Madame la ministre, permettez-moi tout d’abord de vous dire à mon tour notre indignation devant le procédé choisi par votre gouvernement pour contourner le Parlement, en soustrayant du projet de loi la mesure présentée depuis un an comme l’élément phare de votre réforme : la suppression de la publicité.
C’est, à l’égard du Sénat, une véritable offense qui en dit long sur votre respect du Parlement. Non contente de décréter l’urgence qui n’autorise qu’une seule lecture, vous vous passeriez sans doute volontiers de l’examen au Sénat, en contradiction flagrante avec les beaux discours sur la récente révision constitutionnelle. Cela ne sera pas sans conséquence sur les relations futures entre l’exécutif et le Parlement.
Point n’est besoin de revenir sur la « philosophie » qui a inspiré l’annonce du 8 janvier 2008 et qui guide aujourd’hui votre projet de loi. Nombreux sont les parlementaires de l’opposition – certains aussi au sein de la majorité – à l’avoir clairement décryptée et dénoncée.
L’écran de fumée de la commission Copé a fait long feu, des participants de bonne volonté ont d’ailleurs déchanté et ont, à ce jour, le sentiment légitime d’avoir été leurrés.
Après ce simulacre de concertation, après le dépôt par plusieurs députés de votre majorité d’amendements qui ont déséquilibré un peu plus encore le texte original aux dépens de l’audiovisuel public et après la ferme « invitation » faite à Patrick de Carolis de décréter lui-même la fin de la publicité, parce que le Parlement refusait de se plier au délai que vous lui imposiez, quelle place reste-t-il, madame la ministre, pour le débat parlementaire au Sénat, pour engager un débat démocratique sur un sujet aussi fondamental que l’audiovisuel public, qui touche au droit à l’information, à la liberté d’expression et de création ?
Il ne suffit pas de se parer des plumes de la « modernisation » et de proclamer « une grande ambition culturelle » pour farder la vraie nature de votre réforme, qui, à mon sens, n’a d’autre objectif et n’aura d’autre résultat que de conduire à un affaiblissement très important et durable de l’audiovisuel public, que vous privez justement des moyens nécessaires à sa modernisation et à son développement.
Avec votre réforme, vous commettez une double faute, économique et démocratique, en imposant à l’audiovisuel public un double assujettissement : tout d’abord, une sujétion financière en le maintenant dans une situation de sous-financement alors que, dans le même temps, vous fournissez des ressources accrues au secteur privé et, ensuite, une sujétion politique en voulant placer la nomination de ses dirigeants dans les mains du seul Président de la République, en les rendant ainsi redevables.
C’est la sujétion politique qui inquiète le plus tous les démocrates de ce pays, attachés à un service public indépendant. La suppression de la publicité sur les chaînes publiques était, pour vous, une trop belle occasion d’opérer une révision politique de fond et le spectaculaire retour en arrière que constitue la nomination directe par le Président de la République des présidents de France Télévisions, mais aussi de Radio France et de la société Audiovisuel extérieur de la France. Vous rompez de la sorte avec l’ambition née au début des années quatre-vingt, sous l’impulsion du président Mitterrand, et qui semblait depuis faire largement consensus, de mettre l’audiovisuel public à distance du pouvoir politique.
C’est ainsi que la nomination des présidents des chaînes était confiée à une autorité indépendante, garante du pluralisme et de la diversité. Sur ce sujet, je veux tout de suite devancer vos arguties.
Vous faites si peu confiance à vos propres arguments que vous et votre ami Frédéric Lefebvre êtes allés exhumer mes propos dans des articles de presse, certains vieux de près de vingt ans ! C’est trop d’honneur que vous me faites, mais vous oubliez que, si la pensée est libre et la réflexion nécessaire en politique, seuls les actes comptent. Or, jamais les gouvernements de gauche auxquels j’ai eu l’honneur d’appartenir n’ont osé un tel retour en arrière à l’autorité quasiment monarchique et jamais ils n’ont remis en cause le rôle de l’instance indépendante de régulation, comme vous le faites aujourd’hui ! Madame la ministre, ayez le courage de vos propres arguments !
Qui croyez-vous convaincre lorsque vous présentez cette régression comme vertueuse, parce qu’elle lèverait une hypocrisie, le CSA ayant trop souvent agi, selon vous, sous l’influence du politique ? Si tel est votre diagnostic, que n’avez-vous proposé une réforme des missions et de la composition du CSA !
Votre empressement à lutter contre les hypocrisies demeure tout relatif.
La première de vos hypocrisies est le refus de décompter le temps de parole présidentiel, dont chacun constate qu’il ne joue pas en faveur du pluralisme compte tenu de l’usage quotidien des médias que fait l’actuel locataire de l’Élysée.
La deuxième hypocrisie est de prendre prétexte d’un système de nomination insatisfaisant, le CSA agissant, selon vous, sous l’influence du politique, après que votre majorité a nommé à sa tête, comme président – il vient d’ailleurs d’afficher sa solidarité avec vous sur ce projet de loi – un ancien directeur de cabinet d’un ancien Premier ministre issu de vos rangs.
