…semble contredire tous les préceptes de la théorie économique.
Où est d’ailleurs la cohérence de l’action économique de ce gouvernement ? Certainement pas dans la contradiction insoluble entre, d’un côté, la volonté de faire de la France un pays moteur de la révolution numérique en mettant lourdement à contribution les opérateurs de télécommunications et, de l’autre, l’invention d’une nouvelle taxe pesant sur le chiffre d’affaires de ces mêmes entreprises prévue par le projet de loi ordinaire que nous examinons.
Tout en appelant fortement de nos vœux la participation des groupes de télécommunications au financement de la création, que le projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet ne prévoit malheureusement pas, nous ne pouvons que nous interroger sur le bien-fondé économique des taxes créées par cette réforme. D’une part, leurs produits ne compenseront pas le coût des nouvelles dotations consenties provisoirement aux sociétés de l’audiovisuel public mais, surtout, leur impact financier pour les entreprises assujetties sera directement répercuté sur les prix des abonnements téléphoniques qu’elles vendent, c’est-à-dire, en fin de compte, sur le pouvoir d’achat des ménages !
L’entrée en vigueur des dispositions du projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision entraînera donc un bouleversement profond de l’ensemble de l’économie du paysage audiovisuel français, dont la fin réelle – protéger et renforcer les groupes privés historiques – s’oppose fondamentalement à la nécessité démocratique d’entretenir un « écosystème » favorable à la diversité et à la pluralité des acteurs, publics et privés.
J’en viens au deuxième point, qui concerne la remise en cause du service public.
Ce texte organise en réalité l’affaiblissement du service public pour mieux préparer sa transformation en instrument du pouvoir.
Depuis un an, rien n’aura été épargné aux collaborateurs de France Télévisions : de l’annonce « surprise » de la suppression de la publicité depuis le palais présidentiel jusqu’à l’ordre donné à la direction du groupe de ne plus commercialiser d’écrans publicitaires après vingt heures dès le 5 janvier, en passant par le vœu du patron du Service d’information du Gouvernement, le SIG, de diffuser une « émission de communication gouvernementale » sur les antennes du service public.
Plus fondamentalement, la transformation de France Télévisions en entreprise unique, changement qui pourrait être utile pour accompagner la mutation de la télévision publique en « média global », ne s’accompagne ni de garantie sur la pérennité du périmètre du groupe ni d’aucune assurance sur le maintien de l’identité de ses chaînes, de leur autonomie éditoriale et de leurs moyens de fonctionnement.
Qui plus est, certains, dans les sphères gouvernantes, ont entretenu avec une délectation certaine ce climat d’instabilité : par exemple, lorsqu’un parlementaire réputé proche du chef de l’État – vous le connaissez tous – multiplie les déclarations fracassantes en semblant devancer les désirs de ce dernier ; plus encore, lorsque les services du Premier ministre oublient de mentionner, dans le projet de cahier des charges de la future entreprise unique, le caractère national des programmes d’information diffusés par France 3, fragilisant par cette omission l’existence de la rédaction du siège de la chaîne, dont le 19/20 est pourtant une référence en matière de journaux télévisés, rencontrant un réel succès d’audience depuis sa création.
Dans le même temps, la volonté de créer une « voix de la France » hors de nos frontières a précipité la restructuration des opérateurs de l’audiovisuel public extérieur. La suppression de la diffusion des programmes de RFI en de nombreuses langues, dont l’allemand et le russe, ne peut que susciter l’inquiétude de tous ceux qui sont attachés au rayonnement de notre culture à l’étranger, en particulier sur le continent européen.
C’est donc dans une ambiance délétère, marquée par les restrictions budgétaires touchant aux missions internationales des grands reporters comme aux productions locales de France 3, que les équipes de notre télévision publique continuent à travailler, avec un dévouement auquel la représentation nationale doit rendre hommage et qui permet aux programmes du service public de réunir encore près de 35 % des téléspectateurs, ce qui fait de France Télévisions l’un des premiers groupes audiovisuels européens par son audience.
