Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est la troisième motion que nous examinons, et je conçois que chacun commence à s’interroger sur la longueur de nos débats.
Je souhaite cependant synthétiser les incertitudes ainsi que les inquiétudes que suscite ce texte.
Personne ne discutera le fait que le projet de loi constitue un progrès, et Dieu sait que nous avons été ardents et nombreux à le réclamer ! Monsieur le rapporteur, nous avons, nous aussi, apprécié les efforts qui ont été faits et les avancées que la commission des lois a réussi à introduire dans le texte.
À titre personnel, j’ai été sensible à l’attention portée au respect de la dignité des personnes placées en garde à vue. Cet aspect n’est pas assez pris en compte dans le cadre de nos procédures et, plus communément, de nos pratiques. C’était particulièrement important en matière de garde à vue, mais nous avons assez parlé soutiens-gorges et lunettes pour ne pas recommencer le débat du début !
À cet égard, monsieur le garde de sceaux, qu’il me soit permis de dire, mais cette préoccupation nous est commune, que nos locaux de garde à vue ne sont pas dignes d’une grande nation comme la nôtre. Quelles que soient les améliorations récentes qui ont été apportées, nous sommes encore très loin du compte. Or il n’y a rien de plus humiliant, le Sénat l’a signalé, que de s’entendre rappeler par des institutions internationales objectives que la condition carcérale et, en l’occurrence, la condition des personnes placées en détention est, par certains degrés, inhumaine ou, en tout cas, dégradante.
Je laisse ce point de côté pour en venir à l’essentiel.
Cette motion est modeste quant à son objectif ; elle consiste à dire que la copie est faite, mais qu’elle n’est pas parfaite. Par conséquent, nous vous invitons à la compléter, ce qui permettra d’éviter certaines décisions, notamment, et à coup sûr, de la part de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est sur ce point que portera essentiellement mon propos.
Quelle est, à ce stade, la situation ?
Premièrement, le droit à l’assistance du conseil est un progrès considérable. Le système que nous avions si péniblement réussi à faire élaborer, et que, dans l’opposition, nous n’avons cessé de vouloir améliorer, ce système ne convient pas, l’avocat apparaissant et disparaissant régulièrement comme une sorte de « coucou » suisse. Non, ce n’était pas admissible.
Le droit à l’assistance de l’avocat étant ici consacré par ce texte, nous devons nous interroger sur son étendue – est-elle suffisante ? – et sur les moyens consacrés à l’exercice de ce droit, donc à cette assistance.
S’agissant de l’étendue, je vous le dis franchement, il me semble que vous méconnaissez grandement la portée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : limiter à la personne placée en garde à vue le droit à l’assistance de l’avocat est trop réducteur.
Je vous renvoie sur ce point à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Salduz contre Turquie du 27 novembre 2008 : « Pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment “concret et effectif” […], il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti – il s’agit d’une traduction de l’anglais, mieux vaudrait dire « satisfait » – dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police. » D’autres décisions disent la même chose.
L’idée profonde et essentielle est que toute personne suspectée d’avoir commis une infraction, qu’elle soit ou non placée en garde à vue, doit pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat, si elle le demande. C’est aussi simple que cela ! Ce principe général, qui ne vaut pas uniquement en cas de garde à vue, même si son respect revêt alors une importance particulière, devrait être consacré au travers de ce projet de loi et régir la procédure pénale ! Le présent texte ne satisfaisant pas à cette exigence fondamentale du procès équitable, il faut le reprendre et aller plus loin.
Au-delà de cet aspect, paradoxe inouï, le projet de loi prévoit la possibilité, pour le ministère public, partie poursuivante, de différer la présence de l’avocat pendant douze heures, voire jusqu’à la vingt-quatrième heure avec l’accord du juge des libertés et de la détention ! Je le redis, ce sont ici les principes du procès équitable qui sont en jeu ! Le 2 octobre 1981, jour dont je conserve un très grand souvenir, j’étais allé à Strasbourg lever les réserves qui privaient les justiciables français du droit de saisir la Commission européenne des droits de l’homme. À partir de ce moment, la jurisprudence que nous savons s’est développée, mais nous nous heurtons encore, des décennies plus tard, à une sorte de pesanteur, de défiance à l’encontre de ce qui constitue le cœur même de la procédure pénale contemporaine : le procès équitable avec l’égalité des armes. J’ajoute que la référence faite par le texte à la nécessité de justifier de « raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l’enquête » pour différer la présence de l’avocat n’apporte pas de garanties à cet égard, car nous savons bien qu’aucun contrôle ne sera possible.
Cela m’amène à la deuxième question clé : celle du contrôle de la garde à vue.
Monsieur le garde des sceaux, vous avez tenu à rappeler – était-ce nécessaire dans cette enceinte ? – que la magistrature, en France, est composée d’une part des magistrats du siège, d’autre part des magistrats du parquet. Ils ont tous la qualité de magistrat, personne ne le conteste, et surtout pas moi : la question n’est pas là !
Le problème – Dieu sait qu’il est complexe ! – est en fait le suivant : alors que l’article 66 de la Constitution dispose que l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle, la Cour européenne des droits de l’homme a dit – sans viser particulièrement la France au départ – que les membres du parquet français ne répondent pas aux critères requis pour pouvoir être considérés comme faisant partie de l’autorité judiciaire.
Ce considérant a un double motif.
Le premier motif est l’absence d’indépendance des magistrats du parquet. Ce n’est pas leur faire offense – j’ai pour eux la plus grande considération ! – que de rappeler que, malheureusement, la Constitution, dans son état actuel, ne leur donne pas, en ce qui concerne leur carrière, leur nomination et leur responsabilité disciplinaire, les garanties dont doit bénéficier tout magistrat. C’est ici non pas l’organisation du parquet qui est en question, mais le statut individuel de ses membres. En définitive, leur carrière dépend de l’exécutif : c’est le fait capital, constamment rappelé par la Cour européenne des droits de l’homme ! Je n’aurai pas, monsieur le garde des sceaux, la cruauté de rappeler le nombre des magistrats du parquet qui ont été nommés par vos prédécesseurs contre l’avis du Conseil supérieur de la magistrature…