Nous partageons leur crainte.
Certains l’ont déjà souligné, nous avons déjà débattu il y a un an de la nécessité de réformer la garde à vue, ainsi que l’ensemble de la procédure pénale. Le garde des sceaux de l’époque avait renvoyé à plus tard une réforme plus globale de la procédure pénale, comme vous le faites vous-même aujourd'hui.
Depuis, l’architecture du système pénal français a été, à diverses reprises, remise en cause. La Chancellerie a ignoré l’arrêt Medvedyev relatif à l’indépendance du parquet, mais l’arrêt Moulin c. France en a confirmé les griefs, ainsi que mon collègue Jacques Mézard l’a souligné. Or le projet de loi ne tient pas compte de cette jurisprudence et le Gouvernement préfère gagner du temps en renvoyant l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme devant la Grande chambre. Toutefois, l’Hexagone ne pourra pas indéfiniment se mettre en infraction avec les principes européens.
Dans le même temps, le report des effets de la décision du Conseil Constitutionnel, comme de celles de la Cour de cassation, qui gèlent les droits de la défense, ne permettra pas d’éviter les recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, au titre du paragraphe 3. de l’article 5, et de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi qu’au titre de l’article 13 qui garantit le droit à un recours effectif.
De plus, la réforme proposée est largement compromise par le manque de moyens financiers. Le budget consacré à l’accès au droit, et plus généralement au ministère de la justice, par l’État français apparaît comme l’un des plus bas d’Europe, ce qui n’est certainement pas compatible avec ce que doivent être les standards d’un État européen souhaitant permettre et garantir l’égalité en droits de tous ses citoyens, ainsi que l’édicte l’article Ier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
La nouvelle place de l’avocat impose bien évidemment une réforme d’ampleur de l’aide juridictionnelle, ne se limitant pas forcément à la question de la rémunération de l’intervention en garde à vue, et ce afin de garantir à tous les justiciables l’accès effectif aux droits de la défense. Celui-ci implique donc nécessairement un accroissement important de l’enveloppe budgétaire consacrée aux interventions de l’avocat en garde à vue.
Ces remarques étant faites, je voudrais aborder plus en détails six questions essentielles de la réforme, mais que le projet de loi ne prend pas suffisamment en compte. Il s’agit des conditions permettant le déclenchement de la garde à vue et sa prolongation, des rôles du parquet et du juge des libertés et de la détention, de l’assistance effective de l’avocat, des régimes dérogatoires, du respect de la dignité humaine et, enfin, de la nullité de la procédure en cas de violation de droits reconnus.
L’article 1er du projet de loi n’impose aucun seuil minimal de la peine encourue pour conditionner le placement en garde à vue, puisque la rédaction de l’article 62-3 du code de procédure pénale qu’il propose définit la garde à vue comme concernant « un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ». Ainsi, ce texte ne permettrait pas de limiter le nombre de gardes à vue, car seules 7 % des condamnations délictuelles prononcées le sont pour des infractions qui ne sont pas punies d’une peine d’emprisonnement. Nous vous proposerons un amendement sur ce point.
Au-delà de la décision de placement, c’est la durée même de la mesure qui doit être strictement proportionnée aux nécessités de l’enquête. En effet, selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme, les actes d’enquête sont trop souvent soit diligentés dans les premières heures de la garde à vue sans pour autant impliquer une remise en liberté, soit espacés par des intervalles de temps très longs. Nous devons absolument proscrire ces gardes à vue « de confort », ce que le projet de loi ne garantit pas.
Le Gouvernement ignore également le problème majeur tiré de l’incompatibilité avec les exigences européennes du contrôle du parquet sur les mesures privatives de liberté. Cela a déjà été largement évoqué, mais le problème est que nous ne sommes pas en conformité avec la garantie des droits effectifs de la défense.
Si, dans sa décision du 30 juillet 2010, le Conseil constitutionnel a réaffirmé que l’autorité judiciaire comprenait à la fois les magistrats du siège et du parquet, comme le note le professeur Frédéric Sudre : « C’est vrai en droit interne, mais non au regard de la Convention européenne ». En effet, selon l’arrêt Medvedyev c. France, confirmé par l’arrêt Moulin c. France, le procureur français n’est pas un magistrat au sens de la Convention européenne des droits de l’homme car « il lui manque en particulier l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié ». C’est tout à fait clair !
La Cour européenne des droits de l’homme a confirmé que le « juge […] habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » devant lequel « toute personne arrêtée ou détenue […] doit être aussitôt traduite » selon le paragraphe 3. de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, « doit présenter les garanties requises d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties ». Le procureur de la République ne répond ni à l’un, ni à l’autre !
