les déclarations choquantes du président de France Télécom, parlant de « mode » pour mentionner les trop nombreux suicides de ses salariés. Si ceux-ci constituent la « partie émergée de l’iceberg », ce qui n’est pas sans nous inquiéter, le nombre de suicides trouvant leurs origines dans l’entreprise devrait nous inviter, comme le préconisent les deux rapports parlementaires publiés sur le mal-être au travail, à légiférer pour mieux protéger les salariés. L’Union nationale pour la prévention du suicide évalue à environ 400 le nombre de suicides qui seraient liés au travail.
Dans ce contexte, il est à craindre que les troubles psychiques ne continuent à être minorés et que la médecine du travail ne reste centrée sur les atteintes physiques.
Pour nous, il n’y a en la matière qu’une priorité : faire de la santé au travail une composante à part entière de la santé publique, ce qui exige la mobilisation de moyens humains et financiers.
Tout cela, mes chers collègues, est incompatible avec les mesures dérogatoires prévues dans la proposition de loi. Disant cela, je vise particulièrement l’article 6, qui prévoit ni plus ni moins que de substituer aux médecins du travail, formés à reconnaître et à prévenir les maladies professionnelles, des médecins généralistes. Et je n’aborde pas, par manque de temps, la possibilité donnée à un employeur de nommer deux salariés pour s’occuper des questions de prévention. Voilà autant d’éléments qui nous semblent peu compatibles avec l’idée que nous nous faisons d’une médecine du travail de qualité.
Il aurait mieux valu traiter de la démographie médicale, du manque annoncé de médecins du travail ou de la revalorisation de cette profession, même si cela ne découle pas forcément de la loi, plutôt que de chercher à pallier la pénurie. J’aurais également aimé, si j’avais eu un peu plus de temps, évoquer la question des moyens.
Je terminerai en revenant sur la question épineuse, mais ô combien centrale, de la gestion des services de santé au travail.
Nous avions trouvé, au Sénat, la solution de compromis suivante : des conseils d’administration composés paritairement de représentants d’employeurs et de salariés, ce qui était une avancée notable par rapport à la règle des deux tiers ; une présidence alternativement assurée par un représentant des employeurs et un représentant des salariés, ce qui permettait d’éviter que des abus ne soient commis et était gage d’une gestion à la fois rigoureuse et véritablement « co-élaborée » entre tous les membres du conseil d’administration.
De cette gestion paritaire, qui nous avait conduits à nous abstenir, il ne reste plus rien, ou si peu. Si le conseil d’administration demeure composé pour moitié de représentants des salariés, la présidence sera, elle, toujours confiée à un représentant du patronat et disposera par ailleurs d’une voix prépondérante. Certes, les représentants des salariés se verront confier la trésorerie des services de santé au travail, ce qui permettra sans doute d’éviter, comme ce fut le cas par le passé, que les fonds dédiés à la santé au travail ne soient orientés vers d’autres missions et d’autres publics. Mais, au final, ces salariés ne pèseront que peu de chose face aux orientations stratégiques définies par le conseil d’administration. Comment pourrait-il en être autrement quand vous remplacez la présidence alternée, seul véritable contre-pouvoir, par un droit de veto patronal ?
En définitive, la proposition de loi se borne à limiter la médecine du travail à des priorités définies par le patronat. Elle ouvre la possibilité de réduire les missions des services de santé au travail en fonction des réalités locales. Elle refuse d’aborder la question de la responsabilité des employeurs sur les dégradations de l’état de santé des salariés survenues après leurs périodes d’activité, et, disant cela, je pense particulièrement au drame de l’amiante, monsieur le ministre. Elle laisse béante la nécessaire rénovation de l’inaptitude des salariés. Dans ce contexte, comment peut-on la soutenir ?
Si la médecine du travail a en effet besoin de renouveau, elle ne se limite pas aux services de santé au travail et ne doit pas non plus répondre seulement aux desiderata du patronat ; c’est pourtant ce qui est acté au travers de cette proposition de loi. Même si certaines organisations syndicales de salariés souhaitent la voir adoptée rapidement, elles la jugent bien timide en matière de droits nouveaux.
Les membres du groupe communiste républicain et citoyen et des sénateurs du parti de gauche, alors qu’ils attendaient beaucoup de cette réforme, sont déçus en constatant les insuffisances, les manques criants du texte, mais aussi les reculades majeures intervenues depuis son examen par la Haute Assemblée. Pour toutes ces raisons, nous voterons contre la proposition de loi.