Le second principe est que le droit du travail a vocation à stimuler les initiatives individuelles et collectives, et non à les brider. Récusant l’idée de « mettre en place une législation pesante composée de blocages », les lois Auroux de 1982 affirment ainsi que « les travailleurs doivent devenir les acteurs du changement dans l’entreprise ».
Bref, mes chers collègues, le présent texte constituait à l’évidence une occasion de briser enfin cette logique manichéenne et absurde selon laquelle l’intérêt de l’entreprise et les droits des travailleurs seraient antagonistes. En d’autres termes, la sagesse du législateur, par-delà les conservatismes et les pressions de toute nature et de toute origine, ne consiste-t-elle pas, en l’espèce, à affirmer non seulement que le dialogue social ne s’oppose pas à l’intérêt de l’entreprise, mais qu’il en est l’une des composantes ? L’application de ce principe à l’élaboration du projet de loi qui nous est soumis aujourd’hui aurait pu permettre toutes les audaces. Qu’en est-il dans les faits ?
Vous l’avez dit, monsieur le ministre, ce projet de loi a vocation à compléter la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail. Il vise notamment à définir les règles de représentation des salariés des TPE, dans un souci d’égalité avec les salariés des autres entreprises. Le Préambule de la Constitution de 1946 dispose d’ailleurs que « tout homme peut défendre ses droits et intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix. […] Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. »
Tous les orateurs l’ont rappelé, le système mis en place par la loi du 20 août 2008 demeurait insatisfaisant au regard de cette exigence constitutionnelle, dans la mesure où aucune représentation du personnel n’était prévue dans les entreprises de moins de onze salariés. Nous attendions donc que le projet de loi que nous étudions aujourd’hui corrige cette carence.
À cet égard, deux avancées méritent d’être relevées : d’une part, l’élection des représentants des salariés des TPE selon des modalités spécifiques, et, d’autre part, la possibilité de mettre en place des commissions paritaires. Toutefois, et même si le caractère essaimé des TPE constitue une réelle difficulté, les modalités retenues ne permettent pas d’aboutir à une véritable égalité de droits entre salariés.
Les articles 4 et 5 du projet de loi tendent à instaurer un dispositif permettant de mesurer l’audience des syndicats auprès des salariés des très petites entreprises par un scrutin organisé tous les quatre ans à l’échelon régional. Il est prévu que les salariés votent sur sigle, c’est-à-dire en faveur d’une organisation syndicale, et non pour des représentants nominativement désignés. Autrement dit, les salariés des très petites entreprises n’auront pas de délégués nommément choisis.
On admettra qu’une telle disposition, même si elle permet une avancée, n’apporte pas l’égalité attendue sur un point majeur, celui de la représentation. De ce point de vue, le texte ne répond pas à l’ambition centrale qui lui a été assignée.
S’il convenait certes de minimiser le plus possible les contraintes supportées par les entreprises, il n’était pas fatal pour autant d’aboutir à un texte aussi déséquilibré où, reconnaissons-le, personne ne semble s’y retrouver, ni les patrons, ni les salariés.
Du coup, votre projet de loi est même en retrait par rapport à la position commune du MEDEF et de la CGPME exprimée en 2008. On sait aujourd’hui que ce n’était là que des paroles, mais, à l’époque, ces deux organismes s’étaient engagés, concernant les PME et les TPE, à « se donner les moyens de renforcer l’effectivité de la représentation collective du personnel, afin d’élargir le plus possible le nombre de salariés bénéficiant d’une représentation collective ».
Comment ne pas regretter, dans ces conditions, que le Gouvernement n’ait pas saisi cette ouverture pour promouvoir le dialogue social, alors que des enquêtes effectuées auprès des salariés des très petites entreprises établissent que 70 % d’entre eux souhaiteraient avoir un vrai représentant ? C’était pourtant l’occasion de donner aux salariés le droit de choisir nominativement leurs représentants. A contrario, on demandera aux salariés de voter sans savoir qui siégera dans des commissions dont la création n’est par ailleurs pas certaine. Le résultat sera sans surprise : l’abstention sera forte, ce qui permettra de démontrer, après les avoir organisés, la désaffection et le désintérêt des salariés à l’égard des organisations syndicales. Ce choix ne répond pas – c’est une litote ! – aux enjeux liés aux conditions de travail.
J’évoquerai maintenant le dispositif, trop limité, relatif aux commissions paritaires territoriales. L’article 6 du projet de loi prévoit que des commissions paritaires, professionnelles ou interprofessionnelles, auront pour mission de concourir à l’élaboration et à l’application d’accords collectifs. Ce dispositif est indispensable au regard des exigences constitutionnelles et supranationales. On ne pouvait que se féliciter de son introduction dans le projet de loi, mais vous l’avez conçu de telle sorte que les droits collectifs des personnels des entreprises de moins de onze salariés se trouvent réduits comme peau de chagrin.
En effet, plusieurs dispositions tendent à annihiler la portée de la mesure.
En particulier, la création des commissions paritaires sera facultative. Cela signifie qu’il est peu probable que ces commissions voient le jour, dans la mesure où, rappelons-le, pour être valable, un accord collectif doit être signé par au moins une organisation patronale représentative et par des syndicats représentatifs ayant recueilli au moins 30 % des suffrages aux élections prises en compte pour la mesure de l’audience syndicale.
Depuis l’origine, la CGPME, malgré son accord de principe, voit dans un dispositif qui met en place les droits sociaux les plus élémentaires « l’introduction de la bureaucratie et de la suspicion ». Curieusement, cette position a été relayée à l’Assemblée nationale par certains députés de la majorité, dont M. Copé, qui ont dit ne pas vouloir « donner le sentiment qu’est introduite de manière indirecte une présence syndicale dans les petites entreprises au-delà de ce qui existe aujourd'hui ».
En tant que législateurs, nous avons la responsabilité de créer les conditions équilibrées d’une véritable démocratie sociale, fondée sur le principe de l’égalité. Or, il est évident que les salariés des très petites entreprises sont moins bien protégés que ceux des entreprises plus importantes : leurs salaires, leur droit à la formation et leurs droits sociaux sont souvent moindres.
Comme l’a indiqué M. le Premier ministre, ce texte, qui n’a rien de révolutionnaire, n’avait à l’origine vocation qu’à donner une traduction concrète aux engagements pris dans la loi du 20 août 2008, approuvée par les partenaires sociaux. Or le projet de loi qui nous est aujourd'hui soumis, malgré les bonnes intentions affichées et de réelles avancées, est vidé d’une partie de ses ambitions initiales. Il reste marqué par une vision selon laquelle l’organisation de la démocratie sociale constitue un risque pour les très petites entreprises.
Il est possible, mes chers collègues, de revenir aujourd’hui à un texte à la fois innovant et prudent, offensif et équilibré, porteur de progrès pour les salariés et respectueux de la liberté d’entreprendre. Oui, il est possible d’élaborer aujourd'hui un dispositif « gagnant-gagnant » pour les patrons et pour les salariés. Comme nous, ils souhaitent une représentation nominative des travailleurs, ainsi que l’instauration de commissions paritaires utiles, c'est-à-dire investies de véritables pouvoirs.
N’est-il pas évident que les avancées sociales servent le salarié, mais aussi le collectif de travail et donc, en fin de compte, l’entreprise tout entière ? N’est-il pas évident que la démocratie sociale constitue l’un des piliers de notre pacte républicain ? Il appartient au législateur d’en organiser le socle : l’occasion nous en est fournie aujourd'hui.