Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, à quelques jours des derniers votes que le Parlement émettra en vertu de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959, qui disparaît peu à peu au fur et à mesure qu'entrent en vigueur les dispositions votées en 2001 - auxquelles nous apportons ce soir des ajustements mineurs, pas forcément indispensables d'après ce que j'ai pu comprendre -, permettez-moi d'avoir une brève pensée pour ceux qui, à l'automne 1958, notamment à la direction du budget, ont rédigé l'ordonnance organique de 1959.
Il ne serait pas juste d'oublier que ce texte, que l'on a jugé typiquement comme l'une des marques essentielles de la Ve République, trouve en réalité sa source dans le décret de Guy Mollet du 19 juin 1956. Celui-ci visait à remettre de l'ordre dans nos procédures et nos méthodes budgétaires, qui ne constituaient pas ce que la IIIeet la IVe République, avec leurs régimes d'assemblée, avaient fait de mieux.
Bref, c'est le gouvernement de Guy Mollet qui a lancé le processus sur les instances des services du budget pour redresser une image de la France très dégradée par la pagaille budgétaire de l'Etat.
Souvenons-nous !
Jamais le budget de la France n'était voté au début de l'exercice ; le pays et son Etat devaient se contenter de la procédure humiliante et paralysante des douzièmes provisoires pendant plusieurs mois après le 1er janvier.
Le Parlement ne votait pratiquement jamais aucune loi de règlement. La France ne donnait donc jamais quitus à ses ordonnateurs et à ses comptables, contrairement aux principes fondamentaux et très anciens - depuis Philippe le Bel - de la comptabilité publique française ; les transports aux découverts du Trésor, quand il y en avait, n'avaient jamais ni caractère légal ni caractère définitif.
Une partie de la compétence parlementaire en matière fiscale était exercée par le pouvoir exécutif en vertu de la pratique inconstitutionnelle des décrets-lois inaugurée en 1948, car il fallait bien assurer au milieu des crises permanentes la continuité de la vie nationale et de l'Etat face à un Parlement défaillant.
Même si l'ordonnance de 1959 a constitué une forte contrainte pour l'exécutif comme pour le Parlement, alors qu'elle ne faisait que mettre en oeuvre pour l'essentiel le décret de Guy Mollet de 1956, et qu'elle est apparue d'emblée comme l'un des éléments fondamentaux de la rationalisation du Parlement voulue par la Ve République, même s'il a fallu rompre définitivement avec des pratiques inventées sous la IIIe République, souvent improvisées à la sauvette dans la nuit de Noël ou de la Saint-Sylvestre, comme le décrit si bien Eugène Pierre dans son ouvrage de droit parlementaire, même si les parlementaires ont été plus que réticents au début, cette ordonnance a permis à la République d'avoir enfin un état budgétaire et financier digne de ce nom, c'est-à-dire bien tenu - rigoureux et clair - comme l'exigent les citoyens.
Les auteurs de l'ordonnance comme ceux qui l'ont appliquée ont, d'une certaine manière, bien mérité de la République. Les ministres et les parlementaires, notamment les présidents et les rapporteurs généraux des commissions des finances ainsi que les fonctionnaires qui y sont attachés, l'ont interprétée au fil des ans, ont dégagé des pratiques et des souplesses - et je pense à l'application de l'article 18 sur les affectations, de l'article 42 sur les cavaliers budgétaires ou à la suppression effective des crédits - chaque fois que c'était possible, pour donner au Parlement un minimum de respiration sous le contrôle vigilant et rigoureux du Conseil constitutionnel.
Cette ordonnance fut une telle novation dans le régime parlementaire qu'elle a été copiée par de très nombreux Etats francophones et même anglophones.
En outre, malgré de très vives critiques, surtout au début de la Ve République, elle n'a jamais été vraiment modifiée, et elle n'a pas vraiment donné lieu à un foisonnement de propositions de loi organique - moins d'une quarantaine en plus de quarante-deux ans. Pourtant, tout conduit à penser qu'elle n'était pas sur tous les points rigoureusement conforme à la nouvelle Constitution de 1958.