La troisième hypocrisie consiste à légaliser des relations incestueuses entre le politique et le médiatique plutôt que de réformer un système dont chacun reconnaît qu’il demande à être amélioré, renforcé et démocratisé. Nous faisons mal, alors faisons pire !
Plus qu’un renoncement, c’est une faute politique, démocratique, morale même, que vous commettez et qui justifie l’opposition résolue qui est la nôtre.
Voyons un peu les faux-nez dont vous habillez cette régression.
Le premier d’entre eux est l’avis conforme du CSA, dont la composition résulte intégralement de nominations par des autorités appartenant à un seul et même parti, le vôtre.
Madame la ministre, par quel miracle le CSA, aujourd’hui suffisamment suspect, à vos yeux, pour justifier que lui soit retirée la compétence de nommer le président de France Télévisions, deviendrait-il demain une autorité suffisamment vertueuse et indépendante pour que son avis conforme soit garant d’une nomination incontestée ?
Un autre faux-nez est le vote qualifié des deux tiers des commissions des affaires culturelles des deux assemblées, niveau que la gauche n’a jamais été capable d’atteindre, à notre grand regret, au cours de la ve République – le mode de scrutin du Sénat n’y est d’ailleurs pas étranger – et qui fera du Parlement plus une chambre d’enregistrement des desiderata du Président qu’un pouvoir de contrôle.
En conséquence, nous sommes très loin de la modernisation qui prétendait guider la révision constitutionnelle.
Madame la ministre, votre réforme opère ce que nul autre pays européen ni aucun autre pays libre et démocratique n’avait osé entreprendre : mettre dans les mains du seul Président de la République la nomination et la révocation des présidents de l’audiovisuel public. L’audiovisuel public dans la main du pouvoir politique s’apparentera désormais davantage à une radio et une télévision d’État qu’à un service public.
Faut-il vous rappeler que le service public est non pas un instrument du pouvoir, mais un outil au service de l’intérêt général ? Pour nous, l’audiovisuel public est un bien commun de tous les citoyens dont l’État a le devoir de respecter et de garantir l’indépendance et la solidité, tout le contraire de ce que vous projetez d’en faire.
Maintenir et renforcer un organe indépendant d’arbitrage et de contrôle au cœur du dispositif de nomination est un impératif démocratique et constitutionnel. Je vous rappelle que le Conseil constitutionnel, par une décision du 26 juillet 1989, fait de la nomination des présidents de l’audiovisuel public par une autorité administrative indépendante une « exigence de caractère constitutionnel » « afin d’assurer l’indépendance des sociétés nationales […] et de concourir ainsi à la mise en œuvre de la liberté de communication proclamée par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Que pensera le Conseil constitutionnel de votre dispositif ?
Pour intéressantes qu’elles étaient – je me dois de parler au passé –, les propositions de la commission Copé sur cette question restaient insuffisantes, n’évoquant pas la question centrale de la composition du Conseil supérieur de l’audiovisuel.
Le mode actuel de nomination de ses membres n’offre pas les garanties du pluralisme et de la diversité. Il faut donc le réformer.
J’en viens au financement, qui, à mon avis, est la tare majeure de cette réforme.
Pourquoi ne pas envisager la suppression de la publicité sur les chaînes publiques ? C’est du domaine du possible, mais à la condition expresse d’assurer effectivement le remplacement intégral et pérenne des ressources ainsi supprimées et un financement accru pour couvrir toutes les nouvelles missions que vous prétendez leur assigner. Faute de quoi, votre réforme est un mauvais coup pour l’économie de l’audiovisuel public.
Or vous savez bien que vous ne garantissez rien de tout cela, puisque la droite n’a pas su créer, après six ans de gestion, le contexte économique favorable qui aurait permis à notre budget d’accompagner la réduction, voire la fin de la publicité.
Le plus étonnant avec cette majorité qui place toujours l’économie au premier rang de ses objectifs, c’est qu’elle fait une réforme qui, depuis un an, déstabilise complètement l’économie de l’audiovisuel public et, à travers lui, tout le secteur audiovisuel, et ce au mépris non seulement des intérêts du secteur public, mais aussi des évolutions du secteur privé. Votre « solidarité » avec les grandes chaînes vous aveugle.
Les taxes nouvelles que vous proposez d’instaurer ne résolvent en rien cette équation financière. Déjà réduites de moitié par les députés de la majorité, elles ne permettent que des rentrées aléatoires et placent ainsi l’audiovisuel public dans une situation de sous-financement chronique, d’insécurité financière accrue et de dépendance budgétaire totale.
Au-delà, c’est même la philosophie de ces taxes qui pose problème : comment souscrire à l’idée selon laquelle le financement de France Télévisions devra désormais dépendre de la bonne santé publicitaire et financière de ses concurrentes privées ? Comment ne pas voir combien il est anachronique d’aller rechercher le financement de l’audiovisuel public auprès de la nouvelle économie numérique ?
