Intervention de Jean-Patrick Courtois

Réunion du 30 mars 2010 à 14h30
Débat sur l'encadrement juridique de la vidéosurveillance

Photo de Jean-Patrick CourtoisJean-Patrick Courtois, au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la commission des lois a décidé, le 16 avril 2008, la création d’un groupe de travail sur la vidéosurveillance, composé de notre collègue Charles Gautier et de moi-même.

De nombreux déplacements et auditions ont nourri notre réflexion sur le régime juridique et sur la pertinence de la vidéosurveillance, au moment où celle-ci commençait à connaître un développement accéléré.

Avant de vous présenter quelques-unes des conclusions auxquelles nous avons été conduits à l’issue de ces travaux, il me paraît important de faire un bref état des lieux de l’utilisation de cette technologie.

Il est clair que si la vidéosurveillance fait toujours l’objet de débats, ceux-ci ont quelque peu changé de nature.

En effet, lors de la mise en place des premiers systèmes, au cours des années quatre-vingts, puis lorsque certaines communes ont décidé d’utiliser cet instrument pour surveiller la voie publique afin de lutter contre la délinquance, les débats ont été vifs : cette technologie ne menaçait-elle pas les libertés individuelles et collectives, en particulier la vie privée et la liberté d’aller et venir ? N’allait-on pas vers une société de surveillance généralisée, au point de donner vie, à peu près à la date imaginée par son créateur, au fameux Big Brother ?

Plusieurs éléments ont cependant contribué à apaiser ces craintes, au moins en partie. Est tout d’abord intervenue la création d’un cadre juridique spécifique, par la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité de 1995, qui instaure un régime d’autorisation préfectorale de la vidéosurveillance sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public. Parallèlement, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL, est compétente pour les lieux privés et lorsque les enregistrements sont utilisés dans un traitement automatisé.

Le fonctionnement et l’usage concrets des systèmes de vidéosurveillance ont également quelque peu rassuré. Ainsi, nous avons demandé aux personnes entendues lors de nos travaux si elles avaient eu connaissance de dérapages ou d’utilisations abusives de la vidéosurveillance, qui auraient en particulier porté atteinte au respect de la vie privée. Or, aucune utilisation manifestement abusive ne semble avoir été constatée dans les espaces publics.

Ainsi, la vidéosurveillance est aujourd’hui une pratique assez largement acceptée par nos concitoyens et mise en œuvre par des élus locaux de tous bords.

Fort de ce constat, l’État a décidé de s’impliquer davantage aux côtés des collectivités pour la développer dans les espaces publics. Il a ainsi prescrit des normes techniques minimales pour homogénéiser les systèmes et rendu possible le report des images vers les services de police et de gendarmerie.

Ces ajustements législatifs, qui n’ont toutefois pas modifié le cadre légal général de la vidéosurveillance dans les espaces publics, ont été suivis d’un engagement financier et politique en faveur de cette technologie : lancement, à l’été 2007, d’un plan national de développement de la vidéoprotection, avec comme objectif de passer de 20 000 à 60 000 caméras surveillant la voie publique en deux ans ; création sur l’initiative du ministre de l’intérieur d’une commission nationale de la vidéosurveillance en novembre 2007 ; mise en place d’un comité de pilotage stratégique chargé de concevoir et de promouvoir de nouvelles mesures.

Le Président de la République, quant à lui, a accéléré en 2009 la mise en place du plan national de la vidéoprotection. Aux projets financés chaque année sur les crédits du Fonds interministériel de prévention de la délinquance s’ajoute ainsi en 2009 et en 2010 un programme comprenant notamment la mise en place de systèmes municipaux « types » de vidéosurveillance urbaine qui tirent les leçons de certains échecs passés, en prévoyant une densité de caméras significative, l’existence d’un centre de supervision urbain et son raccordement aux forces de l’ordre.

Enfin, le plan « 1 000 caméras » a été adopté à Paris. Issu d’une collaboration entre la préfecture de police et la mairie de Paris, il prévoit la mise en place de plus de 1 200 nouvelles caméras en plus des quelque 300 déjà présentes.

Au total, on comptait en 2007 environ 340 000 caméras autorisées dans les espaces publics au titre de la loi de 1995, ce nombre étant bien sûr aujourd’hui très largement dépassé. La grande majorité d’entre elles sont installées dans des établissements privés recevant du public, le reste dans les transports et sur la voie publique.

Cette implication accrue de l’État ne doit cependant pas occulter les nombreuses questions qui se posent encore et que nos travaux ont permis de soulever.

