Au moment où le pacte entre l’homme, la nature et la technique est brisé à l’autre bout du monde, nous voilà, monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, convoqués pour nous prononcer sur la maîtrise du vivant. Convoqués moins par vous, monsieur le président, que par la science, comme si celle-ci avait besoin de scribes exigeant des prescriptions légales et se retranchant derrière l’autorité des textes pour réaliser la matérialité des pratiques biomédicales actuelles, obérant bien souvent les déplacements anthropologiques que nous opérons au fil des années.
Car, en réalité, il est demandé au législateur de fixer des limites à des pratiques médicales et, du même coup, de consacrer, en les rendant licites, celles qui sont techniquement possibles pour opérer le passage du « tout est possible » au « tout doit être possible ». Or je crains, mes chers collègues, que, quel que soit notre vote, les scientifiques nous disent : « Vous avez juridiquement tort parce que nous avons scientifiquement raison. »
Tort, parce que nombre de scientifiques partagent les propos de Gaston Bachelard selon lesquels l’opinion, que nous représentons, « pense mal » tandis que la science a toujours raison.
Tort, parce que nous ne sommes pas des sachants et qu’en conséquence nous ne pouvons comprendre ce qui se cache et s’exprime sous les termes très savants de méiose, pluripotence, totipotence, cellules souches, cellules germinales ou somatiques… Tort donc, parce que, ne les comprenant pas, nous ne pouvons prendre la mesure de toutes ces techniques. Celles-ci peuvent être facteurs d’amélioration de vie, ce que nous ne pouvons nier, comme nous ne pouvons nier qu’il nous faudra toujours des Pasteur ou des Fleming pour espérer nous arracher à la fatalité de la maladie. Soit, mais jusqu’à quel prix ?
Ce prix, c’est la dignité de l’homme, qui n’est pas négociable. Or, que l’on approuve ou que l’on réprouve ces évolutions, les banaliser et les entériner comme un fait accompli serait, à mon sens, une erreur, car elles instaurent une rupture de sens et d’égalité par rapport à notre condition humaine. Une rupture de sens, puisqu’il s’agit d’opérer une nouvelle conception de l’homme en le confectionnant. Une rupture d’égalité, puisque la science, qui est la servante de la vie et doit l’aider sans la manipuler, sans l’anéantir et sans la détruire, peut aujourd’hui opérer l’inverse. En effet, elle a la capacité de sélectionner l’homme, de le stocker hors du temps et de le détruire.
Elle a la possibilité de sélectionner l’homme, d’abord.
Le dépistage systématique de la trisomie 21, dont le coût est de 100 millions d’euros pour la sécurité sociale, qu’aucun autre pays ne pratique avec un tel souci de performance et qui aboutit de surcroît à la disparition de 700 enfants sains par an en raison de faux positifs, finit par introduire une discrimination entre des êtres humains sur des critères biologiques. Si la décision prise appartient à chacun et est infiniment respectable, il en va tout autrement lorsque médecine et société considèrent d’un même élan qu’une telle pathologie fait partie de ce que l’on ne veut plus voir. C'est la raison pour laquelle je m’étonne, monsieur le rapporteur, que l’on puisse parler de balance bénéfices–risques à ce sujet. Je soutiendrai donc les amendements de Bernadette Dupont.
Le principe de sélection opéré par le diagnostic prénatal est manifeste à travers la technique de l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, comme avec celle du diagnostic préimplantatoire. Dans le premier cas, le généticien choisit de sélectionner le donneur pour l’appareiller au receveur ; dans le deuxième cas, il choisit quel embryon réimplanter.
Aujourd’hui, nous allons passer du diagnostic préimplantatoire à la pérennisation du « bébé-médicament », ce que le Conseil d’État considère comme une double transgression. C’est la raison pour laquelle je vous proposerai un amendement en la matière.
N’opérons-nous pas, dans toutes ces situations, le passage d’une logique aléatoire à une logique de détermination, passage aussi de la réalité du mystère de l’homme à cet homme défini biologiquement à partir d’un certain barème vital et fonctionnel ?
À quoi servent nos belles lois sur l’accessibilité pour les handicapés ? Ce qui constitue l’homme, n’est-ce pas sa capacité d’accueillir et d’aimer, éventuellement au prix de sa propre vie, pour que le plus vulnérable puisse vivre pleinement ?
À partir du moment où le souci de sécurité et le désir démesuré de tout connaître dominent la vie, n’aboutit-on pas à l’inverse, à ce qu’elle soit réduite et dévitalisée, à penser la vie moins comme un don que comme une réalité objectivable, jusqu’à vouloir maîtriser le temps ?
En effet, via la technique, le corps est désormais considéré comme un gisement précieux. Il fait l’objet d’un stockage, avec la cryoconservation du sperme, d’embryons et, demain, d’ovocytes. Nous sommes prêts à autoriser, sans contrepartie éthique, la vitrification ovocytaire alors qu’elle constitue un pas de plus vers une offre de fécondation in vitro qui dépassera de loin les seules indications médicales pour répondre aux demandes individuelles de femmes ménopausées, mais aussi pour la constitution, demain – les chercheurs le savent –, d’embryons anonymes.
