Nous connaissons le rôle pervers des annonceurs, la distorsion imposée aux programmes, le nivellement vers le bas de la diversité, de l’autonomie individuelle et de la pensée.
Toutefois, avant de toucher à une ressource, il faut définir une ambition, des objectifs, un phasage, des moyens sécurisés par un débat public, enrichi de l’expertise d’usage des professionnels et de la parole des spectateurs.
Ce ne fut pas la méthode du Président de la République. Comment ne pas penser, de nouveau, à Victor Hugo évoquant Napoléon III : « Il touche à tout, il court après les projets ; ne pouvant créer, il décrète. […] Il aime la gloriole, les paillettes, les grands mots… »
J’espère du moins que ce texte ne sera pas un coup d’État contre la télévision publique !
Pas moins de huit syndicats sont mobilisés. L’analyse de la situation par les professionnels est instructive ; la voici résumée : un déficit de départ de 135 millions d’euros ; de nouvelles missions culturelles, sociales et technologiques qui ne sont pas suffisamment financées ; des plages libérées qu’il faudra programmer ; des accords d’entreprise incertains et une transition sociale calamiteuse.
La navigation va aller de Charybde en Scylla : soit les ressources humaines serviront de variable d’ajustement, soit, à terme, une chaîne publique sera vendue au privé.
Pourquoi ne cite-t-on pas le nom des chaînes dans ce texte ? Pourquoi ne retrouve-t-on pas le mot « région » ? France 3 est-elle dès à présent promise ?
Déjà sommées de se plier à des créneaux étroits, déjà priées d’apporter leurs moyens humains et techniques à des producteurs extérieurs grassement payés pour des émissions ludiques à l’esprit de compétition douteux, déjà victimes du non-renouvellement du matériel et découragées de réaliser elles-mêmes des fictions, les antennes régionales sont aujourd’hui menacées, alors que la loi n’est même pas votée, de voir certaines de leurs éditions locales d’information supprimées, afin que les précieuses minutes précédant vingt heures soient attribuées à la publicité ! Elles se voient aussi dotées d’un créneau supplémentaire de onze minutes, sans qu’un euro de plus leur soit octroyé : c’est travailler plus, sans moyens en plus.
Les craintes de privatisation à terme ne sont pas des fantasmes. Depuis quelques années, on use des techniques bien connues de l’audit interne ou de l’inspection générale des finances, non pas pour qualifier l’outil, mais pour préconiser l’abandon de la production.
Pourtant, les Français sont très attachés au travail qualitatif des équipes locales de terrain, à leur connaissance des spécificités, à leurs reportages sur les initiatives locales ou sur les déclinaisons des politiques nationales.
Du vécu quotidien des habitants de la ville d’Haumont soufflée par la tempête à l’errance des milliers de sans-papiers de Sangatte, ces équipes nous donnent à voir et à réfléchir.
Le paysage audiovisuel français doit rester équilibré, grâce à un groupe public puissant, gage de force et de diversité pour la création, qu’il s’agisse de fictions ou de documentaires, gage d’indépendance à l’égard des groupes financiers pour ce qui concerne l’information. Les spécificités du service public ont besoin de moyens durables et garantis, rendus encore plus incontestables par la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, n’en déplaise au privé.
Certes, une refondation peut être bienvenue. Pourquoi pas une seule entité, si l’on garantit l’existence et l’indépendance éditoriale des chaînes déjà présentes ? Pourquoi pas un regard sur l’audience, à condition qu’il ne soit pas seulement quantitatif et instantané ? Ne confondons pas la multiplicité de canaux privés avec la pluralité des contenus et la diversité des aspirations culturelles comme des choix politiques, dont seul un service public libre, c'est-à-dire financé de façon pluriannuelle, peut être garant.
Or, aujourd’hui, quand le privé affiche une croissance de 7 %, le public plafonne à 2, 5 %. Quand notre redevance stagne à 116 euros, elle atteint 205 euros en Allemagne. Et le Président de la République lance un oukase populiste, bafouant la commission Copé : pas d’augmentation de la redevance ! Alors que son service de communication, qui préconise de préempter des espaces destinés faire de la pédagogie sur les réformes, a vu son budget augmenter de 292 % ! En effet, pour expliquer à une démocratie que l’on supprime les juges d’instruction, il va falloir des heures, des jours et des semaines d’explications !
