Monsieur le président, madame le garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, Michel Debré, s’exprimant devant le Conseil d’État en août 1958, déclarait que le « parlementarisme rationalisé » organise la « collaboration des pouvoirs : un chef de l’État et un Parlement séparés, encadrant un Gouvernement issu du premier et responsable devant le second ; entre eux, un partage des attributions donnant à chacun une semblable importance dans la marche de l’État et assurant les moyens de résoudre les conflits qui sont, dans tout système démocratique, la rançon de la liberté. »
Ces propos expliquent cet ensemble de dispositions nombreuses, minutieuses et complexes que vous connaissez tous.
Plus clair et plus prosaïque, Alain Peyrefitte avouera plus tard : « Cette Constitution a été faite pour gouverner sans majorité. »
Conçue pour porter remède à un système parlementaire assis sur des majorités faibles et changeantes, la Constitution de la Ve République, du fait de la loi électorale puis de son calendrier, des réformes constitutionnelles successives, de l’évolution du système partisan et de la médiatisation de la vie politique, a fonctionné avec des majorités solides, sinon introuvables.
Or, aujourd’hui, les potentialités positives du « parlementarisme rationalisé » sont épuisées ; le « parlementarisme rationalisé » est devenu « parlementarisme lyophilisé ».
En règle générale, le pouvoir politique est tout entier à l’Élysée quand coïncident majorités parlementaire et présidentielle ; en cas de cohabitation, il est partagé entre le Président et le Premier ministre, sorte de maire du palais dont la puissance dépend de la discipline des troupes qui le soutiennent.
Le Parlement, lieu théorique de l’élaboration de la loi, du débat démocratique contradictoire et du contrôle de l’exécutif se satisfait de soutenir, de corriger les fautes de syntaxe et d’enregistrer. La manière dont la majorité aborde ici-même cette révision constitutionnelle, montre, s’il en était besoin, qu’il a pris goût à sa servitude.
Ce projet de loi constitutionnelle modifiera-t-il ces mœurs et rompra-t-il ce faux équilibre ? À l’évidence, non.
D’une part, contrairement à ce que préconisait le comité Balladur, le texte fait volontairement l’impasse sur la question de la loi électorale ; il n’est plus envisagé de proportionnelle à l’Assemblée nationale ni de permettre l’alternance au Sénat. Or, comme on l’a vu, le problème constitutionnel n’est pas séparable de celui du mode de scrutin. L’actuelle Constitution, associée à la proportionnelle d’arrondissement, par exemple, produirait des effets totalement différents.
D’autre part, abstraction faite de dispositions « décoratives », les pouvoirs du Président de la République ne sont en rien réduits par le projet, à peine le champ de ses caprices. Édouard Balladur lui-même en convient, qui déclarait au journal Le Monde : « On ne peut pas dire que, sauf sur quelques points – ce que j’appelle les dispositions « décoratives » –, il y ait une réduction des pouvoirs du Président. »
Vouloir un « rééquilibrage » au profit d’un acteur, le Parlement, sans affaiblir l’autre, le Président, est, par construction, contradictoire. Non seulement les pouvoirs du Président de la République ne seront pas réduits, mais ils seront renforcés. Ils le seront par la possibilité qui lui sera donnée, considérable en démocratie médiatique, de se présenter devant les parlementaires comme le véritable chef du Gouvernement et de la majorité.
Justifier cette mesure par l’exemple des États-Unis est une escroquerie intellectuelle. Je livre à ceux qui en douteraient cette analyse qu’a faite Élisabeth Zoller, professeur à l’université Paris II et directrice du Centre de droit américain, devant la commission des lois. Elle est intéressante : on ne peut être ni plus clair ni plus précis.
« Si le droit de message doit faire du Président français un législateur en chef, la France change de régime […]. Le Président n’est plus, comme son homologue américain, qu’un capitaine, c’est-à-dire un chef d’équipe, en l’occurrence un chef de parti politique, investi du pouvoir de mettre en forme législative le programme de gouvernement pour lequel il a été élu.
« Du coup, les fonctions d’arbitrage du Président n’ont plus de titulaire […]. En tout cas, elles ne sont plus entre les mains d’un arbitre. La phrase clé de la fonction présidentielle – Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics – ne trouve plus de raison d’être dans le jeu institutionnel.
« Le système américain échappe à ce dilemme parce que le Président n’exerce aucune fonction d’arbitrage et, en particulier, il n’a pas le droit de dissolution. Mais ce n’est pas le cas en France.
« Faire du Président un législateur en chef sans diminuer en aucune manière ses pouvoirs existants, c’est-à-dire en maintenant l’intégralité de ses pouvoirs d’arbitrage et sans toucher à ses pouvoirs de direction du travail des assemblées, par gouvernement et Premier ministre interposés, fait verser le régime dans un système consulaire. »
À l’évidence, dans une démocratie médiatique d’opinion, il n’est même pas besoin de baïonnettes pour faire des consuls. On a toujours besoin, cependant, de la complicité des parlementaires !