Cela témoigne de votre part d’une réelle cécité face aux révolutions majeures et durables qui se jouent dans l’un comme dans l’autre de ces secteurs et dont votre projet de loi ne prend aucunement la mesure. Preuve supplémentaire de cette erreur économique, votre projet de loi fait l’impasse totale sur la TNT et la situation spécifique des dix-huit chaînes gratuites qui constituent pourtant une innovation positive du PAF. Comment pouvez-vous leur appliquer la même imposition qu’aux chaînes historiques, au risque de les étouffer dans l’œuf ?
De même, vous faites l’impasse complète sur les télévisions locales, toutes en situation de grande fragilité. Erreur économique ou, là encore, volonté de favoriser les grandes chaînes privées ?
En l’absence d’un financement garanti au-delà de 2011, on voit mal, madame la ministre, comment France Télévisions pourra remplir sans difficulté ses différentes missions et comment il lui sera possible d’assumer les conséquences financières de l’entreprise unique et multimédia qu’elle a vocation à devenir. À cet égard, je dirai un mot de cette transformation.
Les missions de l’audiovisuel public requièrent certes une coordination, une cohérence, un projet commun, et de ce point de vue le principe de l’entreprise unique est juste. Il s’inscrit d’ailleurs dans le prolongement d’une dynamique que nous avions engagée avec la création de la holding par la loi du 1er août 2000. Mais les objectifs de diversité et de pluralisme exigent tout autant une multiplicité des centres d’initiative, une diversification des interlocuteurs face aux créateurs et producteurs et des offres de programme différenciées pour toucher les différents publics. C’est ce à quoi tendaient à répondre la multiplication et la diversité éditoriale des chaînes du service public de l’audiovisuel.
Or on ne trouve pas, dans ce texte, la garantie nécessaire de cette diversité, au-delà des protestations de pure forme, car vous vous gardez bien d’énumérer les antennes avec leurs spécificités. De plus, l’amendement n° 615 de MM. Kert et Lefebvre reste une pétition de principe fort peu convaincante. Il reviendra aux professionnels de France Télévisions et non à l’État de traduire cette nécessité de diversité dans l’organisation interne de l’entreprise.
Le financement de l’audiovisuel public est à l’évidence l’une des principales clés de son indépendance. La redevance, qui offre le double avantage de la stabilité des recettes et la transparence de leur affectation, reste, à cet égard, un levier précieux – le seul ! – que vous refusez pourtant d’actionner. Son indexation sur l’inflation, qui avait levé un certain espoir, était le minimum que vous puissiez faire, mais c’était sans compter sur votre volonté farouche de réduire le financement de l’audiovisuel public à peau de chagrin. J’en veux pour preuve l’absence de mesure de rattrapage du niveau de la redevance après six années de gel.
Ici même, lors de l’examen du collectif budgétaire, la commission des affaires culturelles, bravant tous les arguments dilatoires, a réussi à faire adopter sur toutes les travées un petit ajustement pour améliorer, dès 2008, le socle de la redevance. Hélas, la commission mixte paritaire y a mis bon ordre.
De plus, les recettes supplémentaires créées par l’indexation ne contribueront pas, semble-t-il, à accroître la compensation de la perte des recettes publicitaires. Comment ce maigre surplus viendra-t-il renforcer le budget de 2009 et comment, à l’avenir, l’augmentation résultant de l’indexation parviendra-t-elle au budget de France Télévisions ?
C’est clair : désormais l’audiovisuel public dépendra largement du budget de l’État.
Pour conclure, madame la ministre, je veux évoquer la dimension « culturelle » de votre projet.
D’une main, vous exigez « plus de culture » du service public, largement décrié par votre majorité en certaines occasions, sans lui en donner les moyens, au risque de l’enfermer dans une mission réductrice, au risque aussi de rompre l’équilibre difficile, mais que nous avons toujours défendu, entre chaînes publiques et chaînes privées, équilibre qui, pour les citoyens, est la meilleure garantie de liberté et de qualité des programmes.
De l’autre main, vous opérez un transfert considérable de ressources au profit du privé, vous libérez la publicité avec la deuxième coupure et le passage à l’heure d’horloge, et vous élevez les seuils de concentration. C’est vraiment beaucoup...
Vous n’avez guère d’égards pour le « mieux-disant culturel », que vos amis politiques ont si bien vendu en 1986, puisque vous exonérez de plus en plus les chaînes privées de leurs engagements culturels. Je crains que les créateurs et les producteurs, aujourd’hui rassurés par les accords signés avec les chaînes, ne passent de fait un marché de dupes. Demain, avec un audiovisuel public mis sur le flanc, vers qui pourront-ils se tourner pour que vive ce à quoi nous tenons : une création ambitieuse, diverse, indépendante ?
Votre réforme ouvre une ère très sombre pour le paysage audiovisuel français et pour tous les salariés de ce secteur. C’est pourquoi nous la combattons et nous espérons bien que ce texte sortira réellement modifié des débats au Sénat.