De plus, comme le souligne Sylviane Agacinski, dans bon nombre de techniques, c’est toujours le corps de la femme qui se trouve instrumentalisé : un corps qui devient laboratoire, expérimentation, médicament, au profit des laboratoires, voire pour permettre la gestation pour autrui qui conduirait à la légalisation de l’abandon d’enfant.
Un homme est stocké hors du temps puisque la congélation d’embryons à moins 196 degrés a pour effet de suspendre le temps entre la conception et la venue au monde. Ainsi de cette femme de quarante-deux ans donnant naissance en 2010 à un enfant issu d’un embryon congelé depuis vingt ans, donné ensuite pour adoption à un autre couple !
Quelles limites fabriquons-nous ? Pour qui ? Pour quoi ? Pourquoi ces 150 000 embryons surnuméraires ? Ils sont en réalité destinés à la recherche, qui déroge à l’interdiction de créer des embryons pour les travaux des scientifiques en confiant aux seuls parents la responsabilité de fournir les embryons comme objets de recherche. Étrange conception, au regard de nos responsabilités, qui fait des parents soit les promoteurs soit les censeurs de la recherche !
Mais alors, l’embryon humain perdrait-il son droit à la dignité, faute de projet parental ? La personne âgée le perdrait-elle sans un projet filial porté par ses enfants ? Pourquoi, demain, ne pas retirer sa dignité à une personne isolée parce qu’elle n’aurait pas de projet fraternel porté par ses frères en humanité ?
La pratique du surnuméraire, qui va perdurer puisque le projet de loi la pérennise, validera une autorisation systématique de la recherche sur l’embryon, occultant les autres possibilités offertes par la science.
La science nous demande donc de ratifier un débat qu’elle estime avoir tranché. Sachons éviter cet écueil ! C’est la raison pour laquelle je vous proposerai un amendement tendant à limiter le nombre d’embryons surnuméraires.
Enfin, je veux évoquer la capacité de détruire l’être humain pour la recherche.
Sous la pression médiatique, les effets d’annonce occultent bien souvent les réelles avancées de la recherche et de la thérapie cellulaire. Pourquoi cette omerta sur les cellules souches issues du sang de cordon ombilical, alors que nous avons fait la première mondiale en 1987 et que, sans l’impulsion du Sénat, les cellules souches issues du sang de cordon seraient toujours considérées comme un déchet opératoire ?
Pourquoi invoquer toujours la difficulté de les stocker ? Pourquoi ne pas mettre en avant les travaux de nos médecins militaires qui offrent des applications thérapeutiques en cas de risque nucléaire, alors que les cellules souches embryonnaires ne permettent aujourd’hui – les médecins qui sont parmi nous le savent bien – que la modélisation de pathologies réalisables avec des cellules animales et des cellules souches pluripotentes induites ? Pourrions-nous faire comme si celles-ci n’avaient jamais existé ?
Pourrions-nous aussi omettre la récente révolution de nature juridique énoncée le 10 mars par le procureur de la Cour de justice de l’Union européenne ? Celui-ci indique : premièrement, que la notion d’embryon humain s’applique dès le stade de la fécondation à toutes les cellules souches embryonnaires totipotentes, dans la mesure où la caractéristique essentielle de celles-ci est de pouvoir évoluer en un être humain complet ; deuxièmement, qu’une invention doit être exclue de la brevetabilité lorsque la mise en œuvre du procédé technique soumis au brevet utilise des cellules souches embryonnaires dont le prélèvement a impliqué la destruction ou même l’altération de l’embryon.
Allons-nous nous mettre en porte-à-faux avec le droit européen en encourageant le criblage et la modélisation sur les cellules souches embryonnaires, alors que ces techniques, d’une part, n’ont qu’un but industriel et, d’autre part, peuvent être aussi bien faites sur des cellules souches pluripotentes induites ?
C’est la raison pour laquelle je vous proposerai de maintenir l’interdiction de la recherche quand celle-ci porte atteinte à la viabilité et à l’intégrité de l’embryon, car c’est bien ce qui fait une différence fondamentale.
On le voit, mes chers collègues, les développements biomédicaux confèrent à notre responsabilité des dimensions inouïes d’ambiguïté. Par les choix que nous ferons, nous traduirons une vision de l’humanité : soit nous considérons que c’est la science qui crée la vie, et donc que l’homme peut être un produit fabriqué par la science, soit nous considérons que c’est la vie qui crée la science et que la vie est un mystère qui nous dépasse, qui nous est donné et qui se donne, mais que nous voulons, avec notre raison, sans cesse maîtriser en la confectionnant nous-mêmes.
Oui, les avancées de la science doivent être souhaitées et saluées lorsqu’elles servent les êtres humains. Mais oui, ces avancées doivent être combattues lorsqu’elles se servent des êtres humains. C’est sur cette distinction et sur elle seule, mes chers collègues, que nous devons concentrer notre attention pour être parfaitement dans notre rôle de législateur.