Je forme le voeu que nous puissions, demain, rendre le même hommage aux auteurs de la loi organique de 2001 et à ceux qui, au Gouvernement comme au Parlement, seront ses praticiens.
J'ai la faiblesse de penser que c'est parce que l'ordonnance de 1959 a finalement su convaincre des majorités successives de l'importance de la tenue correcte et à bonne date des comptes publics que le Parlement a pu arracher, en 2001, le droit de réformer lui-même cette « colonne du temple » mise en place en 1959.
Après Guy Mollet en 1956 et l'équipe des directeurs du ministère des finances en 1958, souhaitons que nos collègues Didier Migaud et Alain Lambert aient bien oeuvré pour concilier, compte tenu des nombreuses et lourdes contraintes constitutionnelles, les indispensables libres délibérations et curiosités du Parlement et les toujours nécessaires intérêts budgétaires de l'Etat.
Ce texte sera une grande première en France après la litanie des textes intervenus dans notre pays pour réglementer la matière budgétaire depuis Philippe le Bel, qui, sauf brièvement sous la Révolution française, émanaient toujours de l'exécutif et même des services : n'oublions pas que la direction du budget a dû supporter pendant presque quarante-cinq ans bien des critiques injustes et, parfois, des mises en cause personnelles, mais elle a tenu bon, car elle savait qu'elle était aussi comptable devant la République de la bonne tenue de ses comptes et que face à des pouvoirs parfois défaillants il faut bien un cerbère pour garder la Maison.
C'est une grande loi organique d'origine parlementaire, votée presque à l'unanimité, qui prend le relais et qui devient en France, et pour l'étranger aussi, le modèle de référence des procédures indispensables à la bonne gestion des finances publiques du XXIe siècle.
On verra très vite si l'objectif poursuivi en priorité par la nouvelle loi organique, c'est-à-dire le contrôle parlementaire mais surtout la maîtrise des dépenses, sera atteint ou si nous échouerons. Ce qui est fondamental, c'est de bien respecter d'emblée la nouvelle procédure.
Les programmes sont la conséquence des missions : les missions ne peuvent pas être l'addition pure et simple des programmes !
Il faut d'abord arrêter le montant des missions puis ensuite en tirer les conséquences pour en déduire le montant de chaque programme. Je me suis rendu compte, monsieur le ministre, que nombre de vos collègues avaient compris le contraire : si leur thèse devait l'emporter, la colonne vertébrale de la loi organique serait brisée.
Le Parlement a créé l'outil. C'est maintenant au Gouvernement qu'il appartient de s'en servir sans le compromettre simplement d'ailleurs parce qu'après la loi de finances pour 2006, qui sera la première en vertu de la nouvelle loi organique, arriveront les élections de 2007.
N'oublions pas, mes chers collègues, que la distribution de l'argent public par saupoudrage désordonné en direction des catégories les plus remuantes n'a jamais permis de gagner une élection, au contraire ! On ne donne, en effet, jamais assez à ceux qui reçoivent - et c'est toujours trop tard -, tandis que ceux qui n'ont rien sont furieux et jaloux. Finalement, tout le monde se venge sur le distributeur !
Bref ! la loi organique vivra ou se brisera, d'abord selon ce que le Gouvernement en fera. Ne doutez pas que les assemblées, très attachées à ce travail, sauront être vigilantes ! Car si la loi organique se brise faute de courage politique, c'est la France qui en pâtira, la France dont nous sommes tous comptables, majorité et opposition, Parlement et Gouvernement.
Monsieur le ministre, la balle est dans le camp du Gouvernement, et notamment dans le vôtre, même si nous savons bien que le bon respect de la nouvelle loi organique ne conduira pas nécessairement - comme Nicole Bricq l'a dit tout à l'heure - à l'approbation automatique de toutes les politiques que vous nous présenterez.