Intervention de Claude Lise

Réunion du 30 octobre 2006 à 15h00
Dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer — Discussion d'un projet de loi organique et d'un projet de loi déclarés d'urgence

Photo de Claude LiseClaude Lise :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les projets de loi que nous sommes amenés à examiner visent pour l'essentiel à permettre l'application de l'intégralité du nouveau cadre institutionnel de l'outre-mer dessiné par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République.

Il aura donc fallu plus de trois ans et demi pour que les conditions de mise en oeuvre des nouveaux pouvoirs normatifs reconnus aux départements et aux régions d'outre-mer soient précisées et pour que Saint-Barthélemy et Saint-Martin puissent enfin devenir des collectivités d'outre-mer, conformément à la volonté massivement exprimée par les électeurs de ces deux îles lors de la consultation locale du 7 décembre 2003.

Cela est vraiment inadmissible et n'a pas manqué de susciter interrogations et protestations, d'autant que les assemblées locales ont été consultées pour avis voilà plus d'un an déjà !

Mes observations porteront essentiellement sur le titre Ier du projet de loi organique, qui définit les modalités d'exercice, par les assemblées délibérantes des départements et régions d'outre-mer, des nouveaux pouvoirs normatifs qui leur sont reconnus par la Constitution.

Son nouvel article 73 en distingue deux types : premièrement, la possibilité pour ces assemblées d'être habilitées par le législateur à procéder à des adaptations dans les matières où s'exercent leurs compétences ; deuxièmement, la possibilité pour ces mêmes assemblées d'être habilitées à fixer des règles applicables sur leur territoire dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi, toute une série de matières régaliennes étant expressément exclues.

Au cours des débats sur le projet de loi constitutionnel, je m'étais interrogé sur la portée réelle de ces nouveaux pouvoirs normatifs, compte tenu du caractère limité de leur champ d'application, de la complexité de la procédure à suivre pour les exercer et de l'existence d'un obstacle particulièrement difficile à franchir dans le cours de cette procédure : celui de l'inscription de la demande d'habilitation à l'ordre du jour des deux assemblées parlementaires.

Eh bien, à l'examen du titre Ier du projet de loi organique, je ne trouve aucune raison de revoir ma position, bien au contraire !

En effet, la procédure s'est encore alourdie et, surtout, elle comporte une nouvelle disposition tout à fait inadmissible : il s'agit du pouvoir donné au préfet de demander à l'assemblée qui a pris une délibération en application de l'habilitation qui lui a été accordée, de procéder à une nouvelle lecture. Cette disposition est d'autant plus désobligeante pour les élus que les délibérations visées sont adoptées à la majorité absolue et que le préfet peut, malgré cela, réclamer une nouvelle lecture pour des raisons d'opportunité !

Nous sommes là devant une singulière conception de la décentralisation contre laquelle, fort heureusement, notre commission des lois a pris position. Je défendrai, bien entendu, un amendement visant à supprimer ce pouvoir exorbitant accordé au préfet et qui semble vouloir nous ramener à une époque que l'on croyait révolue, même outre-mer !

Malheureusement, aucun amendement apporté aujourd'hui au texte du titre Ier ne pourra parvenir à modifier ce qui relève de la conception même de l'article 73 de la Constitution.

Il faut bien admettre que la nouvelle rédaction de cet article 73 ne résulte nullement d'un changement fondamental dans l'appréhension et la prise en compte des spécificités des départements d'outre-mer.

En dépit des apparences, elle est profondément imprégnée par l'une des caractéristiques de la pensée dominante en France : le primat donné à la volonté d'uniformiser sur la volonté de reconnaître et de prendre en compte les différences, avec, à l'appui, la conviction que l'on peut contraindre la réalité à se couler dans des moules conceptuels préétablis !

En fait, le seul progrès que l'on peut relever, par rapport à l'ancienne rédaction de l'article 73, c'est la possibilité, inscrite au septième alinéa, de corriger, avec l'accord des électeurs, le système, aberrant, des régions monodépartementales, un système que l'on pourrait compter, d'ailleurs, au nombre des handicaps structurels pris en compte par Bruxelles pour classer les DOM au nombre des régions relevant de l'objectif 1 !

Si les électeurs, lorsqu'ils ont été consultés, n'ont pas mis fin à ce système, la responsabilité en incombe à ceux qui ont choisi de les troubler au lieu de les éclairer !