Rappelons que, dans son arrêt Huber c. Suisse, la Cour avait examiné sans équivoque possible la question sous l’angle de l’impartialité et avait conclu : « sans doute la Convention n’exclut-elle pas que le magistrat qui décide de la détention ait aussi d’autres fonctions, mais son impartialité peut paraître sujette à caution s’il peut intervenir dans la procédure pénale ultérieure en qualité de partie poursuivante ». Selon le professeur Frédéric Sudre, « d’une part, le magistrat, au sens de la Convention européenne, doit être indépendant de l’exécutif, ce qui n’est pas le cas du procureur de la République, placé dans une situation de subordination hiérarchique. D’autre part, ce magistrat doit pouvoir se prévaloir d’une impartialité fonctionnelle, c’est-à-dire ne pas être susceptible d’exercer ensuite des poursuites contre la personne qu’il aura lui-même placée en garde à vue, ce qui n’est pas non plus le cas du procureur de la République. »
Pour notre part, nous sommes favorables à ce que le procureur conserve son rôle de direction de l’enquête, mais ne jouons pas sur les mots : contrôler, ce n’est pas gérer ! Yves Gaudemet le résume très bien : « La jurisprudence européenne impose aujourd’hui un tel contrôle, ce qui ne signifie pas que le parquet est dessaisi de la conduite de la garde à vue. Mais un magistrat du siège, disposant seul de la qualité de magistrat au sens de cette jurisprudence, doit intervenir, non pour en surveiller les modalités, notamment la conduite des interrogatoires, mais pour vérifier que l’atteinte ainsi portée à la liberté de l’individu est bien proportionnée à ce que requièrent l’ordre public et la politique pénale. »
Il est temps que le Gouvernement accepte le fait que le procureur n’est pas un magistrat au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, et qu’il en prenne la mesure pour réformer la procédure pénale, l’instruction et le statut du parquet.
Enfin, l’argument avancé par la majorité parlementaire et le Gouvernement selon lequel l’intervention différée du juge du siège serait suffisante ne nous paraît pas recevable. Il est vrai que la Cour européenne des droits de l’homme n’a jamais fixé à quel délai correspond l’exigence de traduire « aussitôt » devant un juge une personne privée de liberté. Pour le moment, la juridiction européenne a condamné des délais supérieurs à trois jours, mais elle porte une appréciation au cas par cas.
Par ailleurs, les jurisprudences européennes, constitutionnelles et de cassation sont unanimes pour reconnaître le droit à l’assistance effective de l’avocat dès le début de la garde à vue. Nous ne reviendrons pas sur les moyens substantiels qui sont nécessaires pour y parvenir.
Nous critiquons aussi le fait que le texte permet de nombreuses dérogations, nous y reviendrons au cours de la discussion des articles.
Selon la Cour européenne des droits de l’homme, pour que le droit à un procès équitable consacré par le paragraphe 1. de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme demeure suffisamment concret et effectif, il faut en règle générale que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. Et même lorsque de telles raisons peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction, quelle que soit sa justification, ne doit pas indûment préjudicier au droit découlant pour l’accusé de l’article 6 de la Convention. Je citerai l’arrêt Salduz c. Turquie en la matière.
Tout cela m’incite à aborder de nouveau la présence de l’avocat dans le cadre des procédures dérogatoires. Nous y reviendrons également pendant la discussion. Monsieur le garde des sceaux, vous êtes, je le sais, totalement opposé à la suppression des procédures dérogatoires mais, pour ma part, je suis favorable à ce que ces procédures soient assorties des mêmes droits que les autres. En effet, à mon sens, plus on est gravement « présumé coupable », plus on a le droit de se défendre et d’être défendu dès les premières heures de sa mise en garde à vue. Nous aborderons ce point plus longuement au cours de la discussion.
J’ajoute que nous sommes défavorables à ce que les mineurs soient placés en garde à vue. Là encore, nous aurons l’occasion d’en discuter mais je crois que ce point mérite réflexion et que nos propositions sont peut-être acceptables.
Enfin, je suis particulièrement attachée à la question des conditions de garde à vue. La Commission nationale de déontologie et de sécurité que j’ai saisie à plusieurs reprises au sujet de gardes à vue humiliantes et abusives a souvent donné raison à ces requêtes et la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France le 20 janvier 2011 à indemniser un détenu pour violation de son droit à la dignité en raison de fouilles intégrales répétées, …