Intervention de Annie David

Réunion du 16 décembre 2005 à 22h00
Loi de programme pour la recherche — Question préalable

Photo de Annie DavidAnnie David :

Quant au texte lui-même, qui se veut projet de loi de programme pour la recherche, et malgré les propos tenus par M. de Robien, qui déclarait, lors de la conférence de presse de présentation de ce texte, le 5 octobre dernier, « Ce pacte pour la recherche est né d'un diagnostic lucide et sans concession. [...] Nous l'avons établi en concertation très étroite et permanente avec la communauté scientifique, dans toute sa diversité... », il n'est pas au rendez-vous.

J'en veux pour preuve le nombre incroyable d'amendements adoptés par la commission spéciale, visant notamment à affirmer plus clairement la programmation des moyens jusqu'en 2010, ainsi que l'appel de la communauté scientifique aux parlementaires pour leur déclarer sa « préoccupation » sur plusieurs points qui doivent, selon elle, être modifiés !

Pourtant, le Gouvernement, les gouvernements successifs, devrais-je dire, sollicités par les chercheurs sur l'ensemble du territoire, ont eu connaissance du document de synthèse des états généraux d'octobre 2004 de Grenoble, document de travail élaboré en vue de la rédaction de ce texte.

Aussi, les chercheurs ainsi que l'ensemble des personnels du monde de la recherche sont déçus. Aujourd'hui, elles et ils ont le sentiment d'être trahis !

Tel est également le sentiment des grandes institutions comme le Conseil économique et social, le Conseil supérieur de la recherche et de la technologie ou encore l'Académie des sciences, qui ont émis de sérieuses réserves sur ce texte, malgré un vaste débat national qui a permis de recueillir les avis et les propositions des organisations syndicales, notamment de la Confédération européenne des syndicats, des organisations professionnelles, mais également de Futuris, dont les rapports ont contribué à éclairer les débats sur le rôle de la recherche et de l'innovation dans notre société, ainsi que de Mme Claudie Haigneré, lors d'un débat, en décembre 2003, sur la base d'un « document introductif aux réflexions et aux discussions sur l'avenir de la recherche ». Les propositions mentionnaient, par ailleurs, l'enseignement supérieur, autre grand absent de ce texte !

Outre ce manque évident de concertation, nous débattons, à nouveau, dans la précipitation, ce projet de loi ayant été déclaré d'urgence et, sur ce point - le seul je crois - je souscris aux propos de notre collègue Jean-Léonce Dupont.

Telles sont les conditions dans lesquelles vous nous demandez de trancher sur un projet de loi qui, pendant des décennies, aura un impact sur notre pays...

Ce rythme de travail, sur des textes aussi primordiaux, ne permettra pas aux sénatrices et sénateurs de débattre sereinement malgré des auditions, certes de qualité, mais qui ont eu lieu, je le rappelle, pendant le débat budgétaire, portant ainsi hautement préjudice à la qualité de nos travaux et amenuisant, en conséquence, le rôle du Parlement et la place de l'opposition !

Cette précipitation est d'autant plus grave et condamnable que les mécontentements grandissent et que la mobilisation de la communauté scientifique se renforce !

Par ailleurs, et sans revenir sur certaines dispositions dangereuses que mon collègue Ivan Renar a dénoncées dans son intervention, la partie législative ne contient que quelques mesures incrémentales ! Nous sommes loin d'une véritable réforme dont les bases, publiées dans un rapport de synthèse, ont pourtant été posées lors des assises des états généraux auxquelles j'ai assisté, et qui se sont tenues à Grenoble, les 28 et 29 octobre 2004.

Ces assises, vous le savez, ont été l'aboutissement d'un mouvement fort, conduit par les chercheurs durant l'hiver 2003, qui a vu la création du collectif « Sauvons la recherche » et celle du Comité national d'initiative et de proposition pour la recherche, le CIP, qui a permis au débat dont je viens de vous parler d'avoir lieu.

Pour en revenir au texte, je ferai remarquer que les quelques mesures intéressantes figurent, chose surprenante, non pas dans sa partie législative, mais dans son préambule. Je veux parler notamment de la création d'un « Observatoire de l'emploi scientifique » ou encore de « la revalorisation des doctorats » !

Quelles valeurs législatives auront ces dispositions, puisqu'elles n'apparaissent que dans l'exposé des motifs ? A l'évidence, ce préambule relève de déclarations d'intentions, de belles paroles.

Quant au corps législatif, il ne constitue en rien une réforme en profondeur comme l'avait exigé la communauté scientifique !

Rien n'est dit sur le manque de représentation féminine dans les postes à responsabilité, rien sur une programmation des emplois scientifiques, pourtant nécessaire, rien sur la mise en oeuvre d'un véritable statut du chercheur...

Avec presque un an de retard, ce texte offre une conception de la recherche totalement contraire à la conception exprimée par la communauté scientifique.