Comme le soulignait récemment Dominique Wolton, la réforme en cours est d’autant plus injustifiée qu’« après deux décennies de crise d’identité face aux chaînes privées, la télévision publique commençait à retrouver sa place, grâce au public qui ne l’a jamais lâchée ».
Le brutal retour en arrière que nous propose le Gouvernement dans l’organisation et le fonctionnement de la télévision publique est d’autant plus inacceptable que, une nouvelle fois, le mépris du Parlement et de toute forme de délibération publique gouverne l’élaboration des projets de loi le transcrivant. Conformément à la pratique en vigueur depuis mai 2007 au sommet de l’État, l’annonce de la réforme par le Président de la République fut en effet suivie d’une période de grande confusion, significative d’une personnalisation extrême du pouvoir, qui aboutit à la création d’une nouvelle structure ad hoc chargée de légiférer à la place du législateur, dans la lignée des commissions Attali, Mallet et autre comité Balladur. Et ce n’est pas fini !
Installée le 19 février 2008, et réunissant notamment les compétences et l’expérience de professionnels reconnus du secteur de l’audiovisuel, la commission Copé dut vite convenir que la seule solution pour assurer un financement pérenne de la télévision publique sans le complément des recettes publicitaires était bien sûr d’augmenter la redevance. Immédiatement rappelé à l’ordre par le chef de l’État, le président de la commission dut battre en retraite. D’où le « bricolage » auquel ressemblent les propositions de la commission Copé, alternant efforts de gestion aux effets de réduction des coûts surévalués et création de nouvelles taxes sans logique économique.
Tous les connaisseurs de l’audiovisuel savent pourtant, à l’instar de ce que recommande l’Union européenne de radiodiffusion, l’UER, que l’une des deux conditions nécessaires à l’indépendance de l’audiovisuel public tient à ce que son financement soit assuré par un régime sûr et pérenne, garant des moyens utiles à l’accomplissement de sa mission de service public, et dont les modalités de fixation et d’allocation ne sauraient dépendre du bon vouloir du gouvernement en place.
Dès lors, il revient à ce gouvernement la responsabilité de graver dans le marbre de la loi les modalités d’un régime de financement aussi exigeant, en respectant chacun des critères que je viens d’énoncer, comme le font d’ailleurs de nombreux voisins européens de la France, telle l’Allemagne, dont l’expérience a été citée en exemple par Mme le rapporteur.
Parfaitement au fait de ces problématiques, la commission des affaires culturelles, sur l’initiative régulière de notre ancien collègue M. de Broissia, et avec le soutien permanent du président Valade, a renouvelé depuis longtemps sa préoccupation que le financement de l’audiovisuel public soit assuré par une ressource dynamique et pérenne, en proposant notamment d’indexer l’évolution du taux de la redevance sur l’inflation.
Mais l’augmentation, même minime, de la redevance constitue une « rupture » d’autant plus inacceptable pour le chef de l’État que le sous-financement chronique que subit France Télévisions, en particulier, depuis quelques années est directement lié au retour de la droite au pouvoir en 2002. Parmi les premières décisions du gouvernement Raffarin figurait en effet l’arrêt du plan de développement numérique de France Télévisions, conçu par Marc Tessier.
Parallèlement, les pouvoirs publics organisèrent le tarissement du financement de ce plan ambitieux, qui était assuré par une augmentation progressive du taux de la redevance.
Ainsi était brisé le cercle vertueux enclenché par la loi Trautmann-Tasca d’août 2000 et concrétisé par la signature du premier contrat d’objectifs et de moyens liant France Télévisions à l’État, dont la poursuite aurait achevé la transformation de la télévision publique en un groupe puissant et diversifié, doté d’une stratégie numérique ambitieuse et d’un financement public pérenne et dynamique.