D’abord, le débat sur la conciliation de la vidéosurveillance avec les libertés individuelles n’est pas clos. Au contraire, l’émergence de formes plus évoluées de cette technologie le rend peut-être plus nécessaire qu’auparavant. Aux caméras défaillantes et aux images floues des premiers temps ont en effet succédé des systèmes plus performants, en attendant la vidéosurveillance dite « intelligente », capable de détecter dans une foule des mouvements ou des sons anormaux. La biométrie, c’est-à-dire au premier chef la reconnaissance faciale, est également en cours d’expérimentation.

En outre, les usages de la vidéosurveillance se diversifient : de plus en plus de véhicules des forces de l’ordre sont équipés de caméras embarquées, afin notamment de fournir à l’autorité judiciaire des précisions sur les conditions des interpellations. §La mise en œuvre du système de lecture automatisée de plaques d’immatriculation, dite LAPI, automatisé et couplé à des traitements informatiques, est un autre exemple de cette diversification.

Face à ces évolutions, le Conseil constitutionnel a récemment rappelé, au travers de sa décision du 25 février 2010 sur la loi renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public, que le législateur ne pouvait créer de nouveaux usages en matière de vidéosurveillance sans prévoir les garanties nécessaires à la protection de la vie privée.

Parallèlement au débat sur les libertés, celui sur l’efficacité de la vidéosurveillance se poursuit. À cet égard, l’expérience anglaise doit nous servir d’avertissement, car elle révèle les quatre erreurs à ne pas commettre : prévoir une phase de conception trop courte ; installer des caméras ne fournissant que des images de mauvaise qualité ; ne pas former les policiers et les gendarmes à l’utilisation de ces images ; enfin et surtout, ne pas permettre aux forces de sécurité d’exploiter suffisamment les images à des fins d’investigation et à l’autorité judiciaire de les utiliser comme preuve au procès pénal.

Nous avons cependant pu constater que certaines collectivités essayaient déjà d’éviter ces écueils et visaient d’emblée la qualité. Nous avons ainsi été frappés par l’expérience de la communauté d’agglomération de la vallée de Montmorency, qui a mis en place un système de vidéosurveillance à l’échelle intercommunale, au terme d’une réflexion de quatre ans menée dans le cadre du conseil intercommunal de sécurité et de prévention de la délinquance.

Après ce rapide état des lieux de la vidéosurveillance, j’en viens maintenant au cadre juridique.

Il résulte de nos travaux que ce cadre ne permet plus de satisfaire à la double exigence d’efficacité et de préservation des libertés publiques que j’ai évoquée.

Les problèmes sont multiples : il existe des conflits de compétence non tranchés entre la CNIL et les préfets, selon le lieu et la technologie utilisée ; le contrôle n’est pas homogène sur le territoire national et les nouvelles utilisations de la vidéosurveillance sont mal prises en compte par les textes, qui n’autorisent pas la souplesse nécessaire, en particulier pour les petites communes qui souhaitent développer des systèmes d’ampleur limitée ou temporaires.

C’est pourquoi, en suivant pour l’essentiel les conclusions de notre rapport, mais en m’en éloignant quelque peu sur un point, car ma réflexion a évolué depuis sa publication voilà déjà plus d’un an, j’aimerais suggérer une évolution de ce cadre vers un dispositif à trois niveaux : réflexion et conception, autorisation, contrôle. Chacun de ces niveaux impliquerait une autorité différente, de manière à assurer un équilibre favorable à la préservation des libertés.

En premier lieu, le développement de l’expertise sur les caractéristiques techniques et sur les bonnes pratiques en matière de vidéosurveillance, l’évaluation de la performance des technologies existantes et à venir sont indispensables pour améliorer l’efficacité de cet outil dans la lutte contre la délinquance.

Ce rôle pourrait être tenu par une commission nationale de la vidéosurveillance renforcée, qui l’exercerait au bénéfice de l’État, des collectivités et des entreprises. Cette commission participerait ainsi notamment à l’actualisation des normes techniques en la matière.

En deuxième lieu, l’autorisation des systèmes de vidéosurveillance resterait une compétence de l’État, exercée au travers de ses préfets. Sur ce point, il n’y aurait donc pas d’évolution par rapport au droit actuel.

En troisième lieu, et je développerai un peu plus longuement ce point, le contrôle des dispositifs de vidéosurveillance de la voie publique et des lieux ouverts au public pourrait être confié à la CNIL, qui l’exerce déjà pour les lieux privés et pour les dispositifs combinés à des traitements automatisés de données. En effet, tout le monde s’accorde à reconnaître que le contrôle aujourd’hui exercé par les commissions départementales de vidéosurveillance est à la fois insuffisant et morcelé, notamment du fait de la non-permanence de ces commissions et de leur manque d’expertise technique.

