… dans un esprit non seulement sanitaire, qui relève de sa compétence propre, mais plus largement humanitaire, qui restera comme le trait dominant de cette démarche.
Le mérite en revient à tous ceux qui, depuis longtemps déjà au Sénat, et spécialement à la commission des lois – en particulier sous l’impulsion de son président actuel –, se sont préoccupés du problème des prisons et ont fait ce qu’il fallait pour que nous n’ayons pas, en somme, la conscience tranquille à cet égard. Notre rapporteur et ceux qui l’ont aidé ont été exemplaires, je n’hésite pas à l’affirmer : exemplaires par leur souci d’une connaissance concrète, précise, des situations de fait, qui est essentielle ; exemplaires par la qualité de leurs réflexions ; exemplaires par des propositions qui ont su allier ce qu’il faut d’idéal, comme toujours, avec ce qu’il faut, hélas ! de pragmatisme.
Ayant dit cela, je ne peux me contenter d’enregistrer et de saluer les résultats acquis en commun avec nos collègues députés. Sans doute ces résultats sont-ils consistants et permettent-ils d’espérer de réelles améliorations – dans la mesure où le Gouvernement, et je lui fais pleinement confiance, saura les mettre en œuvre avec fidélité et persévérance.
Pour autant, nous ne saurions nous déclarer satisfaits et assurés en conscience d’avoir apporté la meilleure des solutions aux problèmes que pose notre système dit « pénitentiaire », expression qui est en elle-même révélatrice d’un certain archaïsme intellectuel.
En m’autorisant maintenant de l’expérience de l’avocat, mais aussi, si vous me le permettez, de celle de l’administrateur que j’ai été au début de ma vie professionnelle – où j’eus précisément à diriger une maison d’arrêt pendant assez longtemps et dans une période assez difficile, à savoir la fin du protectorat au Maroc –, je tiens à exprimer mon sentiment profond : le système global de l’incarcération en tant que mode de traitement de la délinquance mérite non seulement d’être amélioré ponctuellement, comme nous essayons de le faire, mais aussi d’être repensé en profondeur, pour la simple raison qu’il a cessé depuis longtemps – à supposer qu’il y soit jamais parvenu – d’engendrer les résultats pour lesquels il a été créé, et qui sont supposés le justifier.
L’incarcération telle que nos sociétés la pratiquent le plus souvent n’est ni une pénitence qui serait ressentie comme équitable en dépit de sa rigueur – elle est bien davantage perçue comme une humiliation démoralisante et souvent, trop souvent, cruelle –, ni un mode de correction et d’amendement des comportements, il s’en faut de beaucoup, ni une prévention efficace de la récidive. L’incarcération, avouons-le, est globalement un échec.
Est-elle pour autant un mal nécessaire ? Je n’en suis même pas sûr dans la mesure où j’ai la conviction que des modifications substantielles, et qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement coûteuses, pourraient améliorer significativement une situation dont nul ne peut ignorer le caractère déplorable, au point de constituer une véritable honte pour nos sociétés dites « avancées » et qui se targuent orgueilleusement d’« humanisme ».
On me taxera, inévitablement, d’utopie, mais je rejette cette accusation par l’évocation d’exemples concrets que j’ai vécus, soit dans la période où j’ai été directeur de prison – eh oui, cela peut arriver ! – soit comme sénateur.
Directeur de prison, j’ai pratiqué et généralisé un système de brèves suspensions de détention pour circonstances familiales, appelées « permission de quelques jours », qui se sont révélées très bénéfiques.
Par ailleurs, ayant à faire face à un accroissement considérable du nombre de détenus à la suite d’une émeute – la fin du protectorat fut en effet une période troublée –, j’ai organisé avec succès, je crois pouvoir le dire, des travaux collectifs de plein air, qui étaient du reste fort peu surveillés, afin d’éviter à ces détenus, au nombre d’une centaine, les rigueurs des camps auxquels ils étaient destinés. Je souligne que nous n’avons, dans cette circonstance, enregistré ni évasions ni désordres trop fréquents, même s’il y a, bien entendu, un minimum incompressible.
Sénateur, j’ai participé à la démarche de nos anciens collègues Jacques Larché et Guy-Pierre Cabanel – je suis heureux d’avoir l’occasion de citer leurs noms – nous engageant dans la pratique du bracelet électronique. Cette démarche, qui était alors considérée avec beaucoup de méfiance et le plus grand scepticisme, se révèle aujourd’hui appropriée dans des cas de plus en plus nombreux.
Madame le garde des sceaux, mes chers collègues, de tels exemples montrent qu’il faut non pas se laisser aller à la résignation et au scepticisme, mais se convaincre qu’il existe des alternatives à l’incarcération pure et simple, à l’incarcération sommaire que nous connaissons, et que celles-ci doivent être expérimentées avec persévérance et imagination.
Cela vaut a fortiori – ce sera la dernière, mais non la moindre de mes réflexions – pour les détenus en situation de prévention et non de sanction.
On ne le dit pas assez, il est scandaleux et insupportable que des êtres humains, non reconnus coupables et placés en détention préventive, subissent le même sort que les condamnés, et dans ses modalités les plus cruelles puisqu’ils sont détenus dans des maisons d’arrêt et non des centrales, où les conditions de vie sont moins déplorables. Ainsi, ceux qui sont encore présumés innocents sont traités d’une manière pratiquement aussi rigoureuse que des personnes reconnues coupables par la justice. Je sais bien que des efforts sont faits pour les distinguer, mais ils restent en réalité tout à fait insuffisants. Il y a vraiment là de quoi être profondément choqué !
S’il est, parmi tant d’autres, une leçon à retenir de la terrible affaire d’Outreau et que nous devons sans cesse rappeler, c’est bien celle-là, et il ne devrait pas être impossible de prendre assez rapidement les mesures appropriées pour corriger des pratiques aussi regrettables, qui concernent environ le quart des personnes détenues actuellement.
Voilà pourquoi nous devons être conscients du fait que la conclusion positive de la phase législative à laquelle nous souscrivons pleinement – le groupe de l’Union centriste votera, bien entendu, le texte – ne saurait nous autoriser à refermer ce dossier : il doit rester ouvert, et dans nos consciences et dans nos travaux.
Selon la formule d’Albert Camus, « une société se juge à l’état de ses prisons ». Il y va de l’idée que nous nous faisons de la dignité humaine – c’était un peu le sens de votre conclusion, madame le garde des sceaux – comme de l’idée que nous nous faisons d’une civilisation, une idée qui implique un peu moins de satisfaction et un peu plus d’exigence. §