Au moment où l’on prévoit des taxes sur la publicité des chaînes privées et sur le chiffre d’affaires des fournisseurs d’accès à internet, le clientélisme fonctionne et les taux de ces taxes sont menacés.
Évidemment, dans le fragile attelage que vous préparez, il n’y a pas de place pour les télévisions locales associatives ou l’élaboration d’un label d’intérêt public ou d’éducation populaire : tout cela est à mille lieues de vos préoccupations ! Il n’y a pas non plus de pistes concernant la création d’une véritable contribution « culture et communication » qui serait prélevée sur l’ensemble du marché de la publicité.
Mon dernier point concerne le projet de loi organique et donc la nomination, par le Président de la République, des présidents de France Télévisions, de Radio France et de la société en charge de l’audiovisuel extérieur de la France.
Les arguments mettant en avant l’avis conforme du CSA et des commissions concernées du Parlement peuvent pour l’instant se résumer ainsi : le Président nomme et révoque, avec l’accord de sa majorité. Notre expérience dans cet hémicycle nous montre que le désaccord est exceptionnel. Quand il existe, il se manifeste davantage par des prises de position personnelles, … qui s’évanouissent le jour du vote.
Les démocraties modernes ont depuis longtemps renoncé à ce genre de pratiques, pour bien affirmer la séparation des pouvoirs comme l’indépendance des médias et des journalistes.
Cette décision tournerait le dos à ce principe, d’autant qu’elle s’inscrit dans un faisceau de mesures de restriction des libertés. Dans le classement de l’association Reporters sans Frontières, la France n’arrive que trente et unième, avec la mention : « De nombreuses inquiétudes demeurent en raison de cas de censure persistants, de perquisitions dans des rédactions et d’un manque de garanties concernant la protection du secret des sources. »
Vous n’avez, madame la ministre, ni l’ambition ni l’envie d’un statut de ministre de l’information et de la propagande, à la chinoise. Mais les choses sont plus sournoises quand le pouvoir détient l’épée de Damoclès de la révocation. Point n’est besoin de dire et d’ordonner : ceux qui veulent garder leur poste sentent les choses…
Quand le ministre de l’éducation nationale, M. Darcos, affirme, contrairement informations émanant de l’établissement, qu’il n’y aura pas de suppressions de postes au lycée Voltaire, situé dans le xie arrondissement de Paris, personne ne vérifie !
Si le ministre de l’intérieur de 2006 semble accueilli chaleureusement et qualifié d’« homme providentiel », ce sont des plans rapprochés et des sons habilement choisis qui peuvent le faire croire, alors même que les Antilles protestent contre l’expression « bienfaits de la colonisation ».
Qu’une photographie déplaisante paraisse, on enlève soit le détail qui choque, soit le directeur de la rédaction si le mal est fait.
Tout l’édifice est en place pour un pilotage vertical des médias et l’entrisme du privé : jusqu’à la nomination au poste de délégué interministériel à la communication et de directeur du service d’information du Gouvernement d’une seule et même personne, qui est également à la tête d’une entreprise de communication.
Votre ministère s’est, lui-même, aventuré sur ces chemins hasardeux : je pense non seulement à l’émission très complaisante de Guillaume Durand filmée rue de Valois, mais aussi au site ministériel internet « J’aime les artistes.fr » avec la participation, entre autres, de M6, TF1, Neuf Cegetel, Numericable et Orange.
Ce n’est pas de cette gouvernance que nous voulons pour la chose publique en général et pour la télévision en particulier, et nous refuserons la possibilité de révocation, véritable menace d’inféodation.
Mes chers collègues, nous sommes face à deux défis : sauver l’audiovisuel public, considérablement déstabilisé, et montrer que le Sénat ne se laisse pas mettre devant le fait accompli. J’espère que nous serons nombreux pour les relever.