L’attribution de cette fonction de contrôle à la CNIL serait de nature à améliorer considérablement la situation. En effet, comme nous l’avons souligné dans notre rapport, la technicité de la matière requiert des contrôleurs professionnels, crédibles face aux responsables des systèmes, aux collectivités et aux entreprises. La CNIL dispose de la compétence et de l’expérience nécessaires pour avoir cette crédibilité.

En outre, elle jouit d’une certaine notoriété et sa visibilité est susceptible d’inciter les personnes constatant des abus à les signaler davantage. La CNIL est d’ailleurs déjà souvent saisie de demandes émanant de personnes qui ne savent pas nécessairement – peut-on le leur reprocher ? – que le contrôle de la vidéosurveillance varie selon les lieux, ouverts au public ou privés, dans lesquels les systèmes sont installés, et selon la technologie mise en œuvre.

Cette option préserverait également les deniers publics. En effet, la CNIL pourra, lors d’une même opération de contrôle et sans augmentation significative de ses coûts de fonctionnement, vérifier la licéité des traitements de données à caractère personnel et contrôler la conformité des systèmes de vidéosurveillance aux arrêtés préfectoraux les autorisant. Elle ferait ensuite parvenir au préfet et au responsable du système, c’est-à-dire souvent au maire, un rapport faisant état des résultats de ce contrôle et pourrait demander au préfet la suspension ou même la suppression d’un système non conforme à l’autorisation de création. De plus, les maires pourraient solliciter directement la CNIL afin de faire valider leur système de vidéosurveillance. La commission interviendrait alors dans un esprit de conseil et de prévention, et non de répression.

Par ailleurs, la CNIL pourrait s’appuyer, dans l’exercice de cette nouvelle mission, sur le réseau des correspondants informatique et libertés au sein des entreprises et des collectivités locales, correspondants dont la proposition de loi visant à mieux garantir le droit à la vie privée à l’heure du numérique, récemment adoptée par la Haute Assemblée, tend d’ailleurs à généraliser la présence dans les grandes organisations.

Ainsi, pourquoi confier à une nouvelle instance le rôle de préserver les libertés publiques en matière de vidéosurveillance, alors qu’une autorité administrative indépendante qui existe déjà et fonctionne très bien en a parfaitement la capacité ?

D’autres évolutions préconisées par notre rapport concernent la souplesse de mise en place et d’utilisation de la vidéosurveillance.

Afin de faciliter l’adaptation des systèmes dans le temps, il serait ainsi préférable, plutôt que de délivrer une autorisation pour chaque caméra installée, de pouvoir délimiter des zones vidéosurveillées, à l’intérieur desquelles le responsable du système pourra déplacer librement des caméras et en moduler le nombre dans la limite d’un plafond, après simple notification au préfet. En effet, il n’est pas raisonnable que la moindre modification du mobilier urbain rendant nécessaire de déplacer une caméra de quelques mètres oblige le maire à demander une nouvelle autorisation. Dans ce domaine, le décret du 22 janvier 2009 représente une avancée, mais il faut aller encore plus loin.

Dans le même esprit, nous avons pu constater l’excessive lourdeur de la procédure d’autorisation, qui était la même pour une petite mairie souhaitant installer quelques caméras et pour une agglomération mettant en place un réseau complet de vidéosurveillance exploité en temps réel. Là encore, les avancées du décret du 22 janvier 2009 semblent insuffisantes.

Une plus grande souplesse est également nécessaire pour que les élus locaux puissent assurer la sécurité lors des manifestations sportives ou d’autres rassemblements de grande ampleur. Pourquoi ne pas créer une autorisation permanente d’installer des caméras sur un site défini, chaque fois que la nécessité s’en fera sentir et seulement pour la durée de la manifestation, de sorte que les démarches administratives soient faites une fois pour toutes ?

En contrepartie de cette souplesse accrue, les zones de vidéosurveillance devraient être plus clairement signalées au public. Dans un esprit de transparence, un compte rendu du fonctionnement des systèmes de vidéosurveillance pourrait figurer parmi les annexes au budget primitif ou, plus exactement, au compte administratif de la commune ou de l’établissement public de coopération intercommunale, au même titre, par exemple, que la liste des délégataires de service public. Ce compte rendu serait publié.

J’espère, mes chers collègues, que ces quelques propositions pourront contribuer à alimenter nos débats lors de l’examen, dans quelques semaines, du projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, ou LOPPSI.

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