Mais, en ce qui concerne la notion d'adaptation législative et réglementaire, rien n'a été réellement gagné par rapport à la formule inscrite dans la Constitution de 1958 : « Le régime législatif et l'organisation administrative des départements d'outre-mer peuvent faire l'objet de mesures d'adaptation nécessitées par leur situation particulière. »

En effet, le général de Gaulle, qui l'avait fait introduire dans la Constitution, accordait à cette phrase une très grande portée. C'est en tout cas ce qu'il prétendait, comme en témoigne ce message adressé aux Antillais et aux Guyanais en 1958 : « À l'intérieur des nouvelles institutions que les Français vont se donner, les élus de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane devront pouvoir participer à l'adaptation de nos lois aux nécessités locales ».

On ne peut évidemment que regretter l'interprétation extrêmement restrictive qu'a constamment voulu donner le Conseil constitutionnel de cette disposition de la Constitution de 1958 et, soit dit en passant, on ne saurait qu'en tirer une grande méfiance quant à l'interprétation juridique ou politique qui peut être donnée de telle ou telle formulation.

Vous comprendrez donc que je n'accorde que peu d'intérêt aux discussions byzantines sur le point de savoir si, s'agissant des adaptations, il est possible, avec la formulation actuelle - « tenant aux caractéristiques et contraintes particulières » - d'aller plus loin qu'avec celle qu'elle a remplacée, « nécessitées par leur situation particulière ».

Il est certain que le long développement qui a remplacé l'ancienne formulation a, en fait, posé plus de bornes qu'il n'a ouvert d'espaces nouveaux de liberté et qu'il a surtout fait de chaque démarche qu'entreprendra une assemblée locale un véritable parcours d'obstacles.

Parmi ces obstacles, le plus difficile à surmonter sera, je l'ai déjà évoqué, l'inscription de la demande à l'ordre du jour des assemblées parlementaires. Nous connaissons tous, mes chers collègues, le sort réservé à plus de 80 % des propositions de loi !

On me rétorquera, je le sais, que je fais peu de cas de ce que gagnent, malgré tout, les élus locaux en termes de compétences nouvelles : d'abord, le fait de pouvoir être à l'initiative de mesures d'adaptation ; ensuite, le fait d'être, au final, les rédacteurs des mesures réglementaires qu'ils souhaiteraient prendre dans le cadre des habilitations qu'ils pourraient éventuellement obtenir.

Je répondrai qu'il ne faut pas se méprendre sur la portée réelle de ces compétences nouvelles.

S'agissant de la première, avoir la capacité de prendre l'initiative n'a d'intérêt que si celle-ci a des chances d'aboutir. Je ne reprendrai pas ce que j'ai déjà développé sur l'étroitesse du champ des possibilités offertes et sur les obstacles à surmonter pour parvenir à faire mettre en débat, au Parlement, une demande d'habilitation.

Mais, à supposer ce dernier obstacle franchi, l'exposé des motifs de la loi organique précise que le législateur « demeurera libre d'accorder ou non l'habilitation sollicitée ; il pourra notamment ne pas accorder l'ensemble de l'habilitation demandée, et ainsi ne retenir qu'une partie des dispositions législatives ou réglementaires faisant l'objet d'une habilitation aux fins d'adaptation. Il pourra également poser des limites à la faculté d'adaptation des assemblées locales. [...] Il pourra ainsi limiter la possibilité pour les assemblées locales de régir une matière législative ou réglementaire à une partie seulement de la matière en cause. »

On voit à quel point une demande locale pourra se trouver modifiée, voire complètement transformée, quand elle n'aura pas été purement et simplement rejetée !

S'agissant maintenant de la deuxième compétence, on perçoit aisément la faiblesse de la marge de manoeuvre qui subsistera le plus souvent lorsque le Parlement aura voté sa loi d'habilitation. On se demande d'ailleurs pourquoi, dans ces conditions, les parlementaires n'iraient pas jusqu'au bout de leur travail en votant tout simplement une loi d'adaptation...

Lorsque l'on a pris la vraie mesure de tout cela, une question vient à l'esprit, qui mérite d'être posée : pourquoi pousse-t-on les élus à choisir une procédure aussi compliquée et aléatoire, alors qu'ils disposent déjà d'une procédure d'initiative législative et réglementaire ? Cette procédure trouve son fondement, s'agissant des régions d'outre-mer, dans l'article 8 de la loi du 31 décembre 1982 portant organisation des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion ; s'agissant du conseil général, dans l'article 44 de la loi d'orientation pour l'outre-mer du 13 décembre 2000. Ces textes eux-mêmes reprennent, en fait, un décret du 26 avril 1960, pris par le général de Gaulle à la suite des émeutes de décembre 1959 à la Martinique. Les émeutes ont parfois des vertus inattendues en matière d'évolution institutionnelle !