Dans ce contexte, la seule annonce de la décision de supprimer la publicité des antennes de la télévision publique, qui suffit à entraîner la migration d’une part importante des investissements publicitaires vers les chaînes privées dès 2008, a profondément mis en danger l’équilibre économique de France Télévisions.
Expliquez-nous, madame la ministre, comment les dirigeants de France Télévisions pourront financer, dans cette situation, les investissements nécessaires à la transformation des antennes publiques en média global, dont le coût annuel a été évalué à 200 millions d’euros par la commission Copé, tout en assurant le retour à l’équilibre des comptes et en reconstituant les capitaux propres et la trésorerie de l’entreprise !
Expliquez au Sénat, chambre représentative des collectivités locales, comment la direction de France Télévisions, soumise à de telles contraintes financières, pourra continuer à faire fonctionner les antennes régionales de France 3, qui diffusent des programmes d’information et de proximité auxquels les Français sont si attachés !
Sauf à croire aux miracles, la réponse est simple : la direction de France Télévisions devra restructurer en profondeur le groupe, en supprimant de nombreux emplois et en « taillant » dans les budgets des programmes, voire en sacrifiant une partie de son périmètre.
Quant au troisième point, il consiste à remettre en cause l’indépendance de l’audiovisuel public.
Il faut toujours se rappeler quel état d’esprit anime le chef de l’État dans ses rapports avec la presse, cet état d’esprit ayant notamment été révélé lorsqu’il déclara publiquement rêver d’en « finir avec le journalisme de dénigrement pour promouvoir un journalisme pédagogique de l’action gouvernementale ».Voilà sa doctrine !
La véritable « reprise en mains » que connaissent actuellement RFI et France 24 s’inscrit parfaitement dans cette logique, avec les licenciements, depuis septembre dernier, de trois responsables de la rédaction de France 24, professionnels reconnus, dont deux sont des journalistes titulaires du prix Albert Londres.
La même logique est à l’œuvre avec cette réforme, qui inscrira la vie sociale des chaînes de radio et de télévision publiques dans l’agenda politique, celui qui rythmera la nomination et la possible révocation de leurs dirigeants. Désormais, les dirigeants des chaînes publiques ne se donneront plus pour objectifs la qualité des programmes ou la crédibilité de l’information diffusés sous leur responsabilité, car ils seront obsédés par la seule ambition de durer, c’est-à-dire de ne pas déplaire au pouvoir.
Dans un tel contexte, comment les journalistes, mais aussi les responsables d’unités de programme, pourraient-ils rester tout à fait libres de leurs choix éditoriaux, tout à fait indépendants dans leur travail ?
C’est à l’intégrité et à la crédibilité mêmes du travail des journalistes et de tous les professionnels de la télévision que sont les collaborateurs de France Télévisions que cette réforme porte aujourd’hui atteinte.
Souvenons-nous, mes chers collègues, que c’est notre assemblée qui amenda, sur l’initiative du groupe socialiste, le projet de loi constitutionnelle voulu par le Président de la République, afin que notre loi fondamentale dispose, dans son article 34, que « la loi fixe les règles concernant [...] la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias [...] ».
Cette nouvelle obligation incombant au législateur devrait obliger celui-ci à concevoir un régime de désignation des dirigeants des organismes de l’audiovisuel public garantissant leur liberté à l’égard du pouvoir.
Un nouveau régime de nomination et de révocation, digne de la radio et de la télévision publiques d’une grande démocratie, pourrait consister en l’élection de leurs présidents par les conseils d’administration des sociétés, qui seraient majoritairement composés de personnalités qualifiées désignées par un CSA lui-même profondément rénové et enfin indépendant.
Si, malheureusement, les projets de lois organique et ordinaire que nous examinons aujourd’hui n’étaient pas amendés afin de garantir l’indépendance du service public de l’audiovisuel du double point de vue des modalités de son financement et de la désignation de ses dirigeants, leur inconstitutionnalité serait évidente.