Je rappelle que le principe de préférence communautaire n’a plus de support juridique dans les traités communautaires. La Cour de justice de Luxembourg l’a affirmé à plusieurs reprises. En revanche, c’est une notion politique, qui, en tant que telle, peut être un choix des décideurs de l’Union européenne.
En fait, la préférence communautaire existe, mais elle est résiduelle. Elle se traduit par l’existence d’un tarif extérieur commun. Symbole de la préférence communautaire, ce tarif extérieur n’est presque plus utilisable comme instrument en raison de nos engagements internationaux, notamment de la consolidation de nos droits de douane auprès de l’OMC. Des pressions constantes s’exercent même sur l’Union européenne pour que celle-ci réduise encore ses droits de douane, essentiellement sur les produits agricoles. Tel est l’enjeu du cycle de négociations commerciales lancé à Doha.
Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner toute protection, qui sera seulement concentrée sur une liste de produits sensibles. En tout état de cause, toute mesure de type protectionniste est vouée à l’échec, sans compter l’utilité économique contestable de ces démarches.
Que peut faire l’Union européenne si elle ne peut utiliser la protection tarifaire ? À mon sens, elle doit promouvoir ses valeurs, notamment celles qui concernent le respect de l’environnement ou les normes sociales, et, ainsi, d’une certaine manière, exporter son modèle. Certes, il faut remarquer que l’OMC ne permet pas aujourd’hui d’inclure dans les négociations commerciales des thèmes comme ceux-ci, mais des liens peuvent être faits grâce aux résultats obtenus dans d’autres organisations, comme l’ONU pour l’environnement – c’est le sens du protocole de Kyoto –, l’Organisation internationale du travail pour les normes sociales ou l’UNESCO pour la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
Il faut également faire observer que, sous réserve de non-discrimination, l’article XX du GATT permet des restrictions à la libéralisation pour un certain nombre de motifs légitimes, que ce soit la santé publique, l’environnement ou la protection des espèces.
Le discours du Président de la République à l’OIT, le 15 juin dernier, ne nous dit pas autre chose. La nouvelle régulation de la mondialisation doit lier le progrès économique au progrès social. Voilà un enjeu majeur que l’Europe doit relever avec ses propres valeurs, au premier rang desquelles je place la raison et la justice.
Jusqu’à présent, l’Union européenne n’est pas parvenue à faire adhérer les pays en voie de développement à sa stratégie en faveur de certaines « préférences communautaires ».
Faire jouer la préférence communautaire, c’est également permettre à l’Union européenne de faire respecter les « règles du jeu ». Il serait faux de dire que l’Union européenne ne défend pas ses droits. Les chiffres de l’OMC montrent exactement le contraire : c’est l’Union européenne qui dépose le plus de plaintes, notamment contre les États-Unis, et qui obtient le plus souvent gain de cause. Enfin, comme vous le savez, je suis sensible à la défense des indications géographiques protégées dans le domaine agricole. C’est un dossier important.
Pour finir, la préférence communautaire telle que je l’entends ne peut se passer d’une politique véritablement offensive en faveur de la recherche et du développement, de l’innovation et de tout ce qui participe à la stratégie de Lisbonne. C’est une nécessité absolue pour conserver notre avance technologique et, plus largement, c’est un atout pour que nos entreprises se valorisent à l’étranger. Faire valoir « l’excellence communautaire » dans le domaine du développement durable, de l’environnement, c’est ouvrir de nouveaux marchés d’avenir aux entreprises européennes. Nous sommes là au cœur du green business, comme le dit M. Jean-Louis Borloo, ministre d’État.
Voilà ce que j’appelle la spécificité communautaire. Elle ne possède aucun caractère protectionniste et s’inscrit parfaitement dans la logique du prochain cycle de l’OMC, tout en préservant nos intérêts.
Le débat entre la « préférence communautaire » et l’ouverture au marché mondial s’était ouvert dès la négociation du traité de Rome. Dans une Communauté économique européenne à six, la France parvenait, non sans mal, à faire prévaloir son attachement à la « préférence communautaire ». Au fil des élargissements, les tendances favorables au libre-échange n’ont cessé de se renforcer. La succession des cycles de négociation a permis à ces dernières de l’emporter et de démanteler les outils d’une « préférence communautaire » qui, aux yeux des autres parties prenantes aux négociations du GATT, n’est toujours apparue que comme l’utilisation des outils traditionnels d’un certain protectionnisme. Je crois que le virage décisif a été le passage du GATT à l’OMC. À ce moment-là, la notion de « préférence communautaire » a de fait disparu.
Rien ne sert de revenir inlassablement sur une notion disparue. Il faut trouver une arme efficace, un moyen de défense qui soit en harmonie avec le monde d’aujourd’hui et les règles du commerce mondial. Cette arme doit nous aider à imposer un modèle de développement soucieux, je le répète, de la protection de l’environnement, de la sécurité sanitaire et du progrès social. C’est ce que j’appelle la spécificité communautaire, qui est vitale pour notre modèle agricole.
Au cours du dernier cycle de négociation, l’OMC a ainsi traité une partie des questions agricoles au sein d’un accord spécifique qui déroge à certaines règles générales du commerce multilatéral. Au cours des prochaines négociations, le Gouvernement doit totalement se mobiliser pour que la sensibilité particulière du secteur agricole soit prise en compte dans le cadre du cycle de Doha. Cela semble d’autant plus nécessaire que la situation de crise alimentaire mondiale que nous vivons actuellement prouve encore une fois la nécessité d’un traitement particulier et spécifique de l’agriculture sur le plan mondial. Compte tenu de l’enjeu majeur que revêt cette négociation pour l’avenir de l’agriculture européenne, la France ne peut pas accepter un accord qui sacrifierait l’agriculture européenne sans la moindre contrepartie.
L’échec de juillet dernier ne doit pas changer le fond de la position française : un accord à l’OMC ne sera acceptable que si est apportée la garantie que l’agriculture européenne pourra en supporter les conséquences sans dommages irréparables. Nous devons être particulièrement vigilants sur le soutien dédié aux productions et aux zones les plus fragiles.
Voilà, à mon sens, la problématique qui devra s’inscrire dans un nouveau cycle de négociation de l’OMC. Le monde a changé. Des priorités nouvelles apparaissent. La régulation mondiale que la crise actuelle rend de plus en plus urgente va devoir accoucher d’un nouveau modèle de développement. L’Europe a un rôle majeur à jouer et une carte maîtresse à abattre, l’affirmation de ses valeurs. À nous de trouver le courage et la volonté politique de nous imposer.
Monsieur Chevènement, je ne partage pas votre analyse. Loin de stigmatiser, comme vous, « une Europe ouverte et offerte », même si la formule est élégante, ce qui ne nous surprend pas, je préfère une Europe qui ne reste pas à l’écart du monde, mieux encore une Europe qui sache « exporter l’excellence communautaire » qu’elle a patiemment construit depuis le traité de Rome de 1957.