Dans les deux cas, il est précisé que ces collectivités territoriales « peuvent présenter des propositions de modification des dispositions législatives et réglementaires en vigueur ainsi que toutes propositions législatives et réglementaires concernant le développement économique, social et culturel », selon le cas, des régions d'outre-mer ou des départements d'outre-mer.

Sur le fondement de ces dispositions, plusieurs collectivités ont eu l'occasion d'adresser au Gouvernement des propositions de loi ou de décret. En ce qui concerne les propositions de loi, on peut en citer au moins deux du conseil général de la Martinique, en 1985 et en 1989, une du conseil général de la Guadeloupe, en 2001, et trois du conseil régional de la Martinique, dont deux en 1988 et une en 1989.

Certes, aucune des propositions de loi dont j'ai pu avoir connaissance n'a jamais été examinée par le Parlement, mais, loin de disqualifier la procédure alors suivie, cela ne fait que confirmer à quel point il sera difficile de faire venir en discussion, à l'Assemblée nationale et au Sénat, les futures demandes d'habilitation. Le niveau d'engagement du Gouvernement sera évidemment déterminant en la matière.

Je souhaite, pour ma part, que les assemblées locales des DOM procèdent le plus rapidement possible au recensement d'un premier train de demandes d'habilitation dans les domaines marqués par l'urgence - je pense notamment au transport, au logement, à l'environnement et à la culture - et que s'ouvre à ce sujet une concertation avec le gouvernement en place afin d'obtenir son soutien pour la suite de la démarche.

Mais, à plus long terme, il me paraît indispensable de profiter de la prochaine révision constitutionnelle, qui interviendra très probablement quelques mois après la prochaine élection présidentielle, pour obtenir la réécriture d'un certain nombre de dispositions du titre XII de la Constitution s'agissant en particulier des départements d'outre-mer.

Il faudra bien que passe, dans cette partie du texte, un souffle de modernité qui parvienne à balayer les assemblages hétéroclites de demi-mesures et de dispositifs en trompe-l'oeil sur lesquels nous sommes malheureusement obligés de nous pencher aujourd'hui !

Je me contenterai maintenant de dire quelques mots concernant Saint-Barthélemy et Saint-Martin, laissant à mon collègue Jacques Gillot le soin d'évoquer plus en détail les problèmes qui concernent ces deux nouvelles collectivités d'outre-mer.

Je tiens, tout d'abord, à assurer les élus des deux îles de ma totale solidarité, qui se manifestera concrètement dans le cours des débats.

Je veux ensuite réaffirmer ma désapprobation concernant deux points sur lesquels nous percevons, dans ce qui nous est exposé, une incompréhensible et inadmissible hésitation.

Le premier point concerne Saint-Martin : ses électeurs se sont prononcés clairement pour un statut relevant de l'article 74. Il ne peut être question de leur demander de se contenter jusqu'en 2012 d'une situation qui pourrait relever d'une sorte d'article 73 amélioré ! Je suis heureux que notre commission des lois en ait pris conscience.

Au lieu de justifier cette demi-mesure par les difficultés financières actuelles de l'île, il faut élaborer un plan d'accompagnement financier de la nouvelle collectivité d'outre-mer.

Le deuxième point concerne la représentation des deux nouvelles collectivités d'outre-mer au Parlement : je ne comprends pas que l'on puisse s'interroger à ce sujet ! Ces deux collectivités d'outre-mer doivent être, comme toutes les autres, représentées à l'Assemblée nationale et au Sénat. En la matière, le nombre d'habitants ne saurait aucunement être pris en considération : la collectivité de Saint-Pierre-et-Miquelon ne compte que 6 500 habitants environ et est représentée dans les deux assemblées.

L'article 24 de la Constitution, déjà évoqué par le rapporteur, dispose très clairement que le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales de la République. Mais je ne vois pas pourquoi nous devrions nous en remettre à l'Assemblée nationale pour ce qui concerne la représentation des deux collectivités d'outre-mer en son sein.

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je conclurai en souhaitant que le débat qui s'engage soit l'occasion d'une prise de conscience, celle de l'impérieuse nécessité, pour la France d'aujourd'hui, de s'attacher à réconcilier le droit et la réalité, et pas seulement pour mieux aborder les problèmes de l'outre-mer !

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