En effet, pendant que la plupart des pays industrialisés, notamment le Japon et les États-Unis, augmentent leur soutien à la recherche fondamentale, vous préférez diminuer sa part de crédits, obligeant les équipes, sous peine de disparition rapide, à survivre en obtenant des contrats « finalisés » aux applications rapides, et privilégier le financement de la recherche en partenariat, allant à contresens du discours que vous soutenez !

Vous inscrivant dans le courant du libéralisme, vous nous proposez une recherche de plus en plus inféodée aux impératifs politiques et économiques. Des recherches intéressantes, mais peu compatibles avec les thèmes des programmes contractuels et des pans entiers de la recherche fondamentale risquent ainsi d'être définitivement abandonnés.

Vous donnez l'illusion que la recherche fondamentale n'aurait plus aujourd'hui qu'une utilité de second ordre. Pourtant, c'est bien elle, au prix de beaucoup de moyens, d'efforts et de longues études, qui fait avancer l'humanité !

Certes, une logique utilitariste peut, dans un souci de rentabilité rapide, guider favorablement une stratégie industrielle, mais cette logique ne doit pas présider à l'ensemble de l'activité de recherche, car si la nécessité de la recherche fondamentale n'apparaît pas ici et maintenant, elle émergera le jour venu.

En outre, la recherche fondamentale doit rester une recherche libre, explorant tous les champs du savoir et, pour lui assurer cette liberté et lui donner surtout du temps, il faut la financer sur des fonds publics ! Laissons les chercheuses et les chercheurs générer de nouvelles connaissances et d'autres personnes les utiliser de façon « productive ».

Aussi, la mise en cause du pilotage par l'application industrielle est naturelle et légitime, au point que les états généraux de Grenoble exigent toujours que 70 % des moyens de recherche des laboratoires soient non finalisés.

La conservation de secteurs industriels publics permettrait au secteur industriel, en plus des objectifs d'application du secteur industriel privé, de définir des thèmes de recherche appliquée ou de développement libérés de l'obligation d'un retour rapide sur investissement. Cela passe par une définition des stratégies à mettre en oeuvre pour le bien commun de notre pays et aussi de la planète.

Tel est donc notre défi aujourd'hui : trouver le « juste milieu », et non pas le seul « juste prix » !

Le Gouvernement doit promouvoir davantage l'équilibre entre la recherche fondamentale qui conduit à des découvertes, et l'innovation qui trouve une utilisation pratique à ces découvertes !

Par ailleurs, je ne peux m'empêcher de mentionner les sciences sociales, par opposition aux sciences dites « dures », qui marquent profondément notre société dans sa façon de penser et de se construire. Déjà sinistrées, elles risquent de l'être plus encore avec ce texte qui privilégie le développement de « la rentabilité » par rapport à celui de « la connaissance ».

La recherche en sciences humaines passe souvent pour la plus désintéressée, donc la plus « inutile » de toutes. Mais c'est parce que quelques « excentriques » se sont passionnés pour des manuscrits grecs, latins, arabes ou hébreux que s'est imposée, à la Renaissance puis au siècle des Lumières, la revendication d'un savoir libre, apte à contredire, s'il le fallait, « les vérités » enseignées.

Sans la connaissance de l'algèbre arabe, il n'y aurait peut-être pas eu de mathématiques modernes. Sans le courage des premiers humanistes, il n'y aurait eu ni médecine ni physique modernes. Ces recherches, outre qu'elles repoussent plus loin les limites de la connaissance, sont cruciales pour notre pays lorsqu'elles portent sur la pauvreté, l'environnement, l'éducation... Pourtant, elles sont sacrifiées sur l'autel de la rentabilité à court terme !

Quant aux problématiques globales liées à la mondialisation ou au développement durable, et aux questions de société comportant une importante dimension scientifique, elles occupent une place croissante dans le débat politique et éthique.

Pour mon groupe, monsieur le ministre délégué, mes chers collègues, l'ensemble de ces questions doit conditionner les réponses politiques, inspirées des propositions émanant de la société scientifique et motivées par l'intérêt général !

C'est pourquoi nous ne pouvons accepter que ce texte soit discuté en l'état, alors qu'il aurait été de votre devoir d'intégrer davantage dans nos travaux les résultats d'une consultation effective.

Je vous demande donc, mes chers collègues, d'adopter cette motion opposant la question préalable.

Si toutefois vous ne l'adoptiez pas, face à ce texte équivoque, confus, bâclé, guère conforme à la volonté affichée « de faire entrer la recherche de manière conquérante dans le siècle qui s'ouvre », texte qui ne répond en rien aux attentes de la communauté scientifique, exprimées lors des états généraux, mon groupe, pour lui donner corps, sera une force de propositions porteuses d'une véritable réforme en faveur de la recherche, qu'elle soit fondamentale ou appliquée !

Ces propositions, nous les avons puisées dans la profonde réflexion sur le système national de recherche et d'enseignement supérieur, dont les bases ont émergé lors des états généraux de la recherche.

Il y a place, dans notre pays, pour un véritable service public de la recherche qui réponde aux grands défis de ce xxie siècle. Les différentes et massives expressions de la communauté scientifique portent